Commentaire de l’arrêt Franck du 2 déc. 1941 (fait des choses)

Arrêt Franck (chambres réunies le 2 decembre 1941) La responsabilité du fait des choses : Cass. Ch. Réun., 2 déc. 1941

La prise en considération, non seulement du fait personnel mais aussi du fait des choses, élargit considérablement l’éventail des responsabilités. C’est au sujet de la responsabilité du fait des choses plus précisément en ce qui concerne la notion de garde qu’un bouleversement profond s’est produit. Tel est précisément le propos de l’arrêt Franck du 2 décembre 1941 à propos duquel les chambres de la Cour de Cassation se réunirent pour trancher une question de droit majeur.

En l’espèce, la voiture du Dr Franck, confiée à son fils mineur avait été subtilisée pendant la nuit par un individu inconnu. Ce dernier, lors de la même nuit, au volant de cette voiture avait renversé et blessé mortellement, le facteur Connot. En se fondant sur les dispositions de l’article 1384 al 1er, les époux Connot ont assigné le Dr Franck en réparation du préjudice résultant pour eux de la mort de Connot.

Le tribunal (21 janvier 1931) et la Cour de Nancy (10juillet 1931) rejettent l’action en dommages et intérêts formée par les ayants droits de la victime contre le Dr Franck aux motifs que d’une part c’est le voleur qui est gardien donc présumé responsable au titre de l’article 1384 al.1er, et d’autre part, en ce qui concerne 1382, aucune faute ne peut être retenue à la charge du propriétaire de la voiture. C’est pourquoi, voyant leur demande rejetée, les consorts Connot se sont pourvus en Cassation. Le 3 mars 1936, la chambre civile de la cour de Cassation cassa la décision de la cour de Nancy en affirmant que le volé demeurait gardien de sa chose et que comme tel il était frappé de la présomption de responsabilité de l’article 1384 al.1er.

Statuant sur renvoi de la Cour de Besançon, les chambres réunies ont du intervenir, la question étant de savoir si le Dr Franck était gardien de sa voiture au moment de l’accident. Pour pouvoir appliquer l’article 1384 al. 1er (principe général de responsabilité du fait des choses mis en œuvre par l’arrêt Teffaine de 1896), il existe des conditions relatives à la personnes ; c’est pourquoi dans cet arrêt la Cour de Cassation énonce que l’on est responsable des choses que l’on a sous sa garde, ce qui implique que le sur le gardien pèse une responsabilité de plein droit. Confrontées au problème soulevé par l’arrêt, la chambre civile et les chambres réunies ont eu un point de vue différent et ont donc rendu des verdicts opposés (I), mais cette contradiction a permit à l’issue de cette affaire de donner à la garde, une nouvelle définition précise ainsi qu’une nouvelle théorie «matérielle » s’y rattachant (II).

l'arrêt franck en droit des obligations : la responsabilité du fait des choses

I/ La contradiction entre la chambre civile et la Cour de Cassation

Dans l’affaire Franck, la chambre civile (A) et les chambres réunies (B) ont statué de manière totalement dissidente.

(A) L’arrêt de la chambre civile du 3 mars 1936 : «un syllogisme» erroné

Par un arrêt du 3 mars 1936, la chambre civile de la Cour de Cassation cassa la décision de la Cour de Nancy qui envisageait que c’était au voleur, et non au propriétaire de la voiture d’être considéré comme le gardien. Ainsi, la chambre civile affirma que le volé restait gardien de sa chose et que dès lors, il était frappé de la présomption de responsabilité de l’article 1134 al. 1er. Cette présomption, établie par l’arrêt Jand’heur du 13 février 1930, consiste dans le fait que le gardien peut s’exonérer de sa responsabilité par la preuve d’une cause étrangère.

Comme le constatait M. Capitant, l’arrêt de la chambre civile se présente avec la vraisemblable rigueur d’un syllogisme. Effectivement, si l’on analyse plus précisément les motifs de la décision, ils paraissent pouvoir se récapituler dans les trois propositions suivantes : l’article 1384 al. 1er édicte une présomption de responsabilité à la charge du gardien de la chose qui ne peut être combattue que par le cas de force majeure : or le propriétaire d’une chose volée en est légalement le gardien, le vol de cette voiture laissée sur la voie publique ne constituant pas, à défaut d’autres circonstances un cas de force majeure ; donc le propriétaire de la voiture ainsi volée est présumé responsable.

