La phase judiciaire de l’expropriation

L’expropriation pour cause d’utilité publique : la phase judiciaire

C’est nécessairement l’autorité judiciaire qui prend le relai une fois les trois phases administratives réalisées car il est le gardien naturel et exclusif de la propriété privée ; par conséquent, il n’y a que lui qui puisse opérer le transfert de propriété et allouer l’indemnité. Cette compétence exclusive a été rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 25 juillet 1989.

Première section : le juge de l’expropriation

En la matière, c’est l’ordonnance du 23 octobre 1958 qui a complètement modifié l’ordre de juridiction sur ce point : elle créé un juge spécial compétent en matière d’expropriation pour l’ensemble des décisions postérieures à la phase administrative. Ce juge spécialisé existe dans chaque département, il s’agit plus exactement :

  • d’un juge unique en première instance désigné parmi les magistrats du TGI ;
  • au sein des Cours d’appel, il s’agit d’une chambre spécialisée, c’est la chambre de l’expropriation ;
  • au sein de la Cour de cassation, c’est seulement la troisième chambre civile qui est compétente en la matière.

À ses côtés, la loi du 26 juillet 1962 a institué un Commissaire du Gouvernement : c’est le directeur départemental du domaine, c’est une autorité administrative. Son rôle est d’éclairer le juge de l’expropriation sur les questions d’évaluation des biens ; il est supposé être totalement indépendant.

Le problème, c’est qu’il est également représentant de l’Etat, partie au litige, de sorte qu’il intervient aux côtés du représentant de l’expropriant. La question s’est donc posée de savoir si la présence de ce Commissaire du Gouvernement aux côtés du juge de l’expropriation était contraire ou non au droit à un procès équitable protégé par l’article 6§1 de la CESDH.

Le Conseil d’Etat et la Cour de cassation avaient été saisis l’un et l’autre de cette question, et les deux avaient considéré qu’il n’y avait pas violation de l’article 6§1 parce que les parties peuvent répondre aux conclusions du Commissaire du Gouvernement. La CEDH n’a pas eu cette interprétation dans un arrêt du 24 avril 2003 Yvon c./ France, où elle considère que la présence du Commissaire du Gouvernement créé un déséquilibre au détriment de l’exproprié.

La Cour de cassation a immédiatement tiré les conséquences de cet arrêt dans les procédures dans lesquelles elle a considéré que l’intervention du Commissaire du Gouvernement avait été faite de telle sorte qu’elle violait l’article 6§1 ; par la suite, le décret du 13 mai 2005 est intervenu pour renforcer le principe du contradictoire et, notamment, le Commissaire du Gouvernement a maintenant l’obligation de notifier ses conclusions au moins huit jours avant l’audience, et il est obligé de motiver le rejet des chefs d’indemnisation.

Cela n’est pas satisfaisant au regard de l’arrêt car celui-ci est venu dire que par principe, le fait qu’il y ait ce Commissaire du Gouvernement aux côtés du juge de l’expropriation était une violation de l’article 6§1 de la CESDH. Il y a donc toujours incompatibilité avec l’article 6§1 de la CESDH.

Deuxième section : l’ordonnance d’expropriation

Le juge de l’expropriation va devoir adopter l’ordonnance d’expropriation dont l’effet est de provoquer le transfert de propriété.

Le Préfet va saisir le juge de l’expropriation une fois l’arrêté de cessibilité adopté, ce qui ouvre deux possibilités :

  • un accord amiable intervient entre les parties ; dans ce cas là, le juge de l’expropriation n’aura pas à intervenir ;
  • dans le cas contraire, le juge de l’expropriation a un délai de huit jours pour adopter l’ordonnance d’expropriation ; le juge judiciaire va devoir simplement vérifier que l’ensemble des étapes de la phase administrative ont été réalisées, mais il ne peut en aucun cas apprécier leur régularité ou leur opportunité.
  • Dans le cas où un recours a été introduit devant le juge administratif contre la déclaration d’utilité publique au moment où le juge judiciaire est saisi, ce dernier devra surseoir à statuer.

L’effet de l’ordonnance d’expropriation est de provoquer le transfert de propriété à l’expropriant, et il débute au jour de l’ordonnance et non pas de sa notification. Ce transfert de propriété est un transfert juridique qui n’est pas assimilable à un envoi en possession (à une prise de possession) au profit de la personne publique. L’administration n’est pas matériellement en possession du bien car elle n’a pas encore versé l’indemnité.

Cette ordonnance peut faire l’objet d’un recours en cassation dans un délai de quinze jours.

Troisième section : l’indemnité

C’est également le juge judiciaire qui est compétent pour évaluer l’indemnité à laquelle a droit l’administré. Cette compétence se limite à l’indemnité liée au transfert de propriété ; en revanche, si le requérant soulevait également un préjudice lié au déroulement même de la procédure d’expropriation, ce contentieux de la responsabilité relève du juge administratif.

