les classements politiques
L’opposition gauche-droite est banale, mais n’implique pas la simplicité des notions. Lors de la question de la démocratie en France, on a vu que les mots les plus courants pouvaient déformer les réalités politiques. L’analyse du clivage gauche-droite est moins simple que ce qu’il n’y paraît (I). L’apparition à divers moments de nouvelles gauches, ou la radicalisation du discours ont souvent conduit sur la scène politique à la modération des forces politiques : des acteurs de gauche se sont reclassés peu à peu au centre ou à droite (II).
- Clivage gauche-droite et autres classements politiques
- La démocratie du XXe au XXIe siècle
- La démocratie pendant la Révolution (1789 – 1799)
- Le Régime d’assemblée de la 3ème République (1871–1875)
- Le plébiscite sous le Second Empire et Napoléon III
- Napoléon III, dernier empereur des français
- De la chute de la Monarchie de Juillet à la 2ème République
- I – Le clivage gauche-droite
Le clivage gauche-droite est né pendant la Révolution française, dès 1789, même s’il plonge ses racine dans le passé. La gauche est alors l’adhésion aux Lumières du XVIIIe siècle, alors que la droite est critique, voire dans le refus vis-à-vis des Lumières. Ce clivage naît en septembre 1789 lors du premier débat constitutionnel à l’Assemblée constituante. Les députés favorables au veto royal sur les lois se sont groupés spontanément à droite du président de l’Assemblée ; symétriquement, ceux qui y étaient hostiles se sont rangés à gauche. Les mots ont eu un succès durable, ont rythmé la vie politique jusqu’à aujourd’hui. On nous annonce régulièrement la disparition de ces notions, mais cette disparition n’est pas pour demain. Pour simplifier, il existe deux façons de concevoir le clivage gauche-droite (A). Quand on étudie l’histoire de la vie politique française en 1789, le choix entre ces deux approches ne fait pas de doute (B).
A / Deux approches
- La première approche du clivage gauche-droite est une approche situationnelle. Elle est commode, dominante, mais privilégie quelque peu l’apparence au point de produire parfois des contresens. Cette approche situationnelle s’attache surtout à la position des forces politiques, les unes par rapport aux autres, en particulier au sein des assemblées. Siéger à droite signifie toujours être de droite. Mais cette réponse relève d’une sorte de perception à l’œil nu plus que d’une analyse de fond.
- La seconde approche du clivage gauche-droite est moins sollicitée, quoique plus correspondant mieux aux réalités : c’est l’approche programmatique, qui prend en compte surtout le contenu des programmes, = les idées véhiculées par les forces politiques afin de pouvoir les opposer terme à terme, et dans leur contexte historique.
La gauche est perçue de manière analogue selon les deux approches. Par delà sa diversité, la gauche est plus ou moins identifiable dans la vie politique française à toute époque. En revanche, là où les deux approches peuvent diverger, c’est quand il s’agit de définir ce qu’est la droite. Exemples :
- À la fin de 1793 – début 1794, le gouvernement jacobin est attaqué à la fois sur sa droite (par les Indulgents ou dantonistes) et sur sa gauche (par les Exagérés ou hébertistes). Est ce à dire que l’hébertisme est à gauche et que le dantonisme est à droite, et que Robespierre et ses amis, entre ces deux factions, forment une sorte de centre ? Non, cela traduit simplement un conflit interne à la Montagne, qui ne saurait rendre compte de la division politique de l’époque.
- En 1792 – 1793, les premiers mois d’existence de la Convention nationale sont marqués par une lutte acharnée entre la Gironde et la Montagne, le conflit étant « arbitré » par la masse des députés de la Plaine, qui soutiennent dans un premier temps la Gironde avant de se retrouver en faveur de la Montagne. Selon une approche situationnelle, la Gironde peut apparaître comme une droite, la Montagne apparaissant bien sûr comme une gauche, et le reste (la Plaine) apparaissant comme un centre. Mais cette répartition ne saurait rendre compte de la division politique de la France de l’époque : cette division ne concerne que les députés, qui sont quasiment tous républicains. Or la Convention a été élue sous pression et par une minorité de Français. De plus, il y aurait du paradoxe à qualifier de « droite » la Gironde, qui quelques mois plus tôt était la gauche prononcée de l’assemblée législative.
