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Comment concilier 2 libertés contradictoires ?

La conciliation des libertés entre elles

Les droits et libertés ne sont pas absolus : leur exercice peut, dans certaines situations, entrer en conflit. Deux exemples emblématiques illustrent cette problématique :

  • Le droit à la vie et la liberté de la femme de disposer de son corps (notamment en matière d’interruption volontaire de grossesse) ;
  • La liberté d’expression de la presse et le droit au respect de la vie privée.

Ces conflits posent des questions fondamentales pour la théorie des libertés publiques. Comment résoudre ces contradictions de manière équilibrée et conforme aux principes démocratiques ?

I)  Des droits potentiellement contradictoires

Certains auteurs, notamment des constitutionnalistes, ont relevé l’existence de droits antagonistes. En particulier :

  • Les droits-créances, qui nécessitent une intervention forte de l’État pour garantir leur réalisation (comme le droit à la santé ou à l’éducation), peuvent limiter les libertés individuelles (liberté d’entreprendre, droit de propriété).
  • À l’inverse, les libertés individuelles exigent souvent un retrait de l’État, ce qui peut entraver l’effectivité des droits sociaux.

De manière plus générale, tous les droits et libertés sont susceptibles de se concurrencer dans certaines situations concrètes.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789 anticipe ces contradictions. L’article 4 affirme que :

« La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits. »

Ainsi, la liberté de chacun trouve ses limites dans le respect des droits d’autrui. L’équilibre repose sur la réciprocité et la proportionnalité.

La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), dans ses articles 8 à 11, consacre des droits fondamentaux comme :

  • Le droit au respect de la vie privée (art. 8) ;
  • La liberté d’expression (art. 10) ;
  • La liberté de réunion et d’association (art. 11).

Ces articles précisent, dans leurs paragraphes 2, que l’exercice de ces droits peut être restreint pour des motifs d’intérêt général ou pour la protection des droits d’autrui. Par exemple, l’article 10 § 2 de la CEDH prévoit que la liberté d’expression peut être limitée pour protéger la réputation d’autrui, l’ordre public, ou encore la sécurité nationale.

II)   Les modes de résolution de la contradiction

La conciliation des droits et libertés repose sur des mécanismes complexes, en l’absence d’une hiérarchie stricte des droits. Puisque tous les individus sont égaux devant la loi et que les droits fondamentaux ont la même valeur constitutionnelle, aucune primauté générale n’est accordée à un droit sur un autre. Dès lors, la résolution des conflits entre ces droits nécessite une analyse au cas par cas, assurée par les juges, notamment le Conseil constitutionnel.

A) Absence de hiérarchie formelle

Une égalité de valeur constitutionnelle

Les droits et libertés consacrés dans le bloc de constitutionnalité (DDHC de 1789, Préambule de 1946, Constitution de 1958 et Charte de l’environnement de 2004) possèdent la même valeur juridique.

  • Aucun droit, qu’il soit explicite ou implicite, n’est juridiquement supérieur à un autre.
  • Le juge ne peut se fonder sur des règles telles que la primauté de la loi la plus récente sur la plus ancienne pour trancher un conflit.

Exemple jurisprudentiel :
Dans une décision de 1982 sur la loi portant nationalisation, le Conseil constitutionnel a refusé de donner une primauté au Préambule de 1946 sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789. Les deux textes, pourtant issus de contextes historiques différents, ont la même valeur constitutionnelle.

Une liberté d’interprétation du juge

En raison de l’absence de hiérarchie formelle, le Conseil constitutionnel dispose d’une marge d’interprétation considérable lorsqu’il doit concilier des droits concurrents. Cette liberté lui permet d’adopter une approche pragmatique, adaptée à chaque situation particulière.

B) Qui assure la conciliation et quelle type de conciliation

La conciliation des droits et libertés fondamentaux est une question centrale en droit public, notamment en cas de conflits entre ces droits. Cette conciliation est d’abord opérée par le législateur, qui a pour mission d’établir un équilibre entre des droits parfois antagonistes. Toutefois, ce travail s’effectue sous le contrôle du Conseil constitutionnel et des juges. Plusieurs mécanismes permettent de vérifier la légitimité des choix opérés par le législateur : le contrôle de dénaturation et le contrôle de proportionnalité.

1. Le rôle du législateur dans la conciliation

Le législateur est chargé de définir les règles permettant de concilier des droits concurrents, tout en respectant les principes constitutionnels. Cette mission lui laisse une large marge d’appréciation, mais ses choix sont encadrés et contrôlés par les juges constitutionnel et administratif.

Le législateur ne peut pas porter atteinte au noyau dur des droits fondamentaux, c’est-à-dire leur substance même, qui doit rester inaltérée. C’est cette limite intangible que le Conseil constitutionnel veille à préserver.

2. Le contrôle de la dénaturation des droits

Le contrôle de dénaturation permet au Conseil constitutionnel de vérifier si une restriction à un droit fondamental porte atteinte à sa substance même, au point de le dénaturer.

Exemple : droit de propriété et santé publique

  • Décision de 1984 : Une loi imposant une autorisation préalable pour l’exploitation agricole a été contestée pour atteinte au droit de propriété (art. 2 et 17 de la DDHC). Le Conseil constitutionnel a jugé que cette restriction n’était pas suffisamment grave pour dénaturer ce droit.
  • Conciliation entre droit de propriété et protection de la santé : Dans la loi Évin (CE, 8 janvier), interdisant la publicité pour le tabac et l’alcool, les restrictions à la liberté d’entreprendre ont été jugées proportionnées, car elles visaient à protéger la santé publique, un objectif de valeur constitutionnelle (OVC).

