La responsabilité du fait d’autrui et l’arrêt Blieck

LA RESPONSABILITÉ DU FAIT D’AUTRUI

Article 1384 énumère plusieurs cas de responsabilité du fait d’autrui, il s’agit d’hypothèses où le fait dommageable causé par une personne peut faire naitre une responsabilité à la charge d’une autre. Ainsi, les pères et mères sont responsables du fait de leur enfant mineur, les artisans du fait de leur apprenti ou les commettants du fait de leur préposé. Dans l’esprit des codificateurs l’article 1384 avait pour but de stimuler la vigilance des hommes « chargés du dépôt sacré de l’autorité ».

  • 1 – Présentation générale

On va rechercher les raisons qui justifient qu’une personne soit obligée de réparer les dommages causés par une autre. Cela revient à se poser deux questions: pour et quoi ? Et pourquoi ?

A – Le but de la responsabilité du fait d’autrui

Ce but est un besoin de solidarité avec les victimes qui se traduit par l’impératif d’indemnisation. Il s’agit, ici, d’augmenter leurs chances d’indemnisation parce que, dans le cadre de la responsabilité du fait d’autrui, les personnes qui ont causées le dommage sont souvent insolvables. Dans ces conditions l’absence de responsabilité du fait d’autrui pourrait équivaloir à une absence de réparation pour la victime ce qui explique que les victimes puissent agir contre les personnes responsables du fait d’autrui. En 1804 la responsabilité du fait d’autrui était présentée comme relevant de quelques cas exceptionnels contrairement à la responsabilité pour faute, ils étaient énumérés aux articles 1384 et suivants. Alors qu’aujourd’hui, cette responsabilité constitue un principe général à part entière qui est le pendant du principe général du fait des choses.

B – L’évolution des fondements de la responsabilité du fait d’autrui

Traditionnellement, les cas de responsabilité du fait d’autrui reposaient sur le fondement subjectif d’une faute présumée que cette faute soit due à un défaut de surveillance de la personne ou à un défaut de choix. L’idée était que si autrui causait un dommage, il était concevable de présumer que la personne qui devait et pouvait exercer son autorité avait failli à son obligation d’exercer cette autorité et qu’elle avait donc commis une faute.

Aujourd’hui, tout comme pour la responsabilité du fait des choses, les fondements de la responsabilité du fait d’autrui tendent à s’objectiver. C’est à dire que cette responsabilité apparaît comme la contrepartie d’un pouvoir sur autrui ou du profit tiré de son activité. Le fondement du risque permet d’éclairer les évolutions de la jurisprudence depuis les 90’s. Le fondement objectif n’est véritablement apparu qu’avec l’émergence récente d’un principe général de responsabilité du fait d’autrui. Ce principe général, coexiste, s’articule, englobe des cas particuliers qui tendent de plus en plus à s’harmoniser avec le principe.

  • 2 – Le principe général de responsabilité du fait d’autrui

Le problème de droit tranché par la Jurisprudence s’est posé de la façon suivante: l’article 1384 du Code civil procède-t-il à une énumération exhaustive des différents cas de responsabilité du fait d’autrui ? Ou bien au contraire pose-t-il un principe général dans son alinéa 1 en énonçant que l’on est responsable du dommage « causé par le fait des personnes dont on doit répondre » ? Répondre par l’affirmatif à cette deuxième question c’est reconnaître une valeur normative au premier alinéa de 1384 alors que pour les codificateurs il n’en avait pas. Cela revient à faire, des cas particuliers énoncés aux alinéas 4 et suivants, des applications de ce principe général.

A – Le débat doctrinal

Jusqu’en 1991, la quasi-totalité des auteurs à l’exception de quelques visionnaires, enseignaient que l’article 1384 alinéa 1 ne contenait pas de principe général du fait d’autrui, il se bornait juste à énoncer les hypothèses d’une telle responsabilité régit par les alinéas 4 et suivants. D’ailleurs la Jurisprudence considérait que ces cas étaient limitatifs et même d’interprétation restrictive. Cette opinion avait été critiquée très tôt par le doyen Savatier dans une de ses chroniques « la responsabilité générale du fait des choses que l’on a sous sa garde a-t- elle pour pendant une responsabilité générale du fait des personnes sont on doit répondre ? ».