Dans ces deux exemples, les conflits politiques au sommet de l’État ne sont pas du tout des conflits gauche-droite, mais des conflits internes à la gauche révolutionnaire. La droite qui quant à elle est à l’époque opposée au nouveau régime, n’a plus droit à la parole, absente de l’ass nationale. Mais il ne faut pas croire pour autant qu’elle a disparu de la société française.
L’approche situationnelle rendrait absolument incompréhensible le retour en force spectaculaire des royalistes après la chute de Robespierre.
B / Le critère révolution – contre-révolution
Si l’on préfère l’analyse programmatique à l’analyse situationnelle bien faible, on peut émettre plusieurs constats. Peu de temps après 1789 et pendant de très longues années, le clivage gauche-droite a opposé pour l’essentiel la révolution et la contre-révolution. À gauche, il y avait ceux qui admettaient cet événement fondateur qu’avait été la Révolution, ceux qui l’admiraient en tout ou partie, ou ceux qui voulaient même poursuivre la Révolution, lui donner de nouveaux prolongements en matière politique mais surtout sociale. De l’autre côté, à droite, on trouvait ceux qui se refusaient à admettre la Révolution, portant sur elle un jugement globalement négatif, qui rejetaient la Révolution en tout ou partie, ceux qui souhaitaient revenir sur les principes acquis par la Révolution, afin de restaurer des valeurs anciennes.
Par conséquent, jusqu’aux années 1870 environ, la droite s’inscrit dans la ligne de la contre-révolution. Autrement dit, la droite est successivement l’ultra-royalisme de la Restauration (1815-1830), puis cet avatar de l’ultra-royalisme qu’est le légitimisme de 1830 (fidèle à la branche aînée des Bourbons). = La droite traditionnelle n’a donc jamais été majoritaire durant le XIXe siècle, n’a même jamais cessé de rétrécir au fur et à mesure de la modernisation et de la détraditionnalisation de la société française.
Cette ligne de partage entre révolution et contre-révolution semble avoir perdu son intérêt dans le dernier tiers du XIXe siècle, à une époque où les principaux acquis de la Révolution française ont fini par être acceptés par une majorité de Français. Pourtant, on a continué à parler de la droite, comme si la droite n’était pas en train de mourir. Dès lors, deux possibilités s’offrent à nous : soit la définition de la droite doit être revue pour évoquer l’époque plus contemporaine, soit il faut trouver un autre mot pour désigner les adversaires de la gauche.
- II – Modérés et centristes
Dès la fin de l’été 1789, on a assisté à un phénomène qui n’a cessé de se reproduire, pendant la Révolution mais aussi à des périodes éloignées ; ce phénomène n’est par conséquent pas propre à la période révolutionnaire : c’est l’évolution de certaines forces politiques de la radicalité vers la modération. Les modérés (A) ne doivent pas être confondus avec le centre (B).
A / Les modérés
La gauche française, au cours de son histoire, a été longtemps une machine à fabriquer des idées nouvelles, mais aussi à fabriquer des modérés, issus de ses rangs par refus de suivre le mouvement.
En juin-juillet 1791 lors de la crise de Varennes, on voit le député Barnave et avec lui la grande majorité des députés jacobins quitter le club des Jacobins, considérés par eux comme trop radical, pour aller fonder le club rival plus modéré des Feuillants.
À l’Assemblée législative suivante, nous trouvons les Feuillants de fait à droite. Ce qu’on appelait le « parti noir » (contre-révolutionnaire) a disparu. L’aile gauche de cette nouvelle assemblée est formée de Girondins, qui se retrouvent en 1792 à droite de la Convention.
Au XIXe siècle, les radicaux constituent la gauche la plus prononcée (avant que les socialistes ne disposent d’un nombre significatif de députés), mais ensuite on les voit se modérer progressivement au XXe siècle, à tel point que certains analystes (heureusement très rares) classent les radicaux à droite pour l’époque de la IVe République ! Aujourd’hui, les radicaux dits « valoisiens » sont souvent dit un peut rapidement radicaux de droite, ce qui est en soi un oxymore, contradiction interne dans l’expression.