Cette démonstration présentait le danger de presque tous les raisonnements syllogistiques et faisait produire les mêmes effets à la notion de garde et à la notion de propriété : elle appliquait au propriétaire de la voiture volée la rigueur de la présomption de responsabilité qui s’attache au gardien insusceptible d’être combattue si ce n’est par le cas fortuit ou de force majeure.

Si l’on considère la jurisprudence antérieure à l’arrêt Franck, on s’aperçoit qu’il a été jugé le 12 décembre 1933 et le 21 juin 1935 que le propriétaire d’une voiture n’est réputé en avoir juridiquement la garde que jusqu’à preuve contraire, que s’il peut s’en dégager en établissant que, par une circonstance quelconque, il avait au moment du dommage causé par la voiture en l’espèce, cessé d’en être le gardien.

Dans cet arrêt, la chambre civile marque une nouvelle avancée vers la théorie du risque en condamnant le propriétaire à engager sa responsabilité en vertu de l’article 1384 al.1er, «à défaut d’autres circonstances ».

La chambre civile en 1936 décide donc que le propriétaire d’un véhicule volée ne doit être réputé avoir conservé la garde juridique de la voiture et être ainsi présumé responsable que s’il a commis une faute dans la garde ce qui comportait de leur part, l’examen des circonstances de l’usurpation qui lui en a été faite par un tiers ; elle conclue que si cette appropriation indue de l’automobile a eu lieu alors qu’avaient été prises toutes les précautions normales, le propriétaire, en raison de l’absence de toute faute de sa part, ne saurai être considéré comme ayant pu conserver juridiquement une garde à lui enlevée par des circonstances équivalant à un cas de force majeure.

Ce qu’énonce la chambre civile est défavorable aux propriétaires «volés » et donc par conséquent, favorable aux voleurs qui seront exempt de leur responsabilité tant que le propriétaire n’aura pas prouver un cas de force majeure. Peut être que cette solution a été adoptée par rapport à l’impératif social d’indemnisation : en effet c’est le propriétaire de la chose qui est censé être assuré et qui sera à même de fournir la meilleure indemnisation en cas de dommage causé par «sa » chose alors que le voleur par définition a de fortes chances d’être insolvable auquel cas la victime du dommage causé par la chose ne pourra être indemnisée convenablement. Ainsi cette solution apparaît critiquable et c’est pourquoi les chambres réunies de la Cour de Cassation ont statué différemment.

(B) L’arrêt des chambres réunies du 2 décembre 1941 : condamnation de la jurisprudence de la chambre civile

C’est dans des conditions particulières qu’ont du intervenir les chambres réunies (formation de la cour de Cassation aujourd’hui obsolète remplacée par l’assemblée plénière). Sur l’application de 1384 al. 1er, elles donnent raison aux cours d’appel contre la chambre civile : le volé n’est plus gardien parce que «privé de l’usage, de la direction et du contrôle » de sa chose. Les chambres réunies de la Cour de Cassation affirment que celui qui a été dépossédé de sa chose par l’effet du vol, n’en a plus la garde et n’est plus des lors soumis à la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384 al. 1er. Elles n’ajoutent pas que c’est le voleur qui est devenu gardien mais cela est implicitement énoncé par l’arrêt.

En donnant cette solution, les chambres réunies non seulement condamnent la jurisprudence de la chambre civile mais se mettent en conflit avec le conseil d’état qui retient la responsabilité du propriétaire de l’automobile volée tant que celui-ci n’a pas démontré la force majeure.

Grâce à cet arrêt, le «volé » ne pourra plus jamais être poursuivi en vertu de l’article 1384 al. 1er : il n’est plus gardien de sa chose : aucune présomption de responsabilité ne pèse sur lui.

Cet arrêt constitue sans doute «un coup de barre», mais il était nécessaire que la cour de Cassation le donnât car liée par les termes mêmes de l’article 1384 al. 1er, elle ne saurait construire de toutes pièces un nouveau système de responsabilité. Si l’on a pu adapter le texte de 1384 al. 1er aux conditions nouvelles de la vie moderne, il importait qu’une telle adaptation ne s’éloignât pas du fondement même de la responsabilité. Il ne faut pas perdre de vue que l’article 1384 renvoie la responsabilité à la notion de garde de la chose et non à la chose elle-même : on est responsable des dommages causés par une chose que si l’on a effectivement conservé la garde de la chose en l’espèce.

