L’abus de droit de propriété

L’ABUS DE DROIT DE PROPRIÉTÉ

Le propriétaire est responsable d’après le droit commun si, par sa faute, il a causé un dommage à autrui, l’exercice légitime du droit de propriété s’arrêtant là où il y a faute. Cette faute est appréciée In Abstracto : on détermine un type idéal de propriétaire soigneux et diligent qui parviendrait à concilier son intérêt individuel avec celui de ses voisins ; on déclarera en faute celui qui ne s’est pas comporté comme ce propriétaire.
Ainsi, le propriétaire est responsable lorsqu’il use de sa propriété, non pas pour son agrément ou son profit personnel, mais uniquement dans l’intention de nuire à son voisin ; le dommage peut être l’effet de l’activité du propriétaire ; il ne saurait jamais en constituer le but. Il y aurait alors abus de droit de propriété.


1) La notion

L’abus de droit est une notion vaste, mais cette notion est née avec le droit de propriété. C’est l’abus de l’exercice du droit de propriété dans les prérogatives conférées par ce droit. Cet abus va porter sur l’USUS.
Hypothèse : quelqu’un chez lui va utiliser ses prérogatives, il va construire ou planter sur son propre terrain. Il y aura abus quand sa manière d’agir va créer une gêne, un préjudice pour son voisin.

-> pour qu’il soit sanctionné on va admettre que c’est pour embêter son voisin. Mais il ne fait qu’exercer son droit. Mais le voisin subit l’exercice des prérogatives du 1er.
-> il y a un conflit entre 2 titulaires de droit absolu. Il faut trouver un équilibre : le voisinage suppose qu’il soit à peu près paisible. On va limiter les prérogatives du 1er, au profit du propriétaire voisin.

Cette conception va évoluer :
– texte à Rome : les digestes : un propriétaire ne peut exercer son droit de propriété pour nuire à autrui ;
– 1558 – 1559 : 2 arrêts du Parlement de Paris ont condamné un propriétaire à rabaisser la hauteur de sa clôture.
– Dans le code civil, on n’a pas spécialement prévu cette situation
à C’est la jurisprudence qui prend la relève de la tradition, en engageant la responsabilité du propriétaire qui exerce abusivement sont droit de propriété.

Doctrine
-> Un arrêt a théorisé cette notion d’abus de droit : Cour de Colmar 2 mai 1855 : le propriétaire avait construit sur sa maison une grosse fausse cheminée pour priver son voisin de lumière. Il avait abusé de son droit. Il a été condamné à la démolir et à des dommages-intérêts.


Dès la 1er moitié du 19e s., la jurisprudence avait déjà tenté de dresser un équilibre, au cas par cas, et avait sanctionné celui qui exerçant son droit de propriété causait un dommage à son voisin.
-> des juristes étaient contre :

– Esmein considérait que dès qu’un droit était exercé dans la limite que la loi trace, cet exercice ne pouvait être illicite quelque soit l’intention de celui qui l’exerce. Cela confère une impunité au propriétaire.
– Planiol : pour lui le droit ne cesse que là où l’abus commence. On ne peut pas parler d’abus de droit. Même si l’idée est juste, la formule est inexacte. Il y a un raccourci de langage : on devrait parler d’abus de l’exercice du droit de propriété. Il faut moraliser les rapports de voisinage.
– Josserand : systématiser les décisions jurisprudentielles a donné un essor à la notion d’abus de droit. Pour lui, il faut que le juge intervienne dans l’intérêt social. Il y a un problème de mise en œuvre : qui va dire que telle personne est dans son droit ?
– Rippert (=/= de Josserand) : est contre l’idée d’un droit fonction : la propriété est un pouvoir, la loi donne un droit pouvoir, le droit civil doit être là pour civiliser la propriété, il doit réfreiner ce penchant de l’âme contre l’absolutisme du pouvoir.

2 conceptions :
– Conception restrictive : Les auteurs modernes ont tendance à retenir un critère psychologique : le caractère de l’abus de droit de propriété est pour eux l’intention de nuire. Mais il faut la prouver. Cette intention de nuire n’est pas facile à constater. Mais il suffit de constater l’inutilité de l’acte et le préjudice causé aux voisins.
– Conception extensive, le critère fonctionnel de Josserand. On va retenir n’importe quelle faute dans le droit de propriété pour retenir l’abus de droit. (et/ou intérêt sérieux et légitime).Le propriétaire n’agit pas comme un propriétaire avisé, placé dans les mêmes circonstances. Ce critère est peu repris dans la jurisprudence


2) Mise en œuvre de la théorie de l’abus du droit de propriété dans la jurisprudence.

