Benjamin Constant, ses idées sur la liberté

La liberté des modernes

Constant a fait une conférence dite de la liberté des anciens comparée à celle des modernes en 1919. Il synthétise le libéralisme moderne dans ce discours. Dans ce texte, Constant oppose deux conceptions : la liberté des modernes qui est la liberté individuelle & la liberté des anciens qui est l’exercice collectif de la souveraineté. Or, Constant ajoute tout de suite que la liberté des anciens était compatible avec l’asujettiment complet de l’individu. Constant essaye de comprendre pourquoi la Révolution a échoué en écrasant les droits individuels. Cela va lui permettre de comprendre cet échec.

P1- La genèse de la liberté individuelle

Il s’agit de savoir comment on est passé de la liberté des anciens à la liberté des modernes. L’explication de Constant n’est pas celle que l’on donne d’habitude car son explication est pré marxiste : il l’explique à travers une opposition entre la guerre et le commerce et donc il fait appel au fond à l’analyse des infrastructures. La guerre et le commerce sont des moyens de posséder ce que l’on désire selon Constant. Or, ces deux moyens sont des outils sociaux chez Constant et il détermine deux sociologies différentes. Il présente la sociologie de la société antique qui utilisait la guerre pour satisfaire ses besoins. Il fait remarquer que ces sociétés ont des espaces limités et se font sans cesse la guerre. La guerre crée de l’esclavage, ce qui libère le citoyen de toutes les taches de la vie quotidienne. Le citoyen est libre donc pour deux choses : faire la guerre et exercer la liberté politique. C’est donc un type de société qui ne peut fonctionner que collectivement pour assurer la liberté collective de la cité. En face, l’Etat moderne est d’autant plus vaste, plus tourné vers la paix, et donc tout est opposé dans les deux Etats. Chez les modernes, la figure est l’individu industrieux et pacifique. Autre opposition, la cité antique repose sur une sûreté collective alors que la cité moderne ne songe qu’à l’indépendance privée. Dernière opposition, la cité antique était tournée vers l’activité publique alors que la société moderne est tournée vers l’activité privée.

La cause de ce changement selon Constant est le passage de la guerre au commerce. Implicitement, chez Constant, l’individu apparait lorsque le commerce prédomine dans la civilisation. Pour Constant, le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l’indépendance individuelle. En tant que moyen de satisfaction de nos besoins et désirs, le commerce transforme l’homme en individu. Cela s’explique par le fait que le commerce créé le désir individuel à partir du moment où il peut y contribuer. Le commerce est un système social qui permet de penser deux choses à la fois : l’individu et la totalité sociale.

En conséquence, à terme, le commerce va rendre l’homme maitre de son bonheur et donc il peut avoir une conception individuelle de son bonheur, de sa vie, de son futur. Le grand inconvénient de la guerre est qu’elle introduit la médiation de l’autorité. Le marché, au contraire, est quelque chose de merveilleux car c’est une instance sociale régulatrice qui permet à l’homme de s’individualiser et d’être libre. Pour Constant, le marché est la tentative d’obtenir de gré à gré ce qu’on n’espère plus conquérir par la violence. Cependant, l’homme doit quand même rester en société.

P2- La nature de la liberté des modernes

D’abord, la liberté est conçue comme une jouissance : «notre liberté à nous doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée». L’individualisme de Constant est une liberté entièrement ordonnée au bonheur individuel. La liberté se définit par l’indépendance privée chez Constant : «remplir ses jours et ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, fantaisies». Chez Constant, il n’y a pas de bonheur sans richesse et donc pour lui les modernes veulent des jouissances. La liberté est donc conçue comme le libre sage individuel de ses richesses, de ses loisirs et de ses biens. Constant dit qu’il est impossible de revenir au système de l’autorité des anciens qui avait l’idée que la société avait le droit de fixer des règles de vie et que donc pouvait être contrôlé. Chez les modernes, les privations ne peuvent être que volontaires. «Maintenant, partout où il y a privation, il faut l’esclavage pour ce qu’on s’y résigne ».

Ensuite, la liberté est l’immédiateté du bonheur privé. Constant rappelle que la liberté individuelle est une indépendance parfaite. Les Lumières affirmaient l’autonomie de l’individu et donc l’homme des Lumières obéit à la Raison mais pas à une autorité extérieure. Cet individualisme est donc le ressort de la sécurisation. L’individualisme moderne veut la fin de tous les intermédiaires entre l’individu et son bonheur. L’un des accomplissements du libéralisme est la séparation de l’Eglise et de l’Etat par la loi de 1905. L’individualisme de Constant est la fin de toute transcendance et donc la fin de toute autorité déterminant l’usage de la liberté.

