COURS D’HISTOIRE CONTEMPORAINE POLITIQUE ET SOCIALE
L’histoire contemporaine est la dernière grande période de l’Histoire. Elle couvre la fin du XVIIIe siècle, le XIXe , le XXe et le début du XXIe siècle, c’est-à-dire de la Révolution française jusqu’à aujourd’hui.
Leçon n°1 : Cadre chronologique
On peut diviser l’histoire politique en trois périodes.
I – L’ère révolutionnaire (1789 – 1815)
- Cours de Vie Politique
- Institutions et vie politique
- Histoire des idées politiques
- Histoire des idées politiques après la Révolution
- Histoire de la vie politique
- Histoire politique et sociale de la France
- Vie politique : cours, histoire
Certains auteurs considèrent que cette ère révolutionnaire française a duré un siècle, jusqu’à l’installation définitive de la IIIe République. On va considérer la révolution proprement dite, = 10 ans (incluant l’époque napoléonienne). Napoléon, fils de la Révolution, a stabilisé les acquis sociaux de la révolution = la révolution mise en ordre.
A / La Révolution (1789 – 1799)
Du point de vue institutionnel, on distingue quatre époques qui pourraient être groupées deux à deux :
· la forme monarchique sous la Constituante (a) et la législative (b)
- · la République sous la Convention nationale (a) et le Directoire (b).
- La forme monarchique
a) L’Assemblée constituante (1789 – 1791)
Le 5 mai 1789 à Versailles se réunissent les États généraux (= institution d’Ancien régime qui se transforme en assemblée révolutionnaire le 17 juin 1789). Le 17 juin, les députés du tiers état se proclament Assemblée nationale ; cela signifie que la nation s’empare de la souveraineté. Louis XVI résiste quelques jours, mais il finit par accepter et invite les députés du clergé et de la noblesse à rejoindre cette Assemblée nationale qui, en juillet, se proclame constituante.
→ L’essentiel de la Révolution politique s’est fait en quelques semaines.
En 1789, des mouvements populaires accélèrent le processus révolutionnaire.
Août 1789 : abolition des privilèges + DDHC
Septembre 1789 : adoption des grandes lignes de la future Constitution = assemblée unique, roi disposant d’un veto suspensif sur les lois mais ne disposant pas d’un droit de dissolution. L’Assemblée est unique et indissoluble, et va produire une législation très abondante. → Table rase du passé + suivie d’une construction. Cette législation est abondante et totalement improvisée ; c’est le cas pour la confiscation en novembre 1789 des biens du clergé, qui débouche sur la confiscation des biens de l’Église, // Constitution civile du clergé en juillet 1790. Cette Constitution civile a eu une conséquence dramatique car elle a fait basculer la moitié du clergé catholique dans la contre-révolution. En septembre 1791, l’Assemblée constituante se sépare.
b) L’Assemblée législative (octobre 1791 – septembre 1792)
- Cette seconde assemblée entretient avec Louis XVI des rapports de plus en plus conflictuels. Son aile gauche, les Brissotins, pousse la France révolutionnaire à la guerre, à la fois européenne et dans Paris, qui provoque le 10 août 1792 la chute de la royauté constitutionnelle.
- La République
a) La Convention nationale (septembre 1792 – octobre 1795)
C’est la troisième assemblée révolutionnaire, qui abolit la royauté et proclame la République les 21-22 septembre 1792. Après avoir condamné en janvier 1793 Louis XVI à mort, la Convention fait face à une coalition européenne à l’extérieur + à l’insurrection révolutionnaire de la Vendée à l’intérieur.
