L’article 16 de la Constitution : Les pleins pouvoirs

Le recours à l’article 16 de la Constitution : une dictature constitutionnelle à portée de main

L’article 16 de la Constitution instaure un régime de pouvoirs exceptionnels, souvent qualifié de « dictature constitutionnelle », qui permet au Président de la République d’agir seul lorsque l’indépendance de la nation, l’intégrité du territoire ou le fonctionnement des institutions se trouvent gravement menacés. Mise en place en 1958, cette disposition est née de la volonté du général de Gaulle de faire face à des circonstances extrêmes telles qu’un putsch militaire ou un effondrement des pouvoirs publics.

Elle contraste avec d’autres régimes d’urgence, comme l’état de siège (article 36) ou l’état d’urgence (loi de 1955), soumis à un contrôle parlementaire plus formalisé et à une intervention plutôt civile. Malgré l’instauration d’un léger contre-pouvoir via le Conseil constitutionnel, l’article 16 reste un dispositif dont la mise en œuvre est contrôlée de façon limitée par les juridictions, ce qui alimente les critiques quant à son potentiel antidémocratique.

Pourtant, son usage effectif a été rare et concentré sur la lutte contre des menaces militaires internes au début des années 1960. Depuis lors, le recours à ce texte demeure très hypothétique, la France préférant généralement activer d’autres mécanismes de crise jugés plus en phase avec la démocratie moderne.

I. Origines et raison d’être : préserver la démocratie en période de crise

  • Lorsque la République est confrontée à des périls majeurs susceptibles de menacer son existence même, la Constitution de 1958 a prévu, sous l’impulsion du général de Gaulle et de Michel Debré, un mécanisme d’exception : l’article 16.
  • Le contexte de la fin des années 1950 – particulièrement la crise algérienne et la crainte de soulèvements militaires – a motivé l’introduction de ce dispositif qui confère des pouvoirs exceptionnels au Président de la République, afin qu’il puisse agir rapidement pour rétablir l’ordre constitutionnel sans que les institutions ne s’effondrent.

II. Les régimes de crise prévus en droit français

  • En période normale, les libertés publiques sont régies par le droit commun, mais des régimes d’exception peuvent être activés lorsque les circonstances l’exigent.
  • On distingue :
    1. Les régimes de crise constitutionnalisés, tels que l’article 16 (pleins pouvoirs présidentiels) et l’article 36 (état de siège) de la Constitution.
    2. Les régimes légalisés, comme l’état d’urgence, prévu par la loi du 3 avril 1955, remaniée par l’ordonnance du 15 avril 1960, permettant un renforcement des pouvoirs de police civile.
    3. Les régimes jurisprudentiels, qui découlent de l’interprétation des juridictions (judiciaires ou administratives) face à des situations exceptionnelles.
  • Tous ces dispositifs ont un point commun : ils entament, parfois lourdement, l’exercice des libertés publiques, mais sur une base supposément temporaire.

III. Définition et portée de l’article 16 : un texte large et peu encadré

A) Les conditions de fond pour son déclenchement

  1. Menace grave et immédiate

    • L’article 16 précise qu’il doit exister une menace particulièrement grave à l’encontre :
      • Des institutions de la République.
      • De l’indépendance nationale.
      • De l’intégrité du territoire.
      • Ou de l’exécution des engagements internationaux de la France.
    • Le texte renvoie à des scénarios extrêmes (invasion étrangère, guerre civile, effondrement institutionnel, etc.).
  2. Interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics

    • Outre la menace elle-même, il faut que le fonctionnement régulier des institutions (Parlement, gouvernement, justice) soit mis en échec ou considérablement entravé.
    • Dans la pratique, cette deuxième condition est la plus délicate à apprécier, car elle suppose que les organes publics ne puissent plus agir conformément à leurs attributions normales.