En conséquence, chez les modernes, l’arbitraire est la volonté de remettre en place des intermédiaires. Au début de la Restauration et donc au moment où on croit que l’Eglise et l’Etat seront reliés, les libéraux sont anti cléricalisme. Cette conception très individualiste de Constant comporte un risque dont Constant s’aperçoit. Le risque est que cet individualisme renonce à l’exercice du pouvoir politique. Constant répond que les modernes n’abandonnent pas la vieille liberté des anciens. Contrant se rend donc compte du risque d’une nouvelle forme de médiation, celle de l’Etat gestionnaire donc l’Etat providence. Mais il répond que dans tous les cas il faut limiter l’autorité : «quelque touchant que soit un intérêt si tendre, prions l’autorité de rester dans ses limites, qu’elle se borne à être juste, nous nous chargeons d’être heureux».

P3- L’espace social moderne

D’abord, c’est un espace qui permet à la liberté individuelle de fonctionner. A la fin des principes de 1815, Constant rappel quels sont les droits indépendants de toute autorité sociale : liberté personnelle, liberté religieuse, liberté d’opinion, garantie contre l’arbitraire, jouissance de la propriété,…

La liberté personnelle est le noyau des autres droits et libertés. «Sans elle il n’y a pour les hommes ni paix, ni dignité, ni bonheur». La liberté religieuse est excessivement importante pour lui car elle pose la question de la tolérance. Constant est sévère quant à la religion civile de Rousseau. Il faut donc accepter de vivre dans une société qui n’a plus de convictions communes dans le domaine religieux et qui est donc éclatée dans ce domaine. Pour Constant, tout se résume dans l’idée de libre examen qui dit absence de toute autorité ou intervention collective car le libre examen est de nature individuel.

Concernant la liberté de la presse, il s’agit du combat des libéraux. Sous la Restauration, Constant sera un partisan du rétablissement de la liberté de la presse. La liberté de la presse est importante car elle montre comment se pose l’autorité. Constant pense que la pensée est quelque chose d’insaisissable pour l’autorité. La presse est un moyen de publicité car c’est un lieu où tout le monde peut se rassembler pour discuter ensemble des choses. La presse et la parole sont donc des moyens de communication entre tous et donc ce sont des éléments de la constitution de la société elle-même car les relations sociales se forment aussi par les échanges de la parole et donc par la presse.

Concernant la propriété, ce n’est pas un droit naturel mais social selon Constant donc cédé par la société. Cependant, cela n’empêche pas qu’il doit être respecté. L’arbitraire sur la propriété est suivi de l’arbitraire sur les personnes selon Constant. Constant dit que la propriété est la base du développement économique, des arts et des sciences. Ceci dit, Constant reconnaît un droit de juridiction limité de l’autorité sur la propriété.

Ensuite, c’est un espace social hétérogène et cela ressort très bien de la comparaison entre la cité antique et la cité moderne. L’espace social moderne a deux caractéristiques nouvelles. La première est la distinction du privé et du public qui est absolument centrale. La cité antique la connaissait mais avec les modernes elle a une valorisation nouvelle. Le privé est le lieu de l’épanouissement de la liberté individuelle. Le public se contente de garantir les parties communes dans une société. La seconde est le résultat sur la structure de la société, la tolérance de la diversité et de l’indifférence. La société doit tolérer la diversité et la différence. Cette tolérance doit concerne tous les domaines.

Cela pose le problème de la cohésion de l’espace social moderne. Gaucher dit que «l’événement radical qui sépare les anciens des modernes est le remplacement des grands intérêts publics par les affections privées ». L’émancipation de l’individu dans la société moderne est passée par un effacement de l’obligation qui engageait tous les individus dans la création et le maintien de la société. On ne pense donc plus qu’on est redevable à la société. La rupture provient de la façon dont les modernes envisagent la cohésion sociale selon Gaucher. Chez Constant, on a un présupposé que le commerce suffit à constituer un lien social entre les hommes suffisant.

En passant des anciens aux modernes, on est passé d’un mécanise conscient voir volontaire de constitution de la société et donc public dans son ensemble à un mécanisme largement inconscient, automatique d’institution de la société qui se créé donc lui même à travers l’échange économique. D’un point de vue critique, on peut dire que c’est un abandon de la politique pour l’économie. Mais, Constant n’ira pas jusque cette logique car il va maintenir une autorité sociale. Il veut seulement de nouveaux rapports entre la liberté individuelle et la liberté politique.