Deux équipes se partagent le pouvoir : les Montagnards et les Girondins. En juin 1793, les Montagnards opèrent un coup de force contre les Girondins, = la France est soumise au pouvoir terroriste des Jacobins (dirigés par Robespierre). Mais après l’élimination de Robespierre le 9 thermidor an II, la Convention revient à une politique plus tempérée : la réaction thermidorienne, qui débouche sur le vote de la Constitution de l’an III (en 1795). → Régime du Directoire.
b) Le Directoire (octobre 1795 – novembre 1799)
Toujours en République, mais c’est un nouveau régime qui n’a pas le soutien de l’opinion, et les gouvernants de l’époque sont harcelés par les oppositions : sur leur droite, l’opposition royaliste / à l’extrême-gauche, opposition néo-jacobine. Face à ces deux oppositions, des coups d’État à répétition discréditent les gouvernants. Le dernier de ces coups d’État abat le régime et porte au pouvoir le général Bonaparte : coup d’État du 18 brumaire (= 10 novembre 1799).
B / L’époque napoléonienne (1799 – 1815)
a) Le Consulat (1799 – 1804)
La République change progressivement de nature. Napoléon Bonaparte finit la Révolution en stabilisant ses acquis. Il remet le pays en ordre (finances, administration, religion, Code civil…) et ce faisant, rétablit la confiance et en bénéficie. Il est nommé consul à vie.
b) Le premier empire (1804 – 1814)
L’empire napoléonien parachève l’œuvre du Consulat dans un sens monarchique voire despotique. Mais il exporte en Europe le principe révolutionnaire. Après le désastre de la campagne de Russie, il succombe et abdique en avril 1814. C’est le Sénat de Napoléon qui appelle au trône Louis XVIII, le frère cadet de Louis XVI ; Napoléon est exilé à l’île d’Elbe.
c) La première Restauration (avril 1814 – mars 1815)
En 1814, Louis XVIII concède aux Français une Charte constitutionnelle qui tient compte des acquis de la Révolution. Le pays a presque oublié la dynastie des Bourbons, mais épuisé par les guerres napoléoniennes, il aspire à la tranquillité et accepte le nouveau régime. Toutefois, il commet des maladresses et Napoléon en profite pour revenir.
d) Les Cent jours (mars – juin 1815)
Pendant cette période, Napoléon tente l’expérience d’un empire libéral ; expérience éphémère, car il est vaincu à Waterloo et abdique. Il sera déporté à Sainte-Hélène et mourra en 1821. → Seconde restauration de Louis XVIII.
- II – Les hésitations politiques du XIXe siècle (1815 – 1879)
Le XIXe siècle a beaucoup tardé à trouver une formule politique stable : après une période de monarchie limitée, on a vu la coupure décisive de 1848 qui inaugure une période d’acclimatation au suffrage universel.
A / Les monarchies limitées (1815 – 1848)
Deux monarchies limitées se succèdent à une époque où le suffrage est censitaire et où la société française est dominée par les notables.
- La Restauration (1815 – 1830)
- Sous cette Restauration vont régner les deux frères de Louis XVI : Louis XVIII (jusqu’en 1824) et Charles X (jusqu’en 1830). Avec Louis XVIII, la France commence l’apprentissage de l’alternative politique et de certaines pratiques parlementaires. Louis XVIII meurt en 1824, Charles X, traditionnaliste, lui succède. Il affronte l’opposition libérale avec beaucoup de maladresse et il est renversé par la révolution de juillet 1830.
- La monarchie de Juillet (1830 – 1848)
La Révolution de 1830 est une révolution parisienne, récupérée par le duc d’Orléans qui devient Louis-Philippe. Le régime de Juillet correspond aux aspirations de la bourgeoisie française ; sous la monarchie de Juillet, l’apprentissage du parlementarisme se poursuit, mais le régime fait preuve d’un immobilisme dangereux (social, refus d’élargir le suffrage), ce qui conduit à la révolution de 1848.
B / L’acclimatation du suffrage universel
Le suffrage universel, instauré sous la seconde République et conservé par le second Empire, profite à la troisième République.
- La seconde République (1848 – 1852)
En 1848, la Révolution n’a pas lieu qu’en France : c’est le printemps des peuples.
- Des mesures généreuses ont été votées dans l’enthousiasme par un gouvernement provisoire composé d’idéalistes : développement du SU masculin. Mais cette seconde République va tourner au conservatisme. Elle sera abattue par son propre président, Louis-Napoléon Bonaparte président depuis 1848, qui va procéder au coup d’État du 2 décembre 1851, lequel annonce le rétablissement ultérieur de l’empire en 1852.
