Les pensées de Carré de Malberg et Kelsen sur l’État

  1. L’Etat produit et limité par le droit : regards de juristes (Kelsen – Carré de Malberg)

 

En France, la révolution de 1789 constituait la première étape d’un processus qui aboutira à la création sous la Ve république d’un conseil constitutionnel. Cette hypothèse n’existait pas à l’origine, cette idée de pouvoir contrôler constitutionnellement la loi renvoie à l’Etat de droit. L’Etat de droit est devenu synonyme de démocratie libérale. Pourtant quand on revient à l’origine du terme, il nait d’un critère purement formel, qui va être pensé par les juristes pour échapper au caractère parfois nébuleux, en choisissant une hiérarchisation des normes. Cette notion d’Etat de droit sera réappropriée par des théoriciens du droit qu’au 19e siècle. Ces juristes allemands vont donc se servir d’un concept pour transformer les Etats de police plutôt autoritaire, en Etat de droit. L’optique de ce concept d’Etat de droit est de borner, d’encadrer, de limiter, grâce à un ensemble de normes juridiques le pouvoir de l’Etat, et cette pensée est née en Allemagne. La France à l’origine était hostile, elle était attachée au jus naturalis (ex ; DDHC, droit naturel). L’intégration de la théorie de l’Etat de droit en France est l’œuvre de Carré de Malberg, qui s’est inspiré de Kelsen notamment. Et en France c’est sous la 3e république qu’apparait la théorie de l’Etat de droit. La difficulté qui existait à l’époque pour les juristes français c’était de concilier la notion d’Etat de droit avec la notion française républicaine d’Etat-nation au sens de la révolution française. Peut-on autolimiter l’Etat nation. Le concept d’Etat de droit est la traduction d’un mot allemand. Ce terme est apparu dans la seconde moitié du 19e siècle pour transformer l’Etat prussien en Etat de droit.

 

En France, Carré de Malberg a acclimaté ce concept d’Etat de droit aux spécificités françaises. Malberg et Kelsen sont des penseurs du positivisme juridique ; L’objectif de ces deux penseurs va être d’articuler dans leurs deux visions à la fois l’existence de l’Etat de droit et la théorie pure du droit. L’Etat de droit est l’idée que l’Etat qui est une puissance légitime doit s’autolimiter en respectant des normes juridiques et en respectant un droit garanti par lui. L’Etat de droit est celui qui considère que le droit ne limite pas seulement les individus, mais soumet également lui-même. La proposition de Montesquieu sera reprise en Allemagne et approfondie, afin d’obtenir non seulement un Etat limité par le droit, mais qui le respecte. Le droit borne sa puissance.

 

–  Kelsen ; juriste et théoricien du droit, a connu un très grand succès dans les universités et également dans les plupart des publications des praticiens. Il a été à l’origine d’une mode importante. Il est né dans l’ancien empire d’Autriche-Hongrie. Kelsen commence sa carrière comme professeur de droit public à Vienne, puis il est parti sur Pologne, puis Genève et enfin aux USA. Pour la première fois, pour de nombreux praticiens les travaux d’un théoricien du droit semble être pragmatique. Deux ouvrages majeurs de Kelsen ; « La théorie pure du droit », et « La théorie générale du droit et de l’Etat ».

Kelsen a été le fondateur de l’école dite normativiste, il est à l’origine de la théorie de la pyramide des normes. Cette théorie a été à l’origine d’une école très influente, connue sous le nom d’école positiviste du droit. Pour Kelsen le positivisme juridique fonde la science du droit sur le modèle des sciences empiriques, et la thèse classique de Kelsen consiste à ne prendre en compte et à n’étudier que les normes dites « positives » donc les normes en vigueur dont l’application est effectivement garantie. Cette idée va se répandre en Europe, Louis Delbez avait proposé comme définition de la norme positive : « Une norme positive ne devient positive que quand ceux qu’elle régit sont dans la nécessité de s’y soumettre, qu’ils veuillent ou non sous peine de s’exposer tout au moins à un préjudice moral. » La science du droit pour Kelsen doit se borner à l’étude des normes positives. Il s’agit d’exclure de l’analyse du droit théorique tout jugement de valeur et de se borner à une pure description du droit en vigueur. Kelsen va se justifier de ce choix, tout d’abord parce que « la théorie pure du droit doit être épurée de toute idéologie politique et de tous les éléments extérieurs », « la théorie pure du droit est pure parce qu’elle est débarrassée de toute considération morale. » Dit-il. Kelsen considère que la morale et le droit évolue dans deux sphères distinctes. La science du droit doit se limiter « à la connaissance et à la description des normes juridiques et des relations fondées par ces normes entre des faits qu’elles gèrent. » c’est dans cette perspective que Kelsen a entrepris d’ordonner les différentes sources du droit, qui va aboutir à une hiérarchie des normes. Cette hiérarchie des normes sera construite autour de trois étages schématiquement : La norme fondamentale, des normes supérieures et des normes inférieures.

