Conflit entre la Constitution et les traités internationaux
En droit, le conflit entre la Constitution et les traités internationaux pose une question complexe de hiérarchie des normes : dans l’ordre international, le droit international prime sur les Constitutions des États, mais dans l’ordre interne français, c’est la Constitution qui prévaut. Ce principe est soutenu par la jurisprudence française, notamment par le Conseil d’État (arrêt Sarran de 1998) et la Cour de cassation (arrêt Fraisse de 2000).
I- La teneur du problème
La place de la Constitution dans la hiérarchie des normes françaises oppose deux idées fondamentales :
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Primauté de l’ordre international : Selon le principe du droit international, les États doivent respecter leurs engagements internationaux sans s’y soustraire par des normes internes, sous le principe du « pacta sunt servanda » (le respect de la parole donnée). En effet, un État qui invoque une norme interne pour ne pas respecter un traité porte atteinte à la base même du droit international.
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Primauté de la Constitution : En droit français, la Constitution prime sur les engagements internationaux. Selon les articles 53 et 54 de la Constitution, les traités doivent être conformes à la Constitution pour être ratifiés. En cas de conflit, l’engagement international n’est soit pas ratifié, soit la Constitution est modifiée pour le rendre conforme.
La solution retenue par le droit français est claire : dans l’ordre interne, la Constitution prime sur les traités internationaux. Si un traité est incompatible avec la Constitution, soit il ne peut être ratifié, soit la Constitution doit être modifiée pour le permettre. Ce choix maintient la cohérence du système juridique interne, tout en intégrant les impératifs du droit international lorsque cela est possible.
- Introduction au droit (L1)
- Histoire du droit français
- Les sources juridiques (loi, jurisprudence, coutume…)
- La séparation entre droit privé et droit public
- Quelles sont les différentes branches du droit ?
- Quelle est l’organisation des juridictions civiles en France?
- Quels sont les caractères et sources du droit objectif ?
II- La solution du droit positif
La solution retenue par le droit français a été progressivement affirmée par la jurisprudence.
A) l’émergence de la solution : la jurisprudence Koné
Dans l’arrêt Koné du 3 juillet 1996, le Conseil d’État a commencé à élaborer sa position sur la hiérarchie entre la Constitution et les traités. En l’espèce, M. Koné avait reçu un décret d’extradition vers le Mali sur la base d’un accord de coopération franco-malien, mais il a demandé l’annulation de ce décret en s’appuyant sur la loi de 1927, qui interdisait l’extradition pour des motifs politiques.
Le Conseil d’État a déplacé la question vers un conflit entre la Constitution et le traité de coopération franco-malien. En reconnaissant un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) interdisant l’extradition pour motif politique, le Conseil a déclaré le décret nul et a affirmé la supériorité de la Constitution sur le traité international. Cette décision a deux conséquences :
- Le Conseil d’État a établi que, dans l’ordre interne français, un traité international est inférieur à la Constitution.
- Le Conseil d’État a accepté d’examiner la conformité constitutionnelle d’un traité après sa ratification, même s’il ne dispose pas en principe du pouvoir d’effectuer un contrôle de constitutionnalité des traités.
Cette décision est la première affirmation de la suprématie de la Constitution française sur les traités internationaux dans l’ordre juridique interne.
B) l’affirmation de la solution : les jurisprudences Sarran et Fraisse :statut de la nouvelle Calédonie.
La suprématie de la Constitution sur les traités a été confirmée dans les affaires Sarran (Conseil d’État, 1998) et Fraisse (Cour de cassation, 2000), impliquant le statut de la Nouvelle-Calédonie.
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Affaire Sarran (Conseil d’État, 30 octobre 1998) : Dans cette décision, le Conseil d’État a réaffirmé que, selon l’article 55 de la Constitution, la suprématie des engagements internationaux ne s’applique pas aux normes constitutionnelles françaises. Le Conseil d’État a ainsi posé le principe de la primauté de la Constitution dans l’ordre interne.