Exemple : droit au logement décent et droit de propriété

  • Décision du 29 juillet 1998 : La loi relative à la lutte contre les exclusions visait à garantir le droit au logement décent (qualifié d’OVC en 1995). Bien que certaines mesures limitaient le droit de propriété, le Conseil constitutionnel a estimé que ces limitations étaient nécessaires et proportionnées, car elles ne dénaturaient pas la substance du droit de propriété.
  • QPC du 30 septembre 2011 (Consorts M) : Le Conseil rappelle que le législateur peut restreindre le droit de propriété pour mettre en œuvre un objectif d’intérêt général, à condition que ces restrictions ne revêtent pas un caractère de gravité disproportionné.

3. Le contrôle de proportionnalité

Le contrôle de proportionnalité est un autre mécanisme majeur qui permet de vérifier que les mesures adoptées par le législateur ou l’administration :

  • Poursuivent un but légitime ;
  • Sont nécessaires ;
  • Sont proportionnées par rapport à l’objectif poursuivi.

Le Conseil constitutionnel et le juge administratif appliquent ce contrôle différemment selon les cas :

  • Contrôle restreint (erreur manifeste) : le juge n’intervient qu’en cas d’erreur grossière dans l’appréciation des mesures prises.
  • Contrôle approfondi : réservé aux droits et libertés essentiels, ce contrôle exige un équilibre strict et une justification rigoureuse des atteintes portées.

Exemples jurisprudentiels :

  1. Loi HADOPI (Décision du 10 juin 2009)
    La première version de la loi HADOPI, qui visait à protéger les droits d’auteur, a été déclarée inconstitutionnelle. Le Conseil constitutionnel a estimé que :
    • La liberté d’expression (art. 11 de la DDHC) est une liberté essentielle ;
    • Le fait de confier des pouvoirs de sanction à une autorité administrative, sans garanties suffisantes, portait une atteinte disproportionnée à cette liberté.
  2. Loi de 2010 sur la vidéosurveillance privée
    Cette loi autorisait les propriétaires d’immeubles à transmettre des images de vidéosurveillance à la police pour justifier une intervention. Le Conseil constitutionnel a invalidé cette disposition au motif que :
    • Aucune garantie n’était prévue pour protéger la vie privée des individus ;
    • Le dispositif était donc disproportionné par rapport à l’objectif de sécurité poursuivi.

4. Une marge d’appréciation sous contrôle

Le Conseil constitutionnel joue un rôle central dans la définition des limites de la conciliation :

  • Il donne au législateur une marge d’appréciation pour équilibrer les droits fondamentaux.
  • Il s’assure toutefois que les choix opérés ne portent pas atteinte à la substance des droits protégés.
  • Il intervient de manière plus stricte lorsque des libertés essentielles (liberté d’expression, droit à la vie privée, etc.) sont en cause.

Le juge administratif suit une logique similaire, notamment dans le cadre des mesures de police administrative. Il vérifie que les restrictions apportées aux libertés sont nécessaires, adéquates, et proportionnées.

  • C) Absence de hiérarchie matérielle entre les droits

Un débat doctrinal

Certains auteurs ont tenté de démontrer l’existence d’une hiérarchie matérielle entre les droits fondamentaux. Ils avancent que certains droits seraient mieux protégés que d’autres dans la jurisprudence constitutionnelle, et formeraient ainsi un « noyau dur » de droits supérieurs.

Cependant, aucune catégorisation universelle n’a été admise :

  • Les auteurs divergent sur la liste des droits qui devraient figurer au sommet de cette hiérarchie.
  • L’analyse du doyen Vedel contredit cette théorie : selon lui, aucun droit n’est systématiquement sacrifié au profit d’un autre.

La relativisation des droits au cas par cas

Plutôt que d’établir une hiérarchie fixe, le Conseil constitutionnel procède à une relativisation des droits en fonction de chaque espèce :

  • Lorsqu’il doit arbitrer entre plusieurs droits, il cherche à assurer l’effectivité globale la plus forte de l’ordre constitutionnel.
  • Cette approche permet de pondérer les droits en fonction des circonstances et des objectifs d’intérêt général poursuivis.

Exemple :

  • Dans les décisions relatives à la loi Évin, le droit à la santé (objectif de valeur constitutionnelle) a primé sur la liberté d’entreprendre des publicitaires, mais sans dénaturer la substance de leurs droits patrimoniaux.
  • En matière de liberté d’expression, la jurisprudence montre une protection renforcée pour les informations d’intérêt général, alors que des limites strictes sont posées pour préserver la vie privée.

En résumé : La conciliation entre droits fondamentaux repose sur une approche pragmatique, sans hiérarchie formelle ou matérielle entre les droits consacrés. Le Conseil constitutionnel, grâce au contrôle de proportionnalité et au contrôle de dénaturation, assure un équilibre adapté au cas par cas. L’objectif est d’assurer l’effectivité globale de l’ordre constitutionnel tout en respectant le noyau dur des droits fondamentaux.

Isa Germain

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