Il peut se faire assister par un notaire pour procéder à une juste évaluation de l’indemnité.

Généralement, l’expropriant va faire connaître à l’exproprié le montant de son offre ; si les parties ne tombent pas d’accord, l’une d’entre elles saisit le juge de l’expropriation, et celui-ci dispose d’un délai de huit jours pour fixer le montant de l’indemnité.

Ce jugement est susceptible d’appel et de cassation.

Le Code de l’expropriation précise que le montant de l’indemnité doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriant ; la date d’évaluation du bien est celle de la date du jugement.

Le Conseil d’Etat a récemment jugé que le Préfet était compétent pour mandater d’office le paiement de l’indemnité due par la personne publique à l’exproprié : c’est l’arrêt du 5 juillet 2010 Angerville.

Quatrième section : les cas particuliers

  • A) La réquisition d’emprise totale

Elle va intervenir dans une hypothèse particulière : l’exproprié n’est pas totalement exproprié de son bien, il n’est frappé que d’une expropriation partielle.

Imaginons le cas où l’exproprié considère que la partie restante du bien devient inutilisable du fait de l’expropriation partielle : il va exiger de l’administration qu’elle l’exproprie totalement, c’est la réquisition d’emprise totale.

Cette demande doit intervenir dans un délai de quinze jours suivant la notification faite par l’expropriant du montant de l’indemnité proposée, et ce sous le contrôle du juge judiciaire.

Le Code de l’expropriation précise que cette demande peut intervenir dans trois cas :

  • en cas d’expropriation partielle d’un immeuble bâti si la partie restante devient inutilisable dans des conditions normales ;
  • en cas d’expropriation partielle d’un terrain nu si la partie restante est inférieure au quart de la superficie totale initiale ;
  • en cas d’expropriation partielle d’une exploitation agricole si elle compromet gravement l’utilité économique de celle-ci.

  • B) La rétrocession du bien

La rétrocession du bien est une demande qui va être faite par l’exproprié au juge judiciaire lorsque l’affectation prévue par la déclaration d’utilité publique n’a pas été réalisée dans le délai de cinq ans.

Il dispose d’un délai de trente ans pour faire cette demande auprès du juge judiciaire. Celui-ci est-il compétent pour interpréter la déclaration d’utilité publique ? Le Tribunal des conflits, dans sa décision du 23 février 2004 Auribeau-sur-Siagnes, retient que le juge judiciaire a une compétence exclusive sur la demande de rétrocession, à l’exception des questions préjudicielles portant sur l’interprétation ou la validité des décisions administratives relatives à l’affectation du bien.

Si le juge judiciaire est saisi d’une demande, mais que pour apprécier si le bien exproprié a bien fait l’objet de l’affectation prévue, une question portant sur l’interprétation de la déclaration d’utilité publique se pose, le juge judiciaire devra surseoir à statuer et renvoyer la question préjudicielle au juge administratif.

C’est normal au regard du principe de dualité juridictionnelle, mais très discutable au regard du principe constitutionnel de la protection de la propriété privée.

Le prix de la rétrocession va comprendre à la fois la restitution du montant de l’indemnité d’expropriation, mais cela comprend également la plus-value liée à la valeur du bien au moment de la demande de rétrocession.

Le premier obstacle à la demande de rétrocession est l‘hypothèse où la personne publique va proroger la déclaration d’utilité publique ou en adopter une nouvelle.

Le second obstacle à la demande de rétrocession est l’hypothèse des réserves foncières : le juge a toujours considéré que la déclaration d’utilité publique avait été adoptée en vue de constituer une réserve foncière ; c’est l’arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 30 septembre 1998 Consorts Motais de Narbonne.

La CEDH n’adopte pas du tout le même raisonnement : selon elle, le fait que l’affectation prévue dans la déclaration d’utilité publique n’ait pas été réalisée pendant un délai long, même si c’est pour une réserve foncière, est constitutif d’une violation du droit au respect de ses biens ; c’est l’arrêt du 2 juillet 2002 Consorts Motais de Narbonne.

La CEDH considère que c’est à propos de l’impossibilité de réaliser une plus-value qu’il y a violation du droit au respect de ses biens, pas parce que le propriétaire a été exproprié, mais parce qu’il a un manque important sur la plus-value liée à l’indemnisation pour expropriation.

La Cour de cassation a réceptionné cette jurisprudence dans deux décisions de la troisième chambre civile des 19 novembre 2008 Payet et 28 janvier 2009 Laurent : en cas de demande de rétrocession d’un bien exproprié pour une réserve foncière, si le délai de réalisation de l’opération est exagérément long, le propriétaire pourra obtenir soit une indemnité réparant le préjudice lié au manque sur la plus-value, soit la rétrocession de son bien.