            Qu’est-ce que cette norme fondamentale ? Il s’agit d’une norme qui est valide et qui soutient l’ensemble des normes et c’est la seule qui n’est pas fondé dans une autre norme supérieure. C’est pourquoi Kelsen l’appelle « norme fondamentale ». Tout l’objectif de Kelsen sera d’essayer de fixer conceptuellement le statut de cette norme ultime. Kelsen, va dans le premier temps de sa carrière, parler de norme originaire, c’est une norme considérée comme nécessaire pour assurer la cohérence de tout l’ordre juridique. Kelsen va considérer que la norme fondamentale sur laquelle tout l’ordonnancement juridique est une norme hypothétique. Kelsen aura cette formule « établir cette hypothèse est une fonction essentielle de la science du droit. » la norme fondamentale n’est pas posée par un acte de droit positif, puisque c’est elle qui doit soutenir tout l’ensemble, et si cette norme fondamentale était fondée elle ne serait plus fondamentale, on aboutirait à une aporie, c’est-à-dire une impasse. Dans un premier temps, Kelsen va considérer que définir la norme originaire risque d’entrainer un débat métaphysique ou philosophique. Donc il modifie et choisit l’expression norme fondamentale ; « ursprungsnorm » à « grundnorm ». Dans les années 60, Kelsen va encore modifier le statut de cette norme fondamentale. Il va la présenter à la fin de sa vie, comme une fiction de la connaissance, même si l’on est conscient du caractère fictionnel de la norme, a fiction doit faire comme si la norme avait existé. Le droit est présenté comme réglant lui-même sa propre création. La norme fondamentale n’a pas besoin d’être fondée par une autre norme, parce qu’au contraire de toutes les autre, elle est vide de tout contenu.

Pour Attias, le positivisme juridique a un gros point faible : cette fiction.

Cette fameuse norme hypothétique n’est pas vide de sens elle peut changer d’un Etat à l’autre. A partir de l’hypothèse de cette norme fondamentale, Kelsen imagine un droit tout entier prévisible. L’Etat va fonder le droit par la constitution qu’il adopte, l’Etat sera maître du droit, maître de son exécution, etc. Kelsen va poser une borne c’est que cette théorie de la hiérarchie des normes ne peut exister que dans la mesure où l’Etat la respecte. Kelsen va considérer que le pouvoir souverain absolu de l’Etat doit être tenu de respecter les normes juridiques qu’il a édictées. C’est à travers cette théorie de la hiérarchie des normes que l’Etat va être contraint de borner sa puissance et de garantir un maximum de droits pour les citoyens ainsi un Etat ne pourra pas porter atteinte à des libertés qu’il a accordées dans des normes antérieures. Toute la production normative contraint l’Etat qui doit respecter cet ordre normatif. Kelsen va traduire cette théorie dans une action à la fois politique et théorique, suite à la guerre de 14-18. C’est à l’occasion du traité de St-Germain en Laye que Kelsen est consulté pour rédiger la constitution du nouvel Etat d’Autriche-Hongrie. Il va préconiser le respect de la hiérarchie des normes et pour être certain qu’elle sera bien respectée, il va préconiser un contrôle constitutionnel et il sera à l’origine de l’instauration du tribunal constitutionnel autrichien créé en 1920 et qui aura pour principale mission de contrôler constitutionnellement le respect de la hiérarchie des normes et le respect par l’Etat des normes juridiques qu’il est censé avoir édicté. Il s’agit d’un contrôle centralisé exercé par une cour spécialisée, il n’y avait pas d’équivalent auparavant. Ce modèle va par la suite se répandre en Europe. La réflexion kelsenniene va inspirer d’autres mouvements positivistes. La construction de l’Etat de droit va s’esquisser au 20e siècle de manière progressive.