- Le second empire (1852 – 1870)
- Louis-Napoléon Bonaparte est devenu empereur sous le nom de Napoléon III. Sous ce règne, la France est en pleine révolution industrielle et accède à une prospérité assez remarquable. Le second empire est un régime politique autoritaire qui finit par se libéraliser, sur le tard. Cette évolution libérale ultime est approuvée par le plébiscite de 1870, mais la question sera encore une fois réglée par l’extérieur avec la défaite de Sedan face à la Prusse le 2 septembre 1870, qui provoque l’effondrement du second empire.
- L’installation de la IIIe République (1870 – 1879)
Après Sedan, un certain nombre de républicains ont proclamé la République, mais elle a mis plusieurs années pour s’imposer définitivement. Après l’écrasement par Auguste Thiers de la Commune de Paris en 1871, après l’échec d’un projet de nouvelles restaurations, les lois constitutionnelles de 1875 établissent une république parlementaire. Néanmoins, la situation reste mouvante. Par exemple en 1877, un bras de fer oppose les républicains à Mac Mahon (président de la République partisan d’un ordre moral et d’un parlementarisme dualiste). Mac Mahon veut se servir de toutes les prérogatives que lui attribue la Révolution, mais les républicains s’y opposent ; ils l’emportent, et Mac Mahon est remplacé par Jules Grévy qui ouvre la voie à un parlementarisme moniste → c’est le début de l’ère républicaine.
- III- L’ère républicaine
Entre la IIIe République et les IVe et Ve Républiques, l’ère républicaine n’a pas été interrompue, sinon par la parenthèse de Vichy.
A / La IIIe République
Dès son installation définitive, son histoire peut être divisée en quatre périodes.
- La république opportuniste (1879 – 1899)
Les républicains « opportunistes » sont nommés ainsi par eux-mêmes (Gambetta, Jules Ferry, Jules Grévy) ; ce mot n’était pas péjoratif à l’époque. Ces républicains envisageaient une politique des résultats, à savoir que ce qu’il faut, c’est réussir la république et ne pas aller ni trop vite, ni trop loin. = Ainsi, ils veulent appliquer le programme républicain de l’époque, mais raisonnablement, méthodiquement, sans précipitation.
- Parmi ce programme, on trouve le volet anticlérical. Après les grandes lois fondatrices de la IIIe République (lois des années 1880 dont les lois scolaires de Jules Ferry), la République va être déstabilisée moins par la montée du socialisme que par la crise boulangiste, le scandale de Panama et l’agitation des anarchistes. Mais la République retrouve son équilibre avec le ministère de Jules Méline, pour être assez vite déstabilisée par l’affaire Dreyfus, qui introduit une nouvelle époque.
- La république radicale (1899 – 1914)
On l’appelle ainsi car ce sont les radicaux qui dominent le Parlement, dominants d’une coalition parlementaire qui inclus certains socialistes et soutient le ministère de défense républicaine présidée par Pierre Waldeck-Rousseau, qui sévit vigoureusement contre l’agitation nationaliste et antisémite de l’extrême-droite de l’époque.
La politique anticléricale de la fin du XIXe siècle s’était calmée, mais l’affaire Dreyfus a ravivé le désir des républicains de mener une politique anticléricale. Cette politique reprend et atteint son apogée avec le « bloc des gauches » ; le ministère Combes (1902 – 1905) déclare la séparation de l’Église et de l’État en décembre 1905.
De plus, en 1905, création du PSU (parti socialiste unifié), et de la SFIO (section française de l’Internationale ouvrière), PSU-SFIO = parti marxiste qui a rompu avec les radicaux. → Rupture du « bloc des gauches », les radicaux vont se passer du soutien des socialistes.
- Entre 1906 et 1909 : long ministère de Clémenceau, puis ce sera le retour à une certaine instabilité ministérielle. Montée du péril extérieur, marche inéluctable à la guerre.
