Les limites à l’exercice du pouvoir politique

La limitation de l’exercice du pouvoir politique

Limiter le pouvoir politique, c’est fixer des bornes à la capacité, que l’on reconnaît aux gouvernants, d’organiser la société. Les démocraties occidentales mettent œuvre trois séries de techniques, qui vont s’emboîter les unes aux autres.


Cette dépersonnalisation consiste en dissocier la personne des titulaires du pouvoir, du pouvoir lui-même. Cette dépersonnalisation est réalisée, grâce à la notion d’Institution ; l’application de la théorie de l’Institution à l’Etat va se traduire par l’attribution d’un statut juridique à l’Etat : la Constitution. Cette Constitution doit permettre à l’Etat d’exister mais aussi de le limiter.


I – L’Institution comme technique de dépersonnalisation du pouvoir

Georges Burdeau : « L’Etat c’est le pouvoir institutionnalisé »
Avoir du pouvoir, c’est être capable d’imposer sa propre volonté sur celle des autres.

Chantebout : « Avoir du pouvoir politique, c’est être capable d’organiser la société en fonction des fins qu’on lui suppose »
Cette définition vaut aussi bien pour les sociétés « avancées » que pour les sociétés primitives. Dans cette dernière, le pouvoir s’incarne dans le chef, qui est chef parce qu’il est le plus fort : il impose sa volonté aux autres membres du groupe. Dans ce cas précis, le pouvoir est personnifié.
Or, si l’on observe l’évolution de la société primitive, on constate que, progressivement, les gouvernés ont une cherché une forme d’expression du pouvoir politique, qui permette de remédier aux inconvénients de la personnification de ce pouvoir : on en vient à l’idée, que le pouvoir doit avoir son siège dans une entité abstraite dépersonnalisée, autrement dit, dans une Institution.
Cette théorie vient du juriste Maurice Hauriou : c’est un des pères du droit public français. Dans son Traité constitutionnel, de 1925, il dit :
« L’Institution est une organisation sociale créée par un pouvoir, qui dure parce qu’elle contient une idée fondamentale acceptée par la majorité des membres du groupe »


A la base de tout groupement humain, la théorie de l’Institution identifie 3 choses :

• une volonté politique collective : c’est l’idée d’un projet de société à réaliser en commun et d’intérêts communs à défendre

• adhésion de l’ensemble des membres à ce projet : pour que cette volonté collective se concrétise, il faut l’adhésion de tous les membres ; ils vont acquérir l’esprit de corps, qui rejoint la notion de « nation ». Par conséquent, ils vont affecter à la réalisation de ce projet politique, un certain nombre de moyens qui vont permettre à l’Institution de fonctionner

• désignation d’organes chargés de les représenter : le but de ces organes est de faire fonctionner le système suivant certaines règles ; ils forment alors un statut juridique qui regroupe l’ensemble des règles qui régissent le fonctionnement de l’Institution

Les fonctions des gouvernants sont fixés dans le statut juridique de l’Etat : la Constitution.

II – La Constitution comme statut juridique de l’Etat


L’Etat n’est qu’une Institution et qu’une personne morale. Or, il n’y a pas de personnes morales sans statut juridique. Celui de l’Etat est la Constitution.

a) La forme de la Constitution

Jusqu’à la fin du XVIII° siècle, toutes les Constitutions étatiques étaient issues de la coutume et non par un texte rationnel.

L’Ancien Régime connaissait une notion proche à celle de Constitution : les lois fondamentales du royaume. Ces lois viennent limiter les prérogatives du souverain : elles constituent une préfiguration, dès le XVI° siècle, du passage de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle, au XVIII° siècle.
Ces lois présentent une particularité : contrairement aux autres lois en vigueur dans le royaume, elles ne peuvent pas être changées par le Roi, car elles sont intangibles. C’est par exemple :

• l’inaniélabilité de la couronne : le Roi ne peut pas vendre une partie de son domaine

• la loi salique : le pouvoir royal se transmet aux seuls enfants mâles par ordre de primogéniture

• l’obligation pour le Roi d’être de religion catholique : Henri IV était protestant et quand il a pu accéder au trône, il aurait dit : « Paris vaut bien une messe »

