Les obligations en ancien droit romain

LE TRÈS ANCIEN DROIT ROMAIN

Cette période la plus ancienne du droit romain est évidemment très difficile ou même quasi impossible à étudier sereinement, tant les sources fiables sont limitées, d’où l’importance des controverses doctrinales dans lesquelles il n’est pas question d’entrer. Deux sections dans ce chapitre, l’une consacrée à une question qui a autrefois fait couler beaucoup d’encre : les obligations délictuelles sont-elles ou non les premières à être apparues ?

Nous verrons ensuite non pas tous les « contrats » dont on a pu retrouver l’existence, car certaines formes d’engagement se retrouveront modifiées à l’époque suivante, et cela nous exposerait à des redites, mais seulement l’un d’entre eux, le plus connu, qui va disparaître avant le début de l’époque classique, il s’agit du nexum.

Liste des cours relatifs à l’histoire du droit des obligations

Section I La controverse sur l’antériorité des obligations délictuelles

Je ne l’ai pas évoquée dans le chapitre préliminaire, quand j’ai parlé de l’analyse faite par les pandectistes allemands des deux éléments que sont la Schuld et la Haftung (la dette et la contrainte)

  • I Position du problème

L’une des conséquences que les Pandectistes tiraient de cette théorie était précisément l’antériorité chronologique des obligations délictuelles par rapport aux obligations contractuelles, et cette question est tellement célèbre qu’on ne peut pas ne pas l’évoquer, d’autant qu’elle a largement débordé les civilistes allemands du XIXe s. : en effet, elle avait de nombreux partisans chez les romanistes européens encore au milieu du XXe s. Selon ces auteurs, si la dette et la contrainte sont toutes deux présentes et inséparables dans nos droits modernes (sauf hypothèses particulières comme les obligations naturelles ou l’engagement de la caution comme on l’a dit précédemment), il n’en a pas toujours été ainsi : historiquement, disaient-ils, les deux éléments étaient séparés, ils étaient même totalement distincts, de telle sorte que l’individu qui avait à exercer un devoir n’était pas celui sur qui pesait la contrainte. Quel était le schéma explicatif ?

  • II Le lointain passé

Dans les premiers temps de Rome, il n’y avait pas de contrats, l’économie était dans un stade trop rudimentaire (économie domestique autarcique), les quelques relations d’affaires existant entre les individus se faisaient instantanément au comptant, ou même sous la forme de troc. En revanche, les individus commettaient des délits, et s’appliquait alors le système de la vengeance privée : l’effet direct du délit était de mettre le coupable en situation d’engagement à l’égard de la victime ou de sa famille : elles avaient un droit sur le corps du délinquant, qui était à leur merci ; en somme, nous avons là une Haftung alors qu’il n’ y avait pas de Schuld. Puis ce système de la vengeance privée a été adouci par la possibilité de racheter la vengeance, le coupable payant, si la victime ou sa famille y consentaient, une compensation pécuniaire, que de nombreux auteurs appellent en fait une rançon : c’est donc l’apparition ici de la Schuld, le délinquant devenant le débiteur de la victime jusqu’au paiement de la composition, mais tant qu’elle n’est pas payée, l’offensé continue à tenir le coupable à sa merci et conserve donc sur lui la Haftung. Mais il ne faudrait pas croire que pour ces auteurs, Schuld et Haftung avaient de ce fait fusionné, comme dans les droits modernes ; ils se sont en réalité simplement superposés, restant toujours distincts. Et pour le comprendre, il faut faire intervenir une constatation faite par ces auteurs : l’idée que le délinquant ne s’acquittait pas toujours immédiatement de la composition, mais qu’il il obtenait sa mise en liberté en fournissant un otage qui le remplaçait dans la prison du créancier en attendant que le paiement soit complètement effectué ; le délinquant était donc bien le débiteur (Schuld) mais l’otage supportait la contrainte (Haftung) engendrée par le délit.

  • III L’évolution ultérieure

Par la suite, est intervenu un nouveau progrès : des garants auraient été substitués aux otages, c’est-à-dire que la victime, au lieu de se faire livrer immédiatement des otages, acceptait d’obtenir l’engagement de répondants, qui s’exposaient à la mainmise corporelle si le délinquant-débiteur ne payait pas. Ultérieurement encore, quand les rapports d’affaires se furent généralisés avec l’évolution de la société, les contrats furent organisés selon le même modèle : le débiteur ne se soumettait pas lui-même à la contrainte, mais fournissait des garants qui subissaient la mainmise du créancier si la dette n’était pas acquittée. Et finalement, est intervenue la dernière étape de cette évolution : le débiteur a pu être lui-même son propre garant, en s’exposant donc personnellement aux rigueurs de la contrainte s’il n’exécutait pas. On est donc à ce stade très proche de la notion moderne de l’obligation puisque l’on a un acte unique qui engendre à la fois la dette et la contrainte, et elles sont supportées par la même personne. Voici donc résumée cette théorie qui a fait couler beaucoup d’encre, qui a suscité beaucoup de critiques.