C’est un mécanisme de responsabilité civile. Il va falloir constater un dommage (privation de lumière dans une maison, privée d’eau, inondations, effondrement), on rattache ce dommage à l’auteur du dommage c’est-à-dire le propriétaire et on va caractériser la faute de ce propriétaire (intention de nuire ou défaut d’intérêt sérieux légitime).


Arrêts retenant l’abus de droit

– Arrêt Clément Bayard, chambre des requêtes du 3 août 1915: consécration de la conception restrictive

Rendu en période de guerre, cet arrêt a été présenté comme ouvrant largement le contrôle judiciaire de l’exercice de son droit par le propriétaire. Il pouvait être condamné à cesser d’en abuser et à réparer le préjudice causé par son activité passée.
En l’espèce, la construction, en face de la porte du hangar d’où son voisin faisait partir des ballons dirigeables, de deux carcasses en bois d’une hauteur de 16 m, a été considérée comme abusive. La cour de cassation a retenu « que ce dispositif ne présentait pour l’exploitation du terrain (de celui qu’il avait installé) aucune utilité » ; elle a donc admis l’intention de nuire caractéristique de l’abus et a rejeté le pourvoi dirigé contre l’arrêt qui avait alloué une indemnité à l’exploitant des ballons et avait ordonné l’enlèvement des pics métalliques.
La cour a refusé de considérer ces carcasses comme des clôtures. Elles en remplissaient pourtant bien la fonction dès lors qu’elle devait empêcher le survol de la propriété par les ballons. Pour qui admet que la propriété d’un terrain s’étend jusqu’au ciel (article 552), la qualification de clôture paraissait s’imposer.
L’installateur du dispositif avait reconnu que son but était spéculatif. Il cherchait à tirer un bon prix d’une pièce de terre récemment acquise, inutilisable, en augmentant l’intérêt de son voisin à se rendre acquéreur. Les carcasses n’étaient donc pas inutiles et n’avait pas pour but primordial de nuire.
Rejetant cet argument, la cour de cassation laissait paraître sa conception de l’abus du droit de propriété. En premier lieu, cette qualification ne s’applique pas seulement à l’acte préjudiciable au voisin, délibérément accompli sans que son auteur puisse y trouver un intérêt. Dans la régulation des rapports entre les propriétés, le juge s’arroge le pouvoir de sélectionner les utilisations légitimes et d’éliminer les autres. En second lieu, le primat de l’usage, du faire-valoir direct, sur la disposition et la valeur est affirmé. Le dispositif mis en place doit être supprimé parce qu’il ne servait pas à l’exploitation du fond, mais tendait à faire pression sur le voisin pour qu’il en offre un meilleur prix.
Les faiblesses de la motivation de l’arrêt – sur le rejet de la classification de clôture, comme sur l’appréciation de l’absence d’utilité- rendait son destin prévisible. L’abus du droit de propriété a été bien rarement consacré par la suite.

– arrêt de la chambre civile du 20 janvier 1964, affaire du rideau de Fougères :
Il y a abus du droit de propriété lorsqu’un propriétaire établit sur la ligne séparatrice de deux propriétés une cloison opaque sans utilité mais par malveillance pour le voisin.


Arrêts contre l’abus de droit

– arrêt de la 3e chambre civile 1974 : un propriétaire a capté les eaux souterraines tarissant la source d’un propriétaire voisin. Il n’y a pas abus de droit car il n’y a pas intention de nuire et l’inutilité du captage n’a pas été établie
.
– Arrêt de la 3e chambre civile du 8 novembre 2000 : un propriétaire a été exproprié (plusieurs phases). C’était un entrepreneur de travaux publics qui a déchargé des gravats sur son terrain. L’administration furieuse dit que ça lui coûte cher et qu’il abusait du droit de propriété (car encore chez lui). La cour de cassation décide qu’il faut rechercher s’il n’y avait pas motif légitime d’entreposer des gravats chez lui.


3) La limite

Même si il y a intention de nuire, l’abus de propriété est dans certains cas écarté, c’est le cas de l’empiètement d’un voisin, et ce même si l’empiètement est minime. Il n’y a jamais abus : Cour de cassation du 7 juin 1990, 3e chambre civile : « la défense du droit de propriété contre l’empiètement ne saurait dégénérer en abus ».


4) portée de cette théorie

Cette solution a un effet dissuasif : les propriétaires savent qu’elle existe et dès lors cela freine l’idée d’en abuser. Le droit de propriété donne des prérogatives sur les biens mais pas un droit discrétionnaire.
En jurisprudence il y a relativement peu de décisions, une autre théorie jurisprudentielle est mise en œuvre de manière plus facile et a pris le relais dans certains cas.