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Affaire Fraisse (Cour de cassation, 2 juin 2000) : En droit privé, la Cour de cassation a confirmé la même solution en affirmant que la Constitution prime sur les traités, en s’appuyant sur un principe général de droit (PGD). Cet arrêt a ainsi consolidé la position du droit positif français.
Ces décisions sont liées au processus d’autonomie de la Nouvelle-Calédonie et aux accords de Nouméa (1998), qui prévoyaient un transfert progressif des compétences à des institutions locales calédoniennes. Ce transfert nécessitait des modifications constitutionnelles, car la Constitution de 1958 ne prévoyait pas un tel cadre. La loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 a donc été adoptée pour inclure un titre XIII dans la Constitution, intitulé « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie », avec les articles 76 (reliés à l’arrêt Sarran) et 77 (reliés à l’arrêt Fraisse).
1) Article 76 de la Constitution et Jurisprudence du Conseil d’État : L’Affaire Sarran et la Primauté Constitutionnelle
L’article 76 de la Constitution prévoit l’organisation d’une consultation de la population de Nouvelle-Calédonie pour ratifier les Accords de Nouméa, dont le but est de définir l’autonomie progressive du territoire. Cet article renvoie également à la loi référendaire du 9 novembre 1988, qui encadre les modalités de cette consultation. Selon l’article 2 de cette loi, seuls les citoyens établis en Nouvelle-Calédonie avant le 6 novembre 1988 peuvent participer au vote. En application de l’article 76, un décret du Conseil d’État, pris le 20 août 1998, précise que l’inscription sur la liste électorale pour ce référendum est réservée aux personnes domiciliées en Nouvelle-Calédonie à cette date.
Un recours est formé pour contester ce décret devant le Conseil d’État, au motif que cette condition de domiciliation violerait le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ainsi que l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et l’article 3 du Protocole additionnel 1 de cette même convention. Les requérants soutiennent que le décret, en étant pris sous l’autorité de l’article 76 de la Constitution, bénéficierait ainsi d’une valeur constitutionnelle, le plaçant au-dessus des traités internationaux.
Dans son arrêt Sarran et Levacher (1998), le Conseil d’État énonce un principe fondamental : la supériorité conférée aux engagements internationaux par l’article 55 de la Constitution ne s’applique pas aux normes de nature constitutionnelle. Il s’appuie ainsi sur l’idée que, même si les traités internationaux bénéficient d’une force supérieure aux lois ordinaires, ils ne priment pas sur la Constitution française. Cet arrêt confirme la solution déjà posée dans l’affaire Koné (1996), renforçant la primauté de la Constitution au sein de l’ordre juridique interne.
2) Article 77 de la Constitution et jurisprudence de la Cour de Cassation : L’Affaire Fraisse et la Supériorité Constitutionnelle
L’article 77 de la Constitution impose l’adoption d’une loi organique après la consultation populaire pour organiser les modalités de transfert de compétences à la Nouvelle-Calédonie et fixer les règles spécifiques de citoyenneté et d’éligibilité. Ainsi, la loi organique du 19 mars 1999 prévoit à son article 188 des conditions restrictives pour l’inscription sur les listes électorales des assemblées locales, limitant ce droit aux personnes ayant résidé durablement dans le territoire.
Mademoiselle Fraisse, en se voyant refuser l’inscription sur les listes électorales, introduit un recours, arguant que cette loi organique viole le PIDCP, l’article 3 du Protocole additionnel 1 de la CEDH, ainsi que le Traité de Rome. La question posée est donc celle de la primauté éventuelle des normes internationales sur les lois organiques adoptées en vertu de la Constitution.
Dans son arrêt Fraisse (2000), la Cour de cassation affirme la primauté de la Constitution sur les engagements internationaux, en précisant que cette supériorité constitutionnelle ne relève pas du cadre communautaire européen et donc ne bénéficie pas du droit européen. Elle rejoint ainsi la position du Conseil d’État en considérant que les engagements internationaux ne peuvent pas primer sur la Constitution lorsqu’ils sont en conflit avec elle.