Depuis l’arrêt Teffaine de 1896 et avec l’arrêt Jand’heur, la Cour de Cassation essaie d’étendre le champs d’application de l’article 1384 qui au départ semblait dénué de toute portée normative. L’arrêt Teffaine édictait un principe général de responsabilité du fait des choses et l’arrêt Jand’heur affirmait qu’ «il n’est pas nécessaire que la chose ait un vice inhérent à sa nature et susceptible de causer un dommage… ».

L’arrêt en l’espèce amène une nouvelle précision relative à la personne quant à l’application de l’article 1384 al. 1 concernant la notion de gardien.

II /Portée de l’arrêt

L’arrêt Franck établit une définition juridique de la notion de garde(A) et de ce fait abandonne la théorie de la garde juridique (B).

(A) La définition de la garde

L’arrêt des chambres réunies du 2 décembre 1941 repose principalement sur cette déclaration des juges du fond d’après laquelle le propriétaire «dépossédé de sa voiture par l’effet du vol se trouvait dans l’impossibilité d’exercer sur ladite voiture aucune surveillance » ce dont il retient que ce propriétaire «privé de l’usage, de la direction, et du contrôle de sa voiture n’en avait plus la garde et n’était plus des lors soumis à la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384 al 1er du code civil ».

Par cette décision la Cour de Cassation statuant toutes chambres réunies, donne de la «garde » une définition relativement commode et simultanément tout à fait adaptée à la jurisprudence qui a fondé la théorie de la garde des choses inanimées ainsi qu’à la lettre et à l’esprit des textes du code civil qui augmentent les effets de la garde des personnes (article 1384 al. 4, 5 et 6) ou des animaux.

Ainsi le besoin de la prérogative effective de direction et de surveillance pour définir la garde au sens juridique du terme se dégage depuis longtemps et de plus en plus nettement de la jurisprudence de la Cour de Cassation. Par exemple, la Cour de Cassation a démontré qu’en cas de contrat de location d’un véhicule, sa garde passe pendant toute la durée du contrat du locateur au locataire. De la même façon, le contrat de prêt, n’a pas pour répercussion fatale de transférer la garde du prêteur à l’emprunteur. ; le transfert de la garde ne se réalise que si l’emprunteur gagne une indépendance totale dans la direction de la voiture ; par contre si le prêteur a conservé un droit de direction et de surveillance, il reste gardien de sa chose. Aussi, la chambre civile et chambres des requêtes se sont prononcées dans le sens du maintien en la personne du commettant -il avait confié sa voiture à son préposé- de la qualité juridique de gardien car le commettant qui confie sa voiture à son préposé en vue d’une utilisation rentrant dans l’exercice des fonctions de celui-ci, conserve précisément la possibilité effective de diriger et de surveiller la chose par l’intermédiaire de son employé ; dès lors il peut être considéré comme en ayant juridiquement la garde.

D’après cette jurisprudence, la qualité de gardien n’est liée de façon nécessaire à aucune situation juridique définie. Le propriétaire, le possesseur aussi bien que le détenteur précaire d’une chose peut en être le gardien et vice-versa, on n’est pas nécessairement gardien de la chose parce qu’on est propriétaire, possesseur ou détenteur ; cette qualité dépend uniquement de la possibilité concrète de surveiller et de contrôler la chose.

D’après l’arrêt Franck, le rapport juridique de la garde se caractérise par le pouvoir effectif qu’à une personne de surveiller et de diriger par elle-même ou par l’intermédiaire d’autrui les mouvements d’une chose inanimée ; les conséquences d’un principe aussi net à l’égard de la situation juridique du propriétaire d’une voiture après le vol de celle ci se déduisent d’elles-mêmes ; le propriétaire n ‘a plus en aucune manière la possibilité d’utiliser, de surveiller, ni de diriger la voiture qui lui a été dérobée (déjà il ignore ou elle se trouve et qui l’a volée). Par conséquent, le rapport juridique de la garde entre lui et sa voiture s’est rompu par le fait du vol. Des lors l’obligation d’empêcher la chose de nuire, conséquence essentielle de la qualité juridique de gardien et base de sa responsabilité présumée, ne peut plus contraindre le propriétaire après le vol.