- La grande guerre (1914 – 1918)
L’entre-deux-guerres (1919 – 1940)
B / L’État français : Vichy (1940 – 1944)
C / Le retour à la République
- La libération (1944 – 1946)
- La IVe République (1946 – 1958)
La Ve République (depuis 1958)
Leçon n°2 : La question constitutionnelle sous l’Ancien régime
Depuis 1789, la France a connu une douzaine de constitutions (un peu plus d’une quinzaine au sens large), sans compter les réformes constitutionnelles. La première est celle de 1791, élaborée par l’Assemblée nationale constituante ; la seconde est celle de l’an I en 1793, première constitution républicaine mais qui demeure inappliquée ; la troisième est celle de l’an III en 1795. Mais qu’en était-il avant 1789 ?
Au XVIIIe siècle, la monarchie est le régime politique de droit commun, surtout en Europe où la dynastie des Capétiens règne depuis huit siècles et est perçue comme légitime. La royauté, elle, est vieille de treize siècles : il existe une royauté chrétienne depuis Clovis (fin du Ve siècle). Le roi est dit « très chrétien », il est sacré depuis Pépin le Bref en 751. La monarchie en France est devenue absolue, = en droit, le roi décide, en dernier ressort, sans qu’il y ait de contre-pouvoir pour l’en empêcher.
Ce régime a été théorisé par plusieurs auteurs, notamment Jean Bodin pour la souveraineté (au XVIe siècle) ou encore par Bossuet pour le droit divin (au XVIIe siècle) :
- droit divin in abstracto : idée que tout pouvoir vient de Dieu
- droit divin in concreto : tout pouvoir vient de Dieu, mais en particulier le pouvoir du roi de France = le roi aura des comptes à rendre exclusivement à Dieu après sa mort (il est irresponsable devant ses sujets, responsable devant Dieu).
Dans ce cadre, une première question se pose aux juristes publicistes : existait-il ou non une constitution ? L’État monarchique en France n’a jamais été un despotisme sans frein, régi par le seul arbitraire du prince, mais avait-il pour autant une Constitution ? (I) Si oui, une seconde question se poserait alors : existait-il dans l’ancienne France l’équivalent d’un contrôle de la constitutionnalité des lois ? (II)
- I – La « Constitution »
Deux conceptions divisent encore aujourd’hui les historiens comme les juristes :
· une conception traditionnelle : les lois fondamentales (A)
· une conception révolutionnaire (B).
A / Les lois fondamentales
Les lois fondamentales du royaume ou de l’État sont un groupe de coutumes fixées entre le XIVe siècle et le XVIe siècle qui définissent le statut de la couronne de France :
· loi de succession ou « loi salique » : succession par ordre de primogéniture masculine légitime (exclusion des femmes et des descendants par les femmes)
· loi d’indisponibilité de la Couronne : la couronne n’appartient pas au roi, qui ne peut donc ni choisir son successeur, ni appliquer, = il ne peut pas disposer de la Couronne
· loi de continuité de la Couronne (// continuité de l’État) : « le roi ne meurt jamais », il prolonge la personne de son prédécesseur
· loi d’inaliénabilité du royaume et de la Couronne
· règle de catholicité du roi : cette règle relève de l’évidence sur la longue durée, mais a néanmoins été contestée au XVIe siècle par la Réforme protestante.
Toutes les fois qu’un roi de France a voulu enfreindre les lois fondamentales (ex: Louis XIV, inquiet de voir mourir successivement les successeurs possibles, a voulu habiliter ses fils naturels à la succession), les lois fondamentales ont fini par l’emporter sur la volonté contraire du monarque. Le roi se reconnaissait dans « l’heureuse impuissance » (expression de Louis XV) de modifier les lois existantes. Entre les lois fondamentales et les lois des rois, il apparaît une situation de hiérarchie des normes, qui a conduit et conduit encore aujourd’hui beaucoup d’auteurs à considérer que les lois fondamentales du royaume étaient la Constitution de l’ancienne France.