1 – L’exclusion d’un principe général de responsabilité du fait d’autrui

C’était la thèse longtemps dominante qui avait été soutenue par les frères Mazeaud. Leur opinion s’appuyait sur trois arguments :

a) L’argument exégétique

Cet argument est l’intention des codificateurs. L’argument est alors irréfutable. Dans l’esprit des codificateurs, l’al. 1 de l’art. 1384 n’était rien d’autre qu’un texte de transition qui articulait les hypothèses de responsabilité du fait personnel et les cas de responsabilité du fait des choses et du fait d’autrui.

b) L’argument pragmatique

Leur idée est que l’affirmation d’un principe général de responsabilité du fait d’autrui poserait des difficultés pratiques de mise en œuvre parce que les différents cas spéciaux de responsabilité du fait d’autrui prévus par le Code se caractérisent par leur grande diversité, soit dans leurs fondements, soit dans leur régime. Dans ces conditions, il est difficile de trouver un principe général qui chapoterait tous ces cas particuliers.

c) L’argument « idéologique »

Pour les frères Mazeaud, la reconnaissance d’un tel principe n’apparaissait pas à leurs yeux comme étant imposé par un impératif social d’indemnisation. Ces arguments ont été méthodiquement contestés par Savatier.

2 – La nécessité d’un tel principe général

On peut dire que la thèse de Savatier s’inscrit dans le courant indemnitaire qui anime le droit de la responsabilité civile. Selon lui, l’évolution de la responsabilité doit inéluctablement conduire à admettre qu’elle joue de plein droit pour le fait d’autrui. Savatier en déduit que lorsqu’une personne cause un dommage dans des circonstances qui ne permettent pas de déclencher les cas spéciaux de responsabilité d’autrui, il faut « impérieusement que quelqu’un réponde de lui », il préconise alors un principe général de responsabilité du fait d’autrui. A l’appui de cette affirmation, Savatier va adresser ses critiques aux arguments de frères Mazeaud.

a) Argument exégétique

Il s’agit de l’argument selon lequel l’al. 1 ne constitue qu’une formule de style. Selon Savatier, cet argument peut être combattu par un argument d’analogie. La jurisprudence, malgré l’intention des codificateurs, a créé à partir de ce texte un principe général de responsabilité du fait des choses. Par conséquent, rien ne s’oppose à ce que la jurisprudence soit créatrice pour le fait d’autrui comme pour le fait des choses.

b) Argument pragmatique

Savatier répond que la diversité qui caractérise la responsabilité du fait d’autrui ne s’oppose pas à la reconnaissance d’un principe général de responsabilité du fait d’autrui. Il s’appuie encore sur l’analogie. La variété de régimes des cas spéciaux de responsabilité du fait des choses, régit par des textes particuliers, n’a pas empêché l’admission d’un principe général de responsabilité du fait des choses.

c) Réponse au troisième argument

L’évolution sociale justifie la création d’un tel principe. En effet, l’éducation des mineurs, le traitement des malades mentaux ou encore la répression des délinquants se caractérisent par une liberté de plus en plus grande. Or, cette liberté engendre des risques accrus pour les tiers, risques qui justifient une extension responsabilité de la même façon que le développement du machinisme avait en son temps entrainé l’émergence d’un principe général de responsabilité du fait des choses.

B – La solution jurisprudentielle

Pendant longtemps, la jurisprudence a refusé d’admettre l’existence d’un principe général de responsabilité du fait d’autrui, à l’exception de quelques décisions de juges du fond. La jurisprudence admettait donc que la liste des personnes qui répondent du dommage causé par une autre était une liste limitative. Par conséquent, pour engager la responsabilité d’une personne en dehors des cas légaux prévus par 1384 et suivants, il fallait prouver sa faute et donc revenir à sa responsabilité du fait personnel. En 1991, un revirement de jurisprudence consacre le principe de responsabilité du fait d’autrui en laissant plusieurs incertitudes quant à son régime et à son domaine.

1 – L’affirmation du principe général de responsabilité du fait d’autrui

Ce principe a été posé par un arrêt de l’Assemblée plénière du 29 mars 1991, Blieck, qui constitue un important revirement de jurisprudence.

  • Le sens clair de l’arrêt Blieck

L’affaire concernait un handicapé mental qui avait été placé dans un centre d’aide par le travail qui accordait à ses patients une totale liberté de circulation. Profitant de cette liberté, ce handicapé a mis le feu à une forêt et les propriétaires ont alors agit en réparation contre l’association qui gérait le centre et son assureur. En première instance, les juges ont retenu la responsabilité personnelle de l’association sur le fondement de l’art. 1383. La Cour d’Appel a décidé que la liberté laissée au handicapé était exclusive d’une faute de surveillance de sa part et pourtant, la Cour d’Appel a tout de même retenu la responsabilité de l’association sur le fondement de l’art. 1384 al. 1 qui édicte, selon elle, le principe d’une présomption de responsabilité du fait des personnes dont on doit répondre. Un pourvoi est formé, reprochant à l’arrêt d’avoir inventé un pareil principe alors qu’il n’y a de responsabilité du fait d’autrui que dans les cas reconnus par la loi. L’Assemblée plénière rejette le pourvoi et pour se faire, elle relève que les juges du fond avaient constaté que l’association avait accepté « la charge d’organiser et de contrôler, à titre permanent, le mode de vie de l’auteur du dommage » et que par conséquent, elle devait répondre de celui-ci au sens de l’art. 1384 al. 1. Le sens de l’arrêt Blieck est clair, la Cour de Cassation considère que les cas de responsabilité du fait d’autrui énumérés par l’art. 1384 al. 4 et s. ne sont pas limitatifs et donc qu’une personne peut être responsable du dommage causée par une autre dont elle répond sur le seul fondement de l’alinéa 1er.