Concernant les rapports entre l’autorité sociale et la liberté individuelle, la Révolution a fait passer l’autorité sociale du rôle de maitresse ou de fondatrice à celui de servante de la société. Il y a trois applications concrètes de ce changement de point de vue.

La première est la critique du jacobinisme comme volonté de fondation. Constant faire un reproche à Robespierre qui a théorisé la théorie du gouvernement révolutionnaire qui permet de suspendre le Droit. «Avoir proclamé que le despotisme était indispensable pour fonder la liberté», telle est la critique de Constant. Robespierre disait que la nouvelle société ne pourrait pas naitre à partir «des prétentions particulières» et la fondation ne peut venir que du pouvoir politique selon lui. Le pouvoir a un privilège car il a le point de vue de la totalité sociale. Si on compare Constant et Robespierre, on a deux origines différentes de la liberté des hommes. Chez Robespierre, on a une genèse politique car la liberté vient d’un don de l’autorité politique. Chez Constant, la genèse de la liberté est économique car elle vient des nouveaux rapports économiques qui s’épanouissent entre les hommes. «On ajournait la liberté jusqu’à ce que les factions se fussent calmées mais les factions ne se calment que lorsque la liberté n’est plus ajournée».

La deuxième est le pouvoir politique et l’évolution de la société. Une fois que le pouvoir a été éradiqué de sa fonction d’instituteur de la société, cela entraine des conséquences. D’abord, c’est le rapport à l’Histoire et l’évolution des sociétés. Selon Robespierre, les sociétés bougent et donc il n’est pas révolutionnaire. Selon lui, l’histoire humaine est celle de la perfectibilité. Du coup, Constant regarde le déroulement de la Révolution et lui reproche d’avoir voulu des choses que les hommes ne voulaient pas. Constant est donc réformiste car il est prudent en voulant respecter les habitudes et refuser les réformes accélérées. Constant accepte donc le changement de la société si elle est voulue par les hommes. Ensuite, il y a le refus du mythe du législateur. Constant veut limiter le champ d’intervention de la loi car il ne veut pas que tout repose sur une multiplicité de loi. Il critique donc le thème ancien selon lequel l’homme est l’ouvrage des lois. Dorénavant, la loi va chercher à contraindre la jouissance de biens que l’on ne veut pas et interdire les biens que l’on veut. Enfin, Constant refuse le mythe de la classe savante et dénonce l’idée qu’une classe de gens sait à la place des autres. Il s’agit dans d’autres mots du refus du mythe du législateur. Cela aussi est l’idée du libéralisme. Il s’agit de l’idée que nous sommes obligés de faire confiance à la volonté des hommes. Pour eux, si les Hommes sont libres, la marche ne peut se faire que vers l’évolution. Il y a donc un affrontement entre les catholiques et les libéraux sur ce point. Les libéraux ne supportent pas que des entités extérieures influant les choix de toute ordre.

Constant est antidogmatique. Le libéralisme peut se résumer comme un refus de tout dogme social. Le dogme est une vérité admise sans justification par la raison. Pour les libéraux, si elle n’est pas contrôlée par la raison, la vérité est imposée. Sous la Restauration, Constant réagit face à des tentatives de doctrines autoritaires qui réapparaissent. C’est le cas de La Menais, qui est celui converti et contre révolutionnaire. Par contre, Constant pointe du doigt l’utopie de St Simon. Constant met ces deux personnes dans le même sac : «les producteurs et les théocrates s’entendent et veulent quelque chose en commun, un pouvoir spirituel». Or, le libéralisme refuse l’existence d’un pouvoir spirituel. En 1826, Constant entre en polémique avec St Simon à qui il demande d’obéir et croire car ses lumières sont supérieures.

P4- La reconstruction de la liberté politique

La liberté des modernes est la liberté individuelle alors que celle des anciens est la liberté politique. Il s’agit donc de savoir ce que l’on fait de cette liberté politique. Cette reconstruction se fait en deux temps chez Constant. Lorsqu’il favorise la liberté politique, il signifie clairement les limites de l’individualisme moderne, voir absolu. La liberté politique est la manière pour lui de rappeler qu’il y a une limite à l’individualisme mais qui n’est pas marquée par le pouvoir mais trouvée par les hommes eux même.