Si l’arrêt Franck énonce une définition précise de la garde, il consacre également la théorie de la garde matérielle

(B) L’abandon de la théorie de la garde juridique au profit de la théorie de la garde matérielle

Des auteurs éminents comme Josserand ou Mazeaud ont développé la thèse de la garde juridique avec une ferveur singulière. Dans cette thèse, il était soutenu que la garde d’une chose ne procédait pas d’une situation purement matérielle mais bien d’un titre juridique appartenant au gardien ; ce titre juridique, ainsi que les obligations et la responsabilité qu’il implique, ne peuvent être transféré de la tête du gardien sur celle d’une autre personne d’un «negotium juris », c’est à dire, un accord de volonté ayant pour objet et pour aboutissement, ce transfert.

Le prétendu dilemme «garde juridique ou garde matérielle » semble trouver une solution dans cet arrêt.

Dans la thèse du pourvoi, la garde d’une chose au sens de l’article 1384 correspond à une notion juridique qui suppose un pouvoir de droit et non un banal pouvoir de fait. Est gardien d’une chose, celui qui a le droit de la garder et qui a par-là même l’obligation de la garder de façon à ce qu’elle n’occasionne point de dommage à autrui. Si un dommage est causé par la chose, la responsabilité en incombera à celui qui titulaire du pouvoir légal de garder, n’a pas exercé ce pouvoir de manière à éviter le dommage. Et le gardien légal n’échappera à cette présomption de responsabilité que s’il prouve que le dommage provient d’un fait qu’il n’a pu ni empêcher, ni prévoir.

Quant à celui qui sans droit exerce sur la chose, un simple pouvoir de fait, si puissant que soit son action sur la chose, il demeure hors de l’application de l’article 1384. Le gardien légal sera généralement le propriétaire qui exercera son pouvoir par lui-même ou par un préposé ; mais le propriétaire à la possibilité de transférer son droit de garde à autrui. Le gardien pourra donc être un commodataire, un dépositaire, un locataire, que par un acte juridique, le propriétaire aura légalement investi du pouvoir de garder la chose.

Dès lors, quand le propriétaire est dépossédé de sa chose par suit d’un vol, le voleur ne saurait être considéré comme gardien, car il n’a sur la choses soustraite, aucun pouvoir légal. Le propriétaire dont le droit demeure intacte, conserve la garde légale de sa chose et il demeure soumis à l’obligation qui constitue la contre partie de ce pouvoir et qui est la présomption de responsabilité de l’article 1384.

La défense par contre rejette la thèse de la garde juridique. Elle se prévaut de l’article : on est responsable du dommage causé par le fait des choses que l’on a sous sa garde. Cette expression «sous sa garde» implique un pouvoir de fait, la possibilité de surveiller ou de diriger la chose de manière qu’elle ne cause point dommage à autrui. Sans doute la garde est une notion juridique mais elle est un fait et il appartiendra au juge de dire si le fait tel qu’il lui ait soumis correspond à la notion juridique comme l’entend la loi.

La défense observe ensuite que la théorie de la garde juridique est contraire à l’esprit de l’article 1384 al. 1er du code civil. La présomption qu’édicte ce texte ne se justifie que si elle se rattache non à la notion abstraite de propriété mais au fait même du gardien. Les arrêts antérieurs à l’arrêt Franck, employaient l’expression «présomption de faute» dont le gardien pouvait s’exonérer en prouvant l’absence de faute.

A qui une faute peut elle être imputée, relativement à la direction et à la conduite de sa chose, au moment ou celle-ci a causé le dommage ? A celui qui avait la chose sous son pouvoir et qui en la dirigeant mieux aurait pu éviter l’accident. A celui-là seul, et non au propriétaire dépossédé, dont le pouvoir sur la chose se trouvait réduit à l’exercice éventuel d’une action en revendication. Dire que la présomption de responsabilité pèsera non sur le voleur mais sur le volé revient à retirer tout fondement à l’article 1384 d’où consécration de la théorie de la garde matérielle.

Cette conception matérielle est défavorable à la victime mais «juste » pour le propriétaire qui ne sera présumé responsable du fait de sa chose malgré sa qualité de propriétaire.

L’abandon de la théorie de la garde juridique a pour conséquence que le lien ne se fait plus entre propriété et garde mais qu’il se fait désormais entre possession et garde. On assiste à une subjectivisation de la notion de la garde car la responsabilité du gardien n’est retenue que s’il a mal exercé ses pouvoirs «d’usage, de contrôle et de surveillance», ce qui ressemble à l’idée de comportement défectueux, ce qui renvoie à la notion de faute.

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