B) Les conditions de forme pour le déclenchement

  1. Consultation obligatoire

    • Avant de mettre en œuvre l’article 16, le Président de la République doit consulter :
      • Le Premier ministre,
      • Les présidents des deux Assemblées (Assemblée nationale et Sénat),
      • Le Conseil constitutionnel.
    • En réalité, ces avis n’ont qu’une portée consultative. Le chef de l’État n’est pas tenu de s’y conformer et reste libre de prendre seul la décision.
  2. Information de la nation

    • Le Président doit informer officiellement la population par un message solennel expliquant la situation et justifiant la mise en œuvre de l’article 16.
    • Selon le texte, les mesures prises doivent être guidées par la volonté de rétablir, dans les moindres délais, le fonctionnement des pouvoirs publics.
  3. Réunion du Parlement

    • L’article 16 prévoit que le Parlement est réuni de plein droit et ne peut être dissous tant que les pouvoirs exceptionnels s’appliquent.
    • Toutefois, le Parlement, réuni, ne dispose plus de son pouvoir législatif habituel : il ne peut qu’émettre des opinions ou délibérer sur la situation.

C) Un contrôle a posteriori assez faible

  1. Durée d’application

    • Aucun délai précis n’est prévu pour mettre fin aux pleins pouvoirs. Tant que le Président estime que les menaces persistent, il peut maintenir ce régime d’exception.
    • La Constitution n’impose pas de contrôle automatique régulier, même si, depuis 2008, l’article 16 permet au Conseil constitutionnel d’examiner la situation après un certain laps de temps (un mois ou deux, selon les cas) si une demande est émise par certaines autorités.
  2. Contrôle juridictionnel limité

    • Par l’arrêt Rubin de Servens (CE, 2 mars 1962), le Conseil d’État a qualifié la décision de recourir à l’article 16 d’acte de gouvernement, échappant donc à la compétence du juge administratif.
    • Même la durée de l’application de l’article 16 est considérée comme insusceptible de recours devant le juge.
    • Par ailleurs, les actes pris dans le domaine législatif pendant cette période sont regardés comme relevant du même statut d’acte de gouvernement, inaccessibles à un contrôle juridictionnel classique.
  3. Distinctions subtiles au niveau des mesures prises

    • Dans l’arrêt D’Ornano (CE, 23 octobre 1964), le Conseil d’État a opéré un distinguo :
      • Les décisions relevant en principe du domaine législatif ne peuvent être attaquées devant le juge administratif.
      • Les décisions relevant du domaine réglementaire gardent valeur réglementaire et sont donc, en théorie, susceptibles de recours. Toutefois, le contrôle opéré par le juge est alors très atténué, rendant difficile la sanction d’un éventuel détournement de pouvoir ou d’une illégalité manifeste.

IV. Comparaison avec l’état de siège et l’état d’urgence

A) L’état de siège (article 36 de la Constitution)

  • Définition : L’état de siège consiste en la substitution de l’autorité militaire à l’autorité civile dans un territoire donné. L’armée prend le pas sur la police et les juridictions militaires peuvent être compétentes pour juger un large éventail d’infractions.
  • Mise en œuvre : C’est le Parlement qui doit approuver la prolongation de l’état de siège, après une première déclaration par le gouvernement.
  • Différence majeure avec l’article 16 : Ici, le Président n’obtient pas nécessairement les « pleins pouvoirs », mais l’armée se voit confier des prérogatives étendues. Sous l’article 16, c’est au contraire l’autorité présidentielle qui concentre les attributs de puissance publique.