Dans l’ordre juridique de l’époque, il est évident que les lois fondamentales ont une valeur constitutionnelle, mais une objection surgit concernant leur contenu : masculinité, indisponibilité, catholicité… Ces règles coutumières ne régissent que le statut et le domaine de la Couronne ; mais qu’en est-il du reste ? Si les lois d’indisponibilité et d’inaliénabilité de la Couronne limitent le pouvoir du roi, en dehors de ces deux limites, quelle est l’étendue du pouvoir du roi ?
Sur de nombreux points, les lois fondamentales sont muettes ; si les lois fondamentales constituent en partie le pouvoir du roi, elle ne constituent cependant pas totalement ce pouvoir. Les lois fondamentales ne sauraient être à elles seules la Constitution de l’ancienne France.
Pour parvenir à une définition plus précise, il nous est difficile d’échapper à l’approche révolutionnaire de la notion de constitution.
B / La conception révolutionnaire
L’article 16 de la DDHC résume la position de la plupart des hommes de 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
Les révolutionnaires ajoutent deux conditions de forme à cette définition :
- une constitution doit être écrite, ce qui ne laisse désormais plus de place à des règles coutumières
- la constitution doit être l’œuvre de la nation souveraine ou de ses représentants.
L’ancien régime ne connaissait pas la répartition des fonctions entre les différents organes. Bien au contraire sous l’Ancien régime, le principe était celui de l’unité du pouvoir souverain du roi. De plus, il ne connaissait pas non plus de droits individuels qui auraient été opposables à l’État. Cette idée avait pris corps durant le XVIIIe siècle, mais n’avait encore reçu aucune consécration officielle dans le cadre de la monarchie.
→ Dans cette perspective moderne, la France n’avait alors pas de véritable constitution. C’est alors que les députés du tiers état rassemblés en Assemblée nationale prêtent le Serment du Jeu de Paume le 20 juin 1789 pour affermir la Constitution du royaume sur des fondements solides. Dès le 9 juillet, l’Assemblée nationale s’auto-proclame Assemblée nationale constituante.
- II – Opposition politique des Parlements et « contrôle de constitutionnalité »
La monarchie française n’est pas despotique. Le roi lui-même est assujetti non seulement aux lois fondamentales, mais aussi à un ordre juridique supérieur issu de Dieu, de la nature, longtemps appelé les « lois divines et naturelles ». Personne ne peut sanctionner le roi, mais si le roi enfreint l’ordre juridique supérieur, un certain nombre de pressions peuvent s’exercer sur lui (pressions juridiques, morales, religieuses…). Ces pressions s’exercent sur un personnage éduqué dans l’exercice de la fonction royale + le roi gouverne par conseil, = toute décision est délibérée, le roi tient compte des conseils avant de trancher sa loi. Il existe notamment des institutions chargées d’émettre des appréciations sur le fond, de remontrer au roi la vérité lorsqu’il se trompe, = rappeler le roi au respect des principes de sa propre monarchies. Parmi ces institutions, on trouve les Parlements.
Un tel système pouvait tourner aussi bien à l’opposition politique (A) qu’à une sorte de contrôle de constitutionnalité (B).
A / Une opposition politique
Les parlements de l’Ancien régime étaient les principales Cours de justice du royaume, au premier chef desquelles le Parlement de Paris ; ils enregistraient les édits et ordonnances du roi. Ce droit d’enregistrement était assorti du droit de remontrance, exercé le plus souvent par la cour récalcitrante lorsqu’elle refusait d’enregistrer la loi.
Le roi pouvait passer outre en recourant à un enregistrement forcé ; la plus solennelle de ces procédures était le lit de justice. Toutefois, cette procédure était impopulaire et bien souvent, le roi préférait ne pas insister. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Parlements prétendent très habilement représenter la nation. Le roi ne va pas forcer la nation ; face aux parlements, le roi recule bien souvent.
Dans cette action des Parlements contre le « despotisme ministériel », beaucoup d’historiens du droit voient simplement une volonté de contrôler politiquement l’activité du gouvernement royal, contraire au principe de la monarchie absolue. Cette volonté a très souvent dégénéré, empêchant beaucoup de réformes utiles : opposition politique néfaste parce que systématique. Si cette vision est tout à fait exacte, il convient toutefois de lui apporter un complément.