 

–  Carré de Malberg ; a été un constitutionnaliste et un théoricien de l’Etat très influent jusqu’à la moitié du vingtième siècle. Il a été l’introducteur de la théorie de l’Etat de droit en France. « Contribution à la théorie générale de l’Etat » 1920. Carré de Malberg estné à Strasbourg et a dû quitter la ville suite au désastre de 1871 et à l’annexion de l’Alsace et une partie de la Lorraine à l’Allemagne. Carré de Malberg va devenir professeur mais aura toujours cette proximité avec des ouvrages de langue allemande et il sera au courant de l’actualité autour de cette théorie de l’Etat de droit.

La pensée de Malberg s’articule autour de deux axes ; d’une part il associe Etat et positivisme juridique dans le cadre d’un positivisme étatique. D’autre part il va essayer de démontrer que la domination sans limite des Etats appelle une autolimitation des Etats. Autolimitation nécessaire pour assurer la justice. Carré de Malberg est comme Kelsen un des principaux représentants dui positivisme juridique. Mais il fusionne Etat et positivisme juridique. Pour lui tout le droit émane de l’Etat. Cette position est encore appelée « positivisme étatique ». La philosophie de l’Etat de Carré de Malberg découle d’une philosophie qui s’est positionnée contre le droit naturel. IL refuse de prendre en compte d’autres règles applicables que celles posées par l’autorité étatique. Pour Carré de Malberg il faut que la distinction entre le droit et la religion, etc., soit bien nette. Pour Carré de Malberg le positivisme n’est ni un théologien, ni autre et il doit refuser le droit naturel. Carré de Malberg ne reconnait dans sa doctrine qu’une force au droit juridique. Carré de Malberg, plus encore que Kelsen, va esquiver complètement le problème de la fondation de l’Etat il se contente de constater l’existence de l’Etat comme un fait. La question  de l’existence de l’Etat sera un fait non susceptible de qualification juridique. Pour Carré de Malberg un juriste est avant tout un technicien du droit positif qui soit considérer exclusivement ce qui est et non ce qui devrait être. Il n’y a pas de droit en dehors de l’Etat. Malberg se borne à constater que le droit est la puissance suprême de son temps. Il envisage le statut originaire de l’Etat que de manière neutre, sur ce point il se distingue des juristes allemands, car eux associent souvent Etat et souveraineté. Pour Carré de Malberg le positivisme reste un souverainisme d’Etat, et il va d’ailleurs soutenir que c’est le trait spécifique de l’Etat. Carré de Malberg écrit d’ailleurs que la caractéristique de l’Etat est qu’il est capable de dominer et réduire les résistances. La question qui va se poser pour Malberg est de savoir si cette puissance peut s’abattre au mépris du droit. L’Etat doit il respecter le droit qu’il a lui-même posé ? Malberg répond que le recours à la force doit rester le moyen exceptionnel et ultime, donc l’Etat doit s’autolimiter. Et c’est ainsi que va naître la théorie de l’autolimitation formelle de l’Etat chez Carré de Malberg. C’est la constitution qui limite les pouvoirs de l’Etat elle fixe les attributions des différents organes. Cette vision de Carré de Malberg s’appuie sur un plan interne, mais à l‘international il considère que les Etats ont le droit d’abuser de leur force. L’Etat est la seule source du pouvoir normatif, il engendre le droit, tout le droit et c’est à l’Etat de s’autolimiter formellement pour garantir l’Etat de droit.

Pour Carré de Malberg le droit, « c’est la règle qui dans un Etat social déterminé s’impose au respect des individus à raison de la sanction dont l’ont assortis les autorités organiquement constituées pour l’exercice de la puissance publique. »

 

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