Les conséquences sur la notion même de droite sont considérables. Que les modérés sont repoussés vers la droite, finissent par former une « droite » au sens situationnel (= par rapport à la gauche) est incontestable. Pour autant, que ces modérés forment « la droite » est beaucoup plus discutable. Jusqu’au début de la IIIe République, il subsistait un discours alternatif de droite au discours de gauche. Ce discours a ensuite quasiment disparu. Depuis, la plupart des discours dits « de droite » se sont définis par rapport au discours de la gauche, en lui empruntant des éléments entiers. Cela a pu faciliter la radicalisation du discours de gauche, qui était ainsi incité à se renouveler. Par exemple, si on examine le programme du PSU-SFIO avant 1914, on s’aperçoit que la majeure partie de ce programme a été réalisé par des majorités et des gouvernements de gauche, mais aussi en partie par des gouvernements de droite (ex: impôt progressif sur le revenu, etc…).
Pendant de longues décennies, les droites situationnelles ont été modérées, mais elles n’étaient pas de droite parce qu’il leur manquait un véritable programme alternatif. Les droites reprenaient des éléments en les atténuant. Ces droites sont donc des « fausses droites ». De ce fait, elles n’avaient pas tort de refuser l’étiquette de droite que leur accolait volontiers leurs adversaires de droite.
Après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République en 1974, Jean Lecanuet (qui avait fondé le centre démocrate après sa candidature en 1965) annonçait que la nouvelle équipe gouvernementale allait « vider la gauche de son programme ».
La gauche, sur la longue durée, apparaît comme le moteur de la vie politique française. Les choses ont commencé à changer sous la présidence de François Mitterrand, mais le tournant majeur est sans doute 2007. On voit aujourd’hui se déployer un discours alternatif décomplexé, souvent assumé comme étant de droite, notamment parce qu’il est libéré de la notion jusqu’alors paralysante d’acquis irréversible. Cette droite n’entend plus conduire le pays selon un axe qui aurait été défini par la gauche, = par l’adversaire. Cette droite est donc à la fois situationnelle (opposée à la gauche) et programmatique, ce qui est en quelque sorte une petite révolution. Cependant, rien ne dit que ce phénomène soit appelé à durer, car il contredit plus d’un siècle d’histoire politique française.
B / Le centre en question
Parmi les forces politiques modérées, certaines peuvent se trouver en position centrale sur l’échiquier politique. Si le centrisme n’est qu’une étape dans la droitisation situationnelle, il n’y a de centrisme que situationnel et donc provisoire. Mais qu’en est-il si la position centrale est durable, ou au moins assumée positivement et de manière constructive ? Il y a alors place pour un centre au sens fort, c’est-à-dire programmatique.
En 1789, Jean Joseph Mounier et ses amis les Monarchiens (députés de la Constituante) voulaient concilier le gros des idées nouvelles et ce qu’il y avait de positif dans le passé monarchique du pays. En tant de calme, il est tout à fait possible qu’une telle démarche centriste ait pu séduire la grande majorité des Français de l’époque. Mais la dynamique révolutionnaire condamnait par avance cette démarche centriste, et les Monarchiens ont été marginalisés de manière presque humiliante dès 1789. Mounier émigre donc en 1790 dans un basculement à droite, dit-on communément, mais dans une droite situationnelle et non programmatique. En réalité, il n’est pas un contre-révolutionnaire, mais il se ralliera plus tard au centrisme napoléonien et sera préfet d’Ille-et-Vilaine.
L’orléanisme de la monarchie de Juillet est aussi une forme de centre, au sens programmatique du terme, qui emprunte à la droite et à la gauche pour construire quelque chose de solide. Mais cela n’a pas marché car il n’a pas rassemblé les Français, et n’a d’ailleurs même pas cherché à le faire, du fait de son obstination suicidaire à ne pas vouloir réformer le suffrage électoral.
Le bonapartisme est un centre réussi qui transcende la gauche et la droite en n’hésitant pas à leur emprunter des stocks entiers d’idées. La formule fonctionne assez bien, car l’échec final et apocalyptique du bonapartisme n’est pas politique mais militaire. Ensuite, il va sombrer car il va se droitiser.
→ Pour qu’existe un vrai centre, c’est-à-dire un centre programmatique qui soit « à mi-chemin de », il faut des conditions préalables : qu’il existe une gauche et une droite avec des programmes contrastés et authentiques, mais aussi il est nécessaire de trouver un compromis raisonné qui emprunte à la gauche et à la droite, pour élaborer un programme qui surmonte le clivage de manière convaincante et constructive. Sinon, les centristes situationnels seront somme toute des modérés un peu moins modérés que les autres, en attendant qu’une nouvelle gauche apparaisse et les repousse vers la droite. C’est le drame historique du centrisme en France, en particulier d’un François Bayrou.