B / Une ébauche de contrôle de constitutionnalité
Lorsque les magistrats d’un parlement refusaient d’enregistrer un édit, qu’ils estimaient contraire à un ordre juridique supérieur, la plupart de ces magistrats pensaient qu’ils accomplissaient leur devoir, devoir dérivé du devoir de conseil du vassal envers son seigneur. = Dans l’exercice de ce devoir, il n’y avait pas seulement une volonté d’opposition systématique.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le langage employé dans les remontrances se fait de plus en plus précis. Les parlementaires voulant bloquer un édit invoquent la « Constitution de l’État », la Constitution du royaume, Constitution de la monarchie, et parfois même la Constitution. C’est au nom de cette Constitution que les parlements critiquent la loi et paralysent le législateur.
≈ Tout se passe comme si les parlements exerçaient une sorte de contrôle de constitutionnalité, embryonnaire et imparfait puisque sans valeur juridique.
Cependant, ce contrôle est très efficace : le roi répugnait à affronter trop brutalement les oppositions + il pouvait arriver que les parlements, tout en s’inclinant, choisissent dans la pratique d’ignorer les décisions royales qu’ils estiment contraires au droit naturel.
Avec cette ébauche de contrôle de constitutionnalité, on trouve aussi le développement d’une ébauche de droit constitutionnel au sens presque actuel. Paradoxalement, cette ébauche de contrôle de constitutionnalité s’accommodait d’une Constitution dont le contenu exact demeurait des plus imprécis.
→ L’État monarchique d’ancien régime était beaucoup plus saisi par le droit qu’on ne l’admet d’ordinaire ; sur la longue durée, il a été une étape de « l’État de droit ». Or, la révolution française va connaître un phénomène inverse, assimilable en partie à une régression. Les révolutionnaires vont donner une définition précise de la Constitution, définition riche, à la fois matérielle et formelle, promise à un bel avenir. Mais dans le même élan, ils auront neutralisé pour longtemps la possibilité d’un véritable contrôle de la loi.
Dans leur optimisme qui aura pris la forme du « légicentrisme », les révolutionnaires seront persuadés que la loi est parfaite et qu’elle n’a donc pas besoin d’être contrôlée, dès lors qu’elle contient la volonté souveraine de la nation, volonté exprimée par les représentants de la nation, éclairée par la raison.
Leçon n°3 : La vie politique sous l’Ancien Régime
En 1789, la France plonge brutalement dans la vie politique, qui annonce la vie politique moderne : élections de députés (États généraux en 1789, Assemblée législative en 1791…), élections locales… De larges fractions de la population s’intéressent à la chose publique : manifestations, débats publics notamment à l’Assemblée (répercutés par la presse pluraliste jusqu’en 1793), naissance du militantisme politique (= la France connaît un premier apprentissage des partis)… Mais est ce à dire que la France n’avait pas de vie politique auparavant ?
Il est nécessaire de distinguer selon les niveaux :
- Dans les ministères et conseils du roi, il y avait bien évidemment une vie politique intense avec de véritables enjeux et luttes de clans, mais ces phénomènes ne dépendaient pas du résultat d’élections politiques périodiques. Le tout se déroulait sur fond d’intrigues de Cour.
- De même pour les cours intermédiaires, mais aussi au niveau de l’Église, où il y avait tous les cinq ans des élections d’assemblées de clergés de France (délibération de manière moderne).
- Cependant, si l’on élargit la perspective à l’ensemble de la société française d’ancien régime, la vie politique semble presque inexistante tant elle est limitée (minimum, locale, sans enjeu national).
S’il a pu naître une sorte d’opinion publique (I), cette opinion ne faisait pas l’objet de consultations (II), mais elle prendra sa revanche dans la pré-révolution (III).
- I – L’expression de l’opinion
En marge des institutions, la vie politique au sens large inclut une vie politique officieuse, celle des mouvements d’opinion. En effet, il existait bien des mouvements d’opinion d’ancien régime (A), malgré l’absence de liberté de la presse (B).