  • La portée discutée de l’arrêt Blieck

Cet arrêt n’est pas un arrêt de principe. Il se distingue de l’arrêt d’espèce qui est très lié à l’espèce. L’arrêt de principe contient un attendu de principe.

La motivation de l’arrêt Blieck sert de très près les faits de l’espèce. Ce qui était sûr à la lecture de cet arrêt est la reconnaissance de la valeur normative de 1384 al. 1. La question de sa portée consistait à savoir si cet arrêt créait un nouveau principe de responsabilité ou un nouveau cas de responsabilité du fait d’autrui. Pour certains auteurs, tel que Ghestin, cet arrêt consacre un principe général de responsabilité du fait d’autrui. Pour d’autres, il valait mieux être plus réservé compte tenu de la motivation de celui-ci.

  • Les suites de l’arrêt Blieck
  • Une confirmation: arrêt de la 2ème civ., 9 décembre 1999 qui a retenu la responsabilité d’une association chargée « d’organiser et de contrôler, à titre permanent, la vie du mineur ».
  • Une extension: cette extension se fait de deux manières. La première est l’admission de nouvelles application de la responsabilité du fait d’autrui avec 3 arrêts du 22 mai 1995 qui ont posé la responsabilité d’une commune pour le fait de squatteurs qui occupaient un immeuble appartenant à la commune en raison d’un incendie qui s’était propagé à l’immeuble voisin. La Cour de Cassation retient la responsabilité du fait d’autrui de la commune. Elle a également posé la responsabilité de clubs sportifs pour le fait de joueurs affiliés à ces clubs qui dans une bagarre ou dans le cadre de la compétition sportive avaient tué ou blessé un membre du club adverse. Un arrêt de la 2ème chambre civile, du 12 décembre 2002 a retenu la responsabilité du plein droit d’une association pour le fait d’une majorette qui, dans un défilé, en avait blessé une autre avec son bâton.

La seconde est l’allègement des conditions de la jurisprudence Blieck. En premier lieu, dans ces nouvelles applications, la responsabilité du fait d’autrui est retenue sans que soient remplis les conditions posées par la jurisprudence Blieck c’est-à-dire le pouvoir d’organiser le mode de vie de la personne et la permanence du contrôle.

En deuxième lieu, certaines de ces applications nouvelles ne sont pas fondées sur un devoir de contrôle lié à l’état physique ou mental de la personne. Dans l’arrêt de la majorette, la Cour de Cassation va plus loin que dans les arrêts des clubs sportifs puisque le dommage n’était pas dû à des violences volontaires. En outre, l’arrêt précise que la responsabilité de l’association peut être admise « sans avoir à tenir compte de la dangerosité potentielle de l’activité » dès lors qu’elle « avait pour mission d’organiser, de diriger et de contrôler l’activité de ses membres au cours du défilé ». Cet assouplissement jurisprudentiel a engendré une crainte dans la doctrine qui n’est pas sans rappeler celle qu’elle avait eue au moment où se développait la responsabilité du fait des choses. La crainte était celle des velléités d’extension de cette responsabilité qui risque de se révéler considérable. Ces craintes se sont révélées infondées parce que la jurisprudence a su délimiter la responsabilité du fait d’autrui.

  • Une limite à la jurisprudence Blieck: les dernières évolutions jurisprudentielles sont plutôt de nature à montrer que la jurisprudence est capable de canaliser le principe qu’elle fait émerger.

L’ajout d’une condition supplémentaire pour la responsabilité des associations sportives, depuis les arrêts de 1995, avec la possibilité de voir leur responsabilité engagée du fait d’un de leur membre ayant causé un dommage à autrui. Mais pour cela, il faut qu’il ait commis une faute caractérisée par la violation des règles du jeu. Cette solution a été répétée à plusieurs reprises : 2ème chambre civile, 20 novembre 2003.

La limitation du domaine de ce principe : ce principe n’est en effet pas applicable à un syndicat professionnel pour les dommages causés par ses membres (2ème chambre civile, 22 octobre 2006). « Un syndicat n’ayant ni pour objet ni pour mission d’organiser, de diriger et de contrôler l’activité de ses adhérents au court de mouvements ou manifestations auxquels ses derniers participent, les fautes commises personnellement par ceux-ci n’engagent pas la responsabilité de plein droit du syndicat auquel ils appartiennent ».