La première étape est la reconstruction de la liberté politique comme garante de la liberté individuelle. La loi est donc la seule à pouvoir poser des limites à la liberté. Le législateur a ce privilège car depuis 1789 il est élu par les citoyens et donc il ne peut aller à l’encontre de la liberté des citoyens. Dans une démocratie directe, Constant dit qu’il y a du bonheur à exercer la liberté politique car les effets des interventions sont visibles dans une petite cité. C’est l’idée que l’homme aime participer à la vie politique. Chez les modernes, Constant dit qu’il n’y a plus ce sentiment de bonheur car c’est un grand Etat et donc le bonheur est noyé dans la masse. Cela fait que Constant dit que les modernes sont dans une tendance contradictoire car la plus forte est de consacrer du temps à la vie privée car c’est ici que se trouve le bonheur alors que l’autre tendance est de distraire une partie de son temps à exercer la liberté politique qui reste importante en matière de garantie. Ainsi, l’exercice de la liberté politique ne doit pas être abandonné chez les modernes car c’est le moyen de veiller sur le pouvoir. Constant met donc en avant une découverte des libéraux : le pouvoir représentatif. Constant reconnaît un risque chez les modernes, celui d’abandonner le droit de partage dans le pouvoir politique. Il ne faut pas abandonner à ceux qui savent et nous représentent.

La seconde étape est la liberté politique comme perfectionnement. Constant touche du doigt ici quelque chose qui sera l’idée centrale de Tocqueville : il découvre les limites de l’individualisme dont il a fait l’apologie. Il redécouvre en effet l’importance du lien social qui pour lui est une évidence. Or, il a réfléchit à la Terreur et ses causes. Constant estime que l’échec est du à l’importance du lien social qui n’était pas la. Il s’aperçoit qu’il y a une erreur de l’individualisme qui est de croire qu’on peut protéger sa liberté en se mettant en dehors de la politique. Ainsi, en regardant les effets de la Terreur sur les hommes, Constant découvre les limites de l’individualisme. Constant souligne donc que l’homme ne fait pas partie facultativement de la société car il doit comprendre qu’il fait partie de la société et en tirer des conséquences. La solitude détruit donc le lien social selon Constant.

En conséquence, la liberté politique revient chez Constant comme une véritable obligation morale. Il explique que la liberté individuelle réduite à la seule indépendance privée est incapable de résister au pouvoir. Pour que la liberté subsiste, notamment contre le pouvoir, elle ne doit pas avoir d’autres buts qu’elle même. Constant découvre donc l’ambiguïté d’une liberté comprise comme un simple bonheur. Contre l’arbitraire, Constant dit que la liberté n’est sauvée que par un sursaut moral qui refuse la dépolitisation de l’homme qui présente un affaissement du sens moral des hommes. En résultat, la liberté politique est un perfectionnement selon Constant.

La perfectibilité est le déisme des libéraux un peu vague. C’est l’idée d’une religion sans dogme et qui donc n’impose aucune vérité mais une idée un peu vague selon laquelle l’homme n’est pas fait que pour le bonheur car il est destiné à grandir moralement. Constant finit par dire que la politique est devenue le plus grand moyen de perfectibilité. Cela est donc contradictoire car il demande à la politique de rappeler à l’homme qu’il est fait pour se perfectionner. Cela est intéressant car en réalité Constant retrouve l’intuition des aniciens qui était que la liberté politique est l’acte de moralité le plus élevé que l’homme peut pratiquer. Au XVIIIe siècle, Hegel redit cela en rappelant l’idéal de la société antique en disant que l’homme n’a de moralité que s’il est le membre non facultatif de l’Etat. Le problème est qu’il y a une difficulté insurmontable chez les modernes dont Constant est conscient : on ne peut pas rendre obligatoire cet acte de moralité chez les modernes. On ne peut donc imposer à l’individu de se comporter en citoyen. Constant reprochait à Robespierre de demander aux individus de se comporter avant tout en citoyen. «Ils firent un devoir de ce qui devait être volontaire». La liberté politique, alors même que Constant dit que c’est un acte de moralité, doit rester facultative. On incite donc l’homme à l’exercer mais on ne peut pas en faire une obligation et donc le pouvoir politique ne peut pas demander aux hommes une actualisation de cet acte de moralité. Indirectement, Constant se rend compte des deux grands écueils guettant la politique des modernes.

Chez les modernes, la politique est entre deux dangers. La première tentation est la fin du politique c’est-à-dire la tentation de dire que la libération individuelle sera atteinte avec la disparition du politique. C’est l’idée que les bonnes relations économiques suffisent à assurer la cohérence de la société. C’est donc l’utopie d’une privatisation totale de la vie dans un Etat seulement gestionnaire. La seconde tentation est que lorsque l’on considère la liberté politique comme la moralité la plus élevée le risque est l’hyper politisation de la vie a profit du pouvoir, notamment le pouvoir fondateur. Cela serait un échec de la politique des modernes.