3) Comparaison des Jurisprudences : Convergences et Divergences
Les jurisprudences Sarran et Fraisse s’accordent sur le principe que les dispositions constitutionnelles prévalent sur les traités internationaux dans l’ordre interne, qu’ils soient antérieurs ou postérieurs à la Constitution. Ce principe pose une limite importante à la hiérarchie des normes en France, confirmant la supériorité de la Constitution dans les cas de conflits entre normes de droit interne constitutionnel et engagements internationaux.
Les juridictions divergent cependant dans leur fondement juridique : le Conseil d’État, dans l’affaire Sarran, fonde sa solution sur l’article 55 de la Constitution, alors que la Cour de cassation, dans l’affaire Fraisse, invoque un principe général de primauté constitutionnelle sans citer de disposition particulière. Cette distinction souligne une différence d’approche juridique, la Cour de cassation adoptant une position plus générale, qui laisse ouverte la possibilité que d’autres cas non couverts par des lois constitutionnelles puissent également faire primer la Constitution.
Enfin, l’interprétation de la Cour de cassation dans l’arrêt Fraisse pourrait être perçue comme plus large, dans la mesure où elle laisse entendre que, même sans mention explicite dans un article constitutionnel, la primauté de la Constitution pourrait prévaloir dans des contextes variés. Cependant, malgré cette différence de motivation, les deux juridictions reconnaissent le principe de contrôle de constitutionnalité des engagements internationaux a posteriori, garantissant ainsi la stabilité des principes constitutionnels au sein de l’ordre juridique français.
4) Les incertitudes soulevées par les jurisprudences Sarran, Fraisse, et la position du Conseil Constitutionnel
Ces jurisprudences mettent en lumière des incertitudes quant à la hiérarchie des normes en France, notamment sur les relations entre la Constitution et le droit international, incluant les engagements communautaires. Ces questionnements sont d’autant plus sensibles qu’ils touchent des domaines fondamentaux, comme les droits de l’homme, le droit communautaire, et la portée du contrôle de constitutionnalité des engagements internationaux.
1. Divergence de position entre le Conseil Constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de Cassation
Question : Comment concilier les jurisprudences Sarran et Fraisse avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel ?
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Le Conseil constitutionnel, contrairement au Conseil d’État et à la Cour de cassation, n’exerce pas de contrôle de constitutionnalité sur les traités internationaux déjà ratifiés. En effet, son contrôle de constitutionnalité des traités se limite aux phases antérieures à la ratification. Ainsi, une fois qu’un traité est entré en vigueur, il est supposé conforme à la Constitution, et aucun contrôle ex post n’est exercé par le Conseil constitutionnel sur son application.
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Par ailleurs, le Conseil constitutionnel considère que les lois organiques n’appartiennent pas au bloc de constitutionnalité, bien qu’elles complètent ou précisent la Constitution. Pourtant, dans les jurisprudences Sarran et Fraisse, le Conseil d’État et la Cour de cassation traitent les lois organiques comme si elles avaient une valeur quasi-constitutionnelle en s’opposant à leur contestation par des traités internationaux.
Cette divergence de traitement soulève un conflit sur la portée constitutionnelle des lois organiques : alors que le Conseil constitutionnel les positionne en dehors du bloc de constitutionnalité, le Conseil d’État et la Cour de cassation, en leur conférant une valeur supérieure aux engagements internationaux, les traitent comme des dispositions constitutionnelles dans le cadre de leur contrôle.
2. Étendue des solutions des jurisprudences Sarran et Fraisse
Question : Jusqu’où s’étend la solution posée par les arrêts Sarran et Fraisse, et s’applique-t-elle au droit communautaire ?
La question de l’application de la Constitution française au regard du droit communautaire reste partiellement résolue par ces jurisprudences. Les arrêts Sarran (Conseil d’État) et Fraisse (Cour de cassation) affirment la primauté de la Constitution sur le droit international, mais laissent une incertitude quant à leur portée vis-à-vis du droit communautaire (aujourd’hui intégré dans l’Union européenne).