Depuis l’arrêt Blieck, la jurisprudence sur la responsabilité du fait d’autrui peut se fonder sur le fondement du risque, que ce soit le risque-crée par le fait d’avoir pris en charge une personne faisant conduire à autrui des dangers particuliers. Pour certains auteurs, c’était le domaine raisonnable du principe de responsabilité du fait d’autrui mais la jurisprudence est allée plus loin en consacrant également l’idée de risque-profit au sens où la responsabilité du fait d’autrui peut apparaitre comme la contrepartie d’un pouvoir de nature économique et/ou du profit tiré de la responsabilité du fait d’autrui. De manière plus englobante aujourd’hui, on parle de plus en plus de risque social lié à l’activité des personnes que l’on a sous sa garde.

Les propositions de réforme du droit de la responsabilité civile & le principe général de la responsabilité du fait d’autrui : la proposition faite au Sénat pose un principe général de responsabilité assez audacieux car ne se référant pas à la faute et le pose à l’art. 1382 modifié : « tout fait quelconque de l’homme (…) qui cause à autrui un dommage oblige son auteur à le réparer ». Aux articles 1386-7 à 1396-10, cette proposition énumère les cas particuliers de responsabilité du fait d’autrui. Il n’y a pas de principe général de responsabilité du fait d’autrui mais un principe général de responsabilité auquel la responsabilité du fait d’autrui peut se raccrocher. La proposition Terré pose un principe général de responsabilité fondé sur la faute qui semble constituer le droit commun : art. 1 al. 2 qui énonce « tout fait qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». L’alinéa 3: « en l’absence de faute la même obligation de réparation ne nait que dans les cas et aux conditions déterminées par la loi ». C’est à dire que tout ce qui n’est pas responsabilité pour faute, est une exception. Par voie de conséquence cela exclu clairement un possible principe général de responsabilité du fait d’autrui qui se trouve reléguée au rang d’exception. L’article 13 semble confirmer cela puisqu’il dit qu’on ne répond du dommage causé par autrui que dans les cas et aux conditions déterminées par la loi ».

2 – Le régime de la responsabilité générale du fait d’autrui

a) l’affirmation de la responsabilité de plein droit

L’arrêt chambre criminelle, 26 mars 1997, Notre Dame des flots précise ce régime puisqu’il énonce que « les personnes tenues de répondre du fait d’autrui au sens de l’article 1384 alinéa 1 ne peuvent s’exonérer de la responsabilité de plein droit résultant de ce texte en démontrant qu’elles n’ont commis aucune faute ». Il s’agit d’une responsabilité sans faute avec des causes d’exonération limitées. Il en résulte que la preuve de l’absence de faute ne permet pas eu défendeur de s’exonérer de sa responsabilité du fait d’autrui. D’autre part, seule la preuve d’une cause étrangère présente les caractères de la force majeure.

La justification de cette solution a été donnée par le magistrat qui a fait les conclusions de cet arrêt à la Cour de cassation: Desportes. Il nous dit qu’il y a une unité de texte entre la responsabilité du fait des choses et la responsabilité du fait d’autrui. Il doit donc avoir unité de régime pour ces deux responsabilités. Les tentatives de limiter le domaine de la responsabilité du fait des choses en fonction de la nature de la chose se sont heurtées à des difficultés pratiques et n’ont pas été suivies par la Cour de cassation d’où le refus de procéder à des distinctions entre personnes dangereuses ou non. Cette dualité de régime avait été proposée notamment par Geneviève Viney pour limiter le domaine de la responsabilité du fait d’autrui. Cette distinction-là est écartée par la Jurisprudence de Notre Dame des Flots.

b) l’exigence d’une faute de l’auteur du dommage

Contrairement à la solution retenue dans la responsabilité des pères et mères (arrêt Levert de l’Assemblée Plénière, 13 décembre 2002), la jurisprudence exige une faute de l’auteur du dommage pour engager la responsabilité générale du fait d’autrui fondée sur 1384 alinéa 1. Par exemple, 2ème chambre civile, 20 novembre 2003 et 13 janvier 2005 à propose de la responsabilité d’associations sportives.

Conclusion

En quelques années la responsabilité du fait d’autrui s’est vue érigée en principe général doté d’un régime général de responsabilité objective. L’évolution de la responsabilité du fait des choses qui s’est faite sur plusieurs décennies a manifestement ouvert la voie et faciliter cette émergence du principe général de responsabilité du fait d’autrui. Cette mutation a produit des effets retour sur les cas spéciaux.