  • IV Analyse critique

Sans entrer dans les détails, on ne peut que relever le caractère abstrait de l’analyse, pour ne pas dire fantaisistes, qui n’est au fond qu’une vue de l’esprit, une reconstruction artificielle du passé sans aucun indice réel : bien au contraire, le thème d’une économie domestique totalement repliée sur elle-même est très contestable, car les découvertes archéologiques ont bien montré qu’il existait des échanges depuis la plus haute antiquité dans le Latium. D’autres auteurs ont pris strictement le contrepied de cette théorie en prônant l’antériorité des obligations contractuelles, les obligations délictuelles ayant été calquées sur elles. Je conclurai donc en disant qu’il est impossible d’avoir une certitude en ce domaine, et si j’ai choisi de commencer par les obligations contractuelles, c’est pour des raisons de commodité, parce qu’il y a beaucoup plus de choses à dire.

Section II Le nexum

Il s’agit d’une forme très ancienne de prêt à intérêt, où le débiteur engage littéralement sa personne pour garantir l’exécution de sa dette.

  • I L’opération et ses effets

Le nexum est un acte formaliste, réalisé per aes et libram (par l’airain et la balance) et complété par une déclaration solennelle (la nuncupatio) faite par le créancier. Acte formaliste, cela signifie que si les formalités requises ne sont pas accomplies, l’acte est inexistant. Comment les choses se passaient-elles ? Le créancier en présence de cinq témoins, tous citoyens romains, et d’un libripens (porteur de balance), remettait au débiteur un lingot d’airain (= bronze, aes en latin) après en avoir frappé la balance. Le lingot ne correspond pas au montant du prêt, il s’agit d’un symbole, il représente la somme prêtée et sans doute aussi les intérêts. Le créancier, d’après ce que l’on pense, déclarait ensuite solennellement que le débiteur lui était lié (nexus, du verbe nectere) par cet airain et cette balance ; et le terme n’était pas trop fort, parce que si l’intéressé ne remboursait pas le capital prêté et les intérêts au terme prévu, il était enchaîné dans la prison domestique du créancier et contraint à travailler comme un esclave jusqu’au paiement de la dette. Tout cela serait bien simple s’il ne s’était pas élevé une controverse sur le nexum, controverse entre les romanistes modernes, mais controverse aussi qui existait au tout début de l’époque classique, à une époque précisément où le nexum tendait à disparaître. La question qui s’est posée peut se résumer ainsi : le nexum est-il vraiment un contrat générateur d’obligation, comme j’ai eu tendance à le dire, ou ne peut-on pas l’analyser autrement ? Certains ont pensé que l’effet du nexum était simplement de créer une puissance au profit du créancier sur la personne du débiteur, celui-ci s’offrant comme garant sur son propre corps de la dette qu’il avait contractée ; par le nexum, il entrait immédiatement sous la mainmise du créancier, il était à sa merci, mais celui-ci ne l’enchaînait que si la dette n’était pas payée à l’échéance prévue. Cette controverse n’est pas close, et il est inutile de s’y appesantir davantage, et pour ma part je préfère la thèse du nexum-contrat.

  • II La disparition du nexum

Quoi qu’il en soit, le nexum a fini par disparaître, et cette disparition s’inscrit dans le cadre des troubles politiques et sociaux qui ont marqué les deux premiers siècles de la République, avec le conflit du patriciat et de la plèbe. En effet, tel que nos sources nous présentent la question, il semble que de nombreux plébéiens se trouvaient dans l’impossibilité de payer leur dette et subissaient donc toutes les rigueurs de la contrainte du créancier. En 326 av. J.-C., la loi Poetelia Papiria, sans supprimer le nexum, allait améliorer considérablement la situation des nexi. Ils étaient libérés à condition qu’ils jurent qu’ils n’avaient aucune ressource pour désintéresser leur créancier. Et pour l’avenir, la loi décidait qu’il était désormais interdit de placer le corps du débiteur en servitude, seuls ses biens pouvaient répondre de sa dette. On ne peut manquer d’être frappé par la symétrie existant entre cette abolition et celle réalisée par Solon, le législateur prestigieux d’Athènes au début du VIe s. av. J.-C. qui avait obtenu en 594 un archontat extraordinaire pour mettre fin à la crise qui avait engendré des troubles sociaux : la servitude pour dettes était un fléau endémique à Athènes, et Solon l’avait abolie. Mais revenons à Rome au IVe s. av. J.-C. : devenu trop « doux » et donc moins efficace, le nexum finit par disparaître, il semble avoir encore survécu encore au milieu du IIe s. av. J.-C., comme le montre une controverse qui s’était élevée entre des jurisconsultes, mais on n’en a plus trace après, et Gaius au IIe s. ap. J.-C. n’en souffle mot.

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