B) L’état d’urgence (loi du 3 avril 1955, modifiée en 1960 et après)

  1. Origine et objectifs

    • Instauré à l’époque de la guerre d’Algérie, ce régime vise à conférer des pouvoirs de police renforcés aux autorités civiles en cas de catastrophe naturelle, de trouble grave à l’ordre public ou d’atteinte à la sécurité nationale.
    • Il a été réactivé à plusieurs reprises : guerre d’Algérie, conflits en Nouvelle-Calédonie, émeutes de 2005, attentats terroristes.
  2. Mise en œuvre et contrôle

    • Le déclenchement initial relève de l’exécutif, mais sa prolongation doit être validée par le Parlement.
    • Les pouvoirs restent concentrés entre les mains des préfets et du ministre de l’Intérieur, avec la possibilité d’ordonner des perquisitions administratives, des assignations à résidence, etc.
    • Des Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) peuvent être soulevées par les justiciables (par ex. assignés à résidence) pour contester la conformité de certaines mesures à la Constitution.
  3. Comparaison avec l’article 16

    • L’état d’urgence est souvent considéré comme un degré inférieur à l’état de siège, et bien moins lourd que le recours à l’article 16, puisqu’il n’attribue pas de pouvoirs absolus au chef de l’État et ne fige pas l’activité législative.
    • Cependant, comme tout régime d’exception, il restreint significativement les libertés publiques pendant la période où il est en vigueur.

V. Application historique et controverses autour de l’article 16

A) Les précédents d’usage

  • L’article 16 n’a été activé qu’une fois à l’échelle nationale, entre 1961 et 1963, pour faire face au putsch des généraux à Alger. Le général de Gaulle a alors utilisé ces pouvoirs pour :
    • Suspendre l’inamovibilité des magistrats du siège (pour révoquer ou muter certains juges).
    • Prendre des textes étendant l’interdiction de certains périodiques ou écrits considérés comme nocifs pour l’ordre public.
    • Procéder à la destitution de fonctionnaires jugés hostiles au pouvoir.
  • Curieusement, de Gaulle n’a pas recouru à l’article 16 durant les événements de mai 1968, préférant d’autres stratégies politiques.

B) Les critiques politiques et constitutionnelles

  1. Crainte d’une dictature présidentielle

    • Dès 1958, les partis de gauche ont mené campagne contre la Constitution au motif que l’article 16 octroyait au Président des pouvoirs quasi dictatoriaux, risquant un jour d’être dirigés contre eux.
    • Toutefois, historiquement, l’article 16 a plutôt servi à neutraliser des généraux frondeurs et non à réprimer les oppositions de gauche.
  2. La question du contrôle effectif

    • Le texte de l’article 16 impose seulement des consultations préalables et la réunion du Parlement, sans donner à ce dernier de réels moyens de bloquer ou de restreindre la démarche présidentielle.
    • Le Conseil constitutionnel se voit attribuer, depuis la révision constitutionnelle de 2008, un droit de regard après 30 ou 60 jours si une partie du Parlement le sollicite, mais dans les faits, la dissuasion repose largement sur l’opinion publique.
  3. La difficulté de mettre fin à la procédure

    • Aucune durée maximale n’est fixée. Si le Président de la République abusait de ses pouvoirs, il appartiendrait aux parlementaires d’envisager des procédures de destitution pour haute trahison, ou d’exercer une pression politique extrêmement forte.
    • Cette perspective reste théorique et montre à quel point l’article 16 est perçu comme un dispositif potentiellement dangereux pour l’équilibre des pouvoirs.

VI. Quel avenir pour l’article 16 de la Constitution?

  • Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui considèrent l’article 16 comme un vestige d’une époque troublée, inadapté à la France contemporaine.
  • Les régimes comme l’état d’urgence (loi de 1955, largement modernisée) et l’état de siège (article 36) paraissent mieux encadrés et plus acceptés politiquement, même s’ils demeurent très attentatoires aux libertés.
  • En pratique, l’option de l’article 16 n’est guère évoquée, car la crise politique ou militaire devant justifier sa mise en œuvre devrait être d’une gravité exceptionnelle. De plus, le regard critique tant national qu’international fait que l’usage de ce mécanisme serait nécessairement scruté, potentiellement condamné s’il devait servir à museler des opposants ou à restreindre durablement les droits fondamentaux.

 

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