• la division du corps en trois membres : c’est la noblesse, le clergé et le tiers-état

A l’époque, toutes les Constitutions étaient coutumières, mais aujourd’hui, c’est l’inverse. La première Constitution écrite est apparue aux Etats-Unis, dans l’Etat de Virginie en 1176. Ensuite vint la Constitution américaine en 1787, puis la France et la Pologne en 1791. Ce mouvement s’est dorénavant généralisé, mais la Grande-Bretagne fait figure d’exception : elle dispose encore d’une Constitution coutumière.
Il existe cependant 4 textes écrits, « des îlots épars dans un océan de coutumes » :

• premier texte (XIII° siècle) : c’est « la Grande Charte de Jean sans Terre » lors de la défaite de Bouvines ; c’est la naissance de la monarchie démocratique :
« Le Roi reconnaît le rôle politique du Parlement britannique »

• deuxième texte (1689) : c’est « The Bill of Rights » qui établit une certaine garantie de la liberté de la personne ; ainsi, on ne peut pas emprisonner quelqu’un sans passer devant un juge

• troisième texte (1701) : c’est un acte d’établissement qui règles les problèmes de succession au trône

• quatrième texte (1911 – 1949) : c’est « The Parliement Act » qui règles le pouvoir des deux chambres, celle commune et celle des Lords

Cependant, le fondement reste coutumier. Les Constitutions écrites même les plus détaillées ne peuvent pas tout prévoir.
Ex : la Constitution du Brésil fait 350 pages
Souvent, les Constitutions écrites comportent des dispositions imprécises, d’où la nécessité de pouvoir les réviser, soit en les modifiant, en les complétant ou en les précisant. Il est nécessaire de les faire évoluer pour les adapter au contexte politique.

Il existe une deuxième distinction :

• les constitutions souples : ce sont celles qui peuvent être modifiées selon les mêmes procédures que pour l’adoption d’une loi ordinaire ; elles sont facilement révisables par la volonté du Parlement.
Lorsqu’une Constitution es souple, l’affirmation selon laquelle la Constitution est supérieure à la loi ordinaire n’a plus aucun sens.
On trouve cette caractéristique dans très peu de pays.
Ex : la Grande-Bretagne, Israël, la Nouvelle-Zélande
La trop grande souplesse d’une Constitution est dangereuse pour les droits fondamentaux des citoyens, car cela revient à faire plier la norme fondamentale devant la majorité politique du moment, qui occupe le Parlement : ce n’est plus un rempart contre l’arbitraire

• les constitutions rigides : ce sont celles qui ne peuvent être modifiées que selon des formes et des procédures particulières, plus difficiles à mettre en œuvre que pour l’adoption des lois ordinaires (Art. 89 de la Constitution).
Cette rigidité marque la supériorité de la Constitution sur la Loi

Ainsi, une Constitution rigide est plus protectrice des individus qu’une Constitution souple.


On peut encore faire une troisième distinction :

• Constitution au sens matériel du terme : c’est celle qui s’attache au contenu, aux matières constitutionnelles par leur objet ; on distingue 3 séries de matières constitutionnelles :
— l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics
— les normes applicables à un système politique donné : le processus pour faire les lois et les révisions
— les garanties des droits fondamentaux des citoyens

• Constitution au sens formel du terme : c’est celle qui s’attache aux procédures, aux formes constitutionnelles ; pour cela, il faut être en présence d’un texte de forme solennel qui rassemble un certain nombre de dispositions considérées comme essentielles pour le fonctionnement de l’Etat

En général, les deux formes coïncident.
Ex : la Constitution française mais pas la Grande-Bretagne
Même en France, certaines matières qui sont constitutionnelles par nature ne figurent pas dans la Constitution : il n’y a pas de coïncidence totale.
Ex : le financement des régimes politiques

b) L’auteur de la Constitution

Seul un groupe investit d’une autorité politique spéciale va être en mesure d’établir une Constitution : le pouvoir constituant. L’exercice de ce pouvoir est un attribut de la souveraineté. Il se décline de 2 grandes manières :