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Solution du Conseil d’État : portée générale de la primauté constitutionnelle
Dans l’arrêt Sarran, le Conseil d’État se prononce de manière générale sur la supériorité de la Constitution sur les engagements internationaux, sans distinguer entre les accords internationaux classiques et les traités communautaires. Cette formulation large implique que la primauté constitutionnelle pourrait s’étendre également au droit communautaire. Cependant, cette position reste ambiguë, car le Conseil d’État n’a pas explicitement abordé un cas spécifique de conflit entre la Constitution et une norme communautaire.
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Position de la Cour de cassation dans l’arrêt Fraisse : exception pour le droit communautaire
Dans l’arrêt Fraisse, la Cour de cassation précise que son raisonnement ne s’applique pas au droit communautaire, ce qui suggère que, dans un conflit entre une norme constitutionnelle et une norme communautaire, elle pourrait admettre la primauté de cette dernière. En d’autres termes, la Cour de cassation pourrait se plier à la suprématie du droit communautaire dans le cas d’un conflit avec la Constitution française, en accord avec la jurisprudence de la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne).
3. La position du Conseil Constitutionnel et la supériorité du droit de l’UE
Question : Quelle est la position du Conseil constitutionnel sur la primauté du droit de l’Union Européenne, et quelles sont ses implications sur le droit interne ?
La position du Conseil constitutionnel sur la primauté du droit de l’Union Européenne a été précisée dans deux décisions importantes :
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Décision du 10 juin 2004 : le Conseil constitutionnel a refusé de contrôler la constitutionnalité d’une loi transposant une directive européenne. Il a affirmé qu’en vertu de l’article 88-1 de la Constitution, la transposition des directives communautaires est une obligation constitutionnelle, sauf si une disposition de la Constitution s’y oppose expressément. En cas de conflit, seule une révision de la Constitution permettrait de transposer une directive incompatible.
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Décision du 10 novembre 2004 (au sujet de la Constitution européenne) : le Conseil a confirmé que le droit communautaire bénéficiait d’une certaine autonomie vis-à-vis de la Constitution française, fondée sur l’article 88-1. Le Conseil a ainsi ouvert la voie à la primauté du droit communautaire dans le cadre de l’Union européenne, sauf en cas d’incompatibilité explicite avec la Constitution, qui nécessiterait une modification de cette dernière.
En somme, le Conseil constitutionnel établit un principe d’autonomie et de primauté du droit communautaire, mais maintient la suprématie de la Constitution en cas de conflit manifeste et explicite. Cela crée une exception à la hiérarchie des normes en faveur de l’ordre communautaire, mais sous réserve de dispositions constitutionnelles explicites contraires.
Le cours Introduction au droit français est divisé en plusieurs fiches (notion de droit, patrimoine, organisation judiciaire, sources du droit, preuves…)
- Introduction au droit français La séparation du droit privé et du droit public Les différentes branches du droit Les caractères du droit objectif Les sources juridiques (loi, jurisprudence, coutume…) Définition de la doctrine juridique Conflit entre la Constitution et les traités internationaux L’élaboration de la loi Histoire du droit français Le rapport entre la règle de droit et la morale Le rapport entre le droit et l’équité Le rapport entre le droit et la religion Conflit entre la loi et un traité international Les Principes généraux du droit ( PGD) L’interprétation de la règle de droit Conflit entre la loi et la Constitution Jurisprudence, source du droit? argument pour et contre Conflit temporel de normes juridiques Les sources supralégislatives
- La preuve par l’aveu judiciaire ou extrajudiciaire Définition et objet de la preuve Preuves et sources des droits subjectifs La preuve littérale Le serment (décisoire, supplétoire, estimatoire) La preuve légale, morale ou libre La charge de la preuve : principe et exception
- L’organisation des juridictions civiles en France
- La notion de patrimoine Le droit à l’image Le droit au respect de la vie privée Le Droit au respect du corps humain La distinction droits réels et droits personnels