• originaire : la Constitution intervient lors de la mise en place d’un nouvel Etat. On trouve 3 possibilités :
— lorsqu’on décide d’institutionnaliser un pouvoir, qui, jusque-là, était personnel
Ex : la Constitution de 1791 en France qui fait passer l’Etat à une monarchie constitutionnelle : le roi devient un organe constitué qui exerce à côté d’autres organes
— quand un Etat accède à l’indépendance
Ex : l’Algérie s’est dotée d’une Constitution
— après une Révolution ou un coup d’Etat, qui fait table rase du passé sur le plan interne
Ex : l’Irak

L’exercice d’un tel pouvoir est inconditionné : il échappe à toutes règles, puisqu’il s’agit de créer un ordre juridique nouveau ; on se trouve dans un flou juridique.
En principe, dans nos démocraties occidentales, c’est le peuple qui est le titulaire de ce pouvoir constituant originaire, mais en pratique, ce sont les gouvernements fait à l’issue d’une Révolution, d’une guerre de libération, qui vont se donner la compétence de l’établir.
Ex : en France, à la libération, le gouvernement provisoire de la République française est le gouvernement légitime car c’est le grand vainqueur de la guerre
Sur le plan démocratique, il est souhaitable que la légitimité démocratique, fondée sur l’élection populaire vienne remplacer une légitimité militaire et révolutionnaire, car il y a un risque de dictature

• pouvoir constituant institué ou dérivé : le pouvoir constituant va intervenir dans le cadre de la Constitution d’un Etat, qui existe déjà, pour la modifier
« Ce que le pouvoir constituant peut faire, seul le pouvoir constituant peut le défaire »
C’est la règle du parallélisme des formes, qui est une des clés du bon fonctionnement de la hiérarchie des normes.

On parle de pouvoir constituant institué ou dérivé de la Constitution elle-même, car elle en prévoit les modalités de révision (Art. 89 de la Constitution) : ce n’est donc pas une Constitution simple. En principe, cela mobilise le pouvoir constituant originaire, c’est-à-dire le peuple. Mais, ce serait trop long de faire voter par référendum tous les changements, c’est pour cette raison que la Constitution prévoit que la révision peut être réalisée par les organes institutionnalisés par cette même Constitution, à savoir le Gouvernement et le président de la République, en accord avec le Parlement : on peut aussi dire que c’est une démocratie semi-directe

Pour établir une Constitution, il existe 2 procédés :

• l’assemblée constituante : cela suppose qu’une assemblée, composée de représentants du peuple ait été préalablement élue, avec pour unique mission d’élaborer un texte constitutionnel et l’adopter au nom du peuple. On prénomme cette assemblée, une convention.
Il ne faut pas confondre cette assemblée, avec l’assemblée législative, car elle disparaît après cette mission. Cependant, l’assemblée législative vient après la Constitution votée.

• le référendum constituant : les gouvernants ont établi une Constitution et le peuple répond par « oui » ou « non », lors d’un vote : ce procédé est plus démocratique que le premier car le peuple exprime directement sa souveraineté

En pratique, le plus souvent, les deux techniques se combinent : la convention se réunit, discute et adopte un texte, mais il n’acquiert une force constituante qu’après avoir été ratifié par référendum.
Ex : en 1946, le peuple rejette la Constitution de la IV° République et la convention en refait une qui est acceptée

c) Le contenu de la Constitution

On distingue deux sortes de dispositions.

 Les dispositions relatives au statut des gouvernantsØ

Le but d’une Constitution est d’organiser l’exercice du pouvoir : c’est le statut de l’Etat. Elle a donc pour objet de déterminer les conditions, dans lesquelles les organes dirigeants du pays vont pouvoir agir au nom de l’Etat et de l’engager valablement dans le respect du Droit. L’Etat a ainsi 3 fonctions :

• législative : elle consiste à édicter des règles à caractère général, auxquelles devront se conformer les individus

• exécutive : elle consiste à veiller à l’application des lois, par 2 actes administratifs unilatéraux :
— en précisant le portée des lois par des règlements, appelés aussi actes administratifs réglementaires : c’est un décret qui précise la portée de telle ou telle loi
— en tirant les conséquences concrètes des lois, par ce qu’on appelle des mesures individuelles, qui permettent à l’exécutif d’agir concrètement
Ex : les décrets municipaux

• judiciaire : elle consiste à régler, sur la base des lois, les litiges survenus entre les individus et d’en punir les infractions

Face à ces fonctions, la Constitution a 3 rôles :

• définir le statut des titulaires de ces trois fonctions : le nom, la composition des organes, le mode de désignation, la durée des mandats, les garanties de l’indépendance de ces organes, … (Art. 5 de la Constitution)

• déterminer les procédures : les titulaires des trois fonctions doivent respecter des procédures pour édicter valablement les normes et les actes qu’il leur vient de prendre
Ex : l’Art. 34 et 37 de la Constitution permettent de ventiler les compétences entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ; les matières non dites dans l’Art. 34 sont pour le pouvoir exécutif, comme le dit l’Art. 37, sinon il y aurait un vice de procédure

• fixer les rapports entre les différents organes qu’elle établit : c’est par exemple, les conditions de responsabilité des ministres devant la Chambre, la dissolution du Parlement, …

Les 89 articles de la Constitution, qui forment la corps de la Constitution, sont précédés de 3 autres textes : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, le préambule de la Constitution de la IV° République de 1946 et un texte ajouté en 2005, qui est la charte de l’environnement. Ces 3 textes composent le préambule de la Constitution de 1958, qui constitue la Constitution sociale de notre régime, c’est-à-dire au sens idéologique.

 La notion et la valeur juridique du préambuleØ

Chaque Constitution est le reflet d’une certaine conception du rôle de l’Etat dans la société, d’une idéologie politique ; il est évident que la Constitution n’organisera pas de la même manière les organes de l’Etat selon qu’elle est inspirée de la théorie libéral ou marxiste ; en effet, la première limite le pouvoir, tandis que la seconde le renforce.
Les constituants cherchent à faire précéder à la Constitution, un exposé des valeurs qu’ils entendent réaliser par l’Etat : c’est le préambule.

Si le préambule n’a qu’une valeur philosophique et déclaratoire, il n’a pas forcément une portée juridique.
Ex : l’Art. 11 de la Constitution

A l’origine, le préambule de la Constitution n’avait qu’une valeur philosophique et pas du tout juridique : on ne pouvait pas en imposer le respect aux gouvernants. Mais, progressivement, sous l’effet du conseil constitutionnel, la juridiction chargée d’interpréter les dispositions de la Constitution, va incorporer au fil de ses décisions, un nombre important de dispositions contenues dans le préambule de 1958, dans le bloc de constitutionnalité : ce sont les dispositions placées au sommet de la hiérarchie des normes.
Cette rupture est politiquement datée, du 11 juillet 1971, à propos de la « liberté d’association ». On a demandé au conseil constitutionnel de regarder si la loi était conforme à la Constitution. Il répond alors :
« Certains lois remettent en cause la liberté d’association, qui a, en vertu du préambule de la Constitution, une valeur constitutionnelle »

Depuis 1971, ce phénomène ne va pas cesser de s’étendre sur les différentes parties du préambule. En effet, c’est aussi l’époque où le régime politique évolue, car on est plus en période gaullienne ; de Gaulle avait une conception autoritaire du pouvoir. Le Conseil Constitutionnel est donc resté timoré, car il ne se sentait pas politiquement fort pour contrer le pouvoir en place.
Au départ de de Gaulle, le conseil constitutionnel décide de s’émanciper politiquement et de s’opposer au pouvoir, en se faisant protecteur des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales, contre les excès du pouvoir. Pour obtenir cette protection, il constitutionnalise les libertés prévues dans le préambule. Donc désormais, ils ont une valeur juridique dès lors que le conseil constitutionnel a décrété qu’il devait en être ainsi.

Neuf juges composent le conseil constitutionnel : 3 sont nommés par le président de la République, 3 par le président de l’Assemblée Nationale et 3 par le président du Sénat.

Il y a 2 conséquences à cette constitutionnalisation du préambule :
– parmi les Droits de l’Homme, il faut trier ceux qui ont été constitutionnalisés par le conseil constitutionnel et ceux que le conseil constitutionnel, soit n’a pas voulu, soit n’a pas eu l’occasion de constitutionnaliser et qui n’ont donc qu’une valeur philosophique
– le législateur est désormais tenu, lorsqu’il édicte une loi, de respecter les dispositions du préambule constitutionnalisées par le conseil constitutionnel