A / Le développement d’une opinion publique
En ce domaine, deux facteurs cumulent leurs effets au XVIIIe siècle.
- Les modes d’expression traditionnels
Chez les élites, les modes d’expression pouvaient se développer partout, notamment au sein des institutions, des salons, opinion alimentée par la lecture. Dans le menu peuple, les véhicules de l’opinion étaient au contraire beaucoup plus frustes mais efficaces (ex: les chansons, les rumeurs). Ponctuellement, on trouvait des « troubles populaires », les émotions.
- Malgré une grande ignorance politique des masses, les notions de popularité et d’impopularité existaient depuis longtemps dans le peuple. En général, la personne du roi échappait à la critique direct, qui était principalement réservée à ses agents. Il existait en France une ou plusieurs opinions, à l’état rudimentaire mais de moins en moins rudimentaires au XVIIIe siècle au fur et à mesure de la diffusion des Lumières.
- La sociabilité nouvelle
Les sociétés de pensée, beaucoup plus nombreuses que les salons, caractérisent le XVIIIe siècle : les cercles savants, les loges maçonniques dans leur dimension pré-révolutionnaire sont le cadre d’une sociabilité nouvelle, égalitaire, fraternelle, annonciatrice de la Révolution. L’esprit public critique se forme dans ces sociétés de pensée ; on y voit se développer un homme nouveau, produisant un discours politique unanime et discret.
B / L’absence de liberté de la presse
Les débats politiques, pour être très largement diffusés, ont besoin de la presse, de l’écrit. Or l’Ancien régime ignore la liberté de la presse : toute publication imprimée doit faire l’objet d’une autorisation, d’un privilège royal. C’est le cas aussi bien pour les livres (1) que pour les presses périodiques (2).
- La diffusion des livres
La législation d’Ancien régime prévoit des peines sévères contre les auteurs, imprimeurs et colporteurs d’écrits diffamatoires ou désobligeants à l’encontre du gouvernement et des affaires publiques. Toutefois, l’application de cette législation est assez molle. Il existait une censure, relevant du directeur de la librairie. De 1750 à 1763, ce poste était occupé par Malesherbes, ami des Lumières, qui par delà sa fonction, a protégé des auteurs et ouvrages à caractère subversif, notamment L’Encyclopédie.
Si le gouvernement se montre plus ou moins souple, ce n’est pas le cas de l’Église et du parlement, à l’origine de la plupart des condamnations d’auteurs et de mises au pilon des ouvrages. Néanmoins, les livres circulent alors souvent discrètement (imprimés à l’étranger), l’administration royale ayant tendance à fermer les yeux. = À condition de le vouloir vraiment, presque tous les livres sont donc disponibles en France, donc presque toutes les idées politiques contenues dans ces livres.
Cependant, les livres coûtent cher ; par conséquent, ils ne touchent qu’une élite. Par exemple, L’Encyclopédie a eu 4 000 souscripteurs, il est donc difficile d’estimer le nombre de lecteurs.
- Toutefois, si le livre se porte bien, il n’est pas de même pour la presse.
- La faiblesse des publications périodiques
Dans l’ancienne France, il existe très peu de gazettes. À la différence de beaucoup de livres, ces gazettes traitent surtout de sujets politiquement neutres, littéraires ou scientifiques (le propriétaire ne veut pas risquer de se voir retirer son privilège royal en indisposant le pouvoir).
L’information politique est très peu courante, et réservée à un organe officieux : la Gazette de France (12 000 abonnés). Comme pour les livres, les gazettes sont imprimées à l’étranger (ex: Pays-Bas), les actualités arrivent donc très en retard et clandestinement. En France, les premiers journaux apparaissent seulement en 1777 (le Journal de Paris) et 1778 (le Journal général de la France). Par ailleurs, un certain nombre de gazettes existantes commencent à fournir modestement des pages politiques, mais les tirages restent faibles. Quant à la province, la presse périodique est presque inexistante (quelques centaines d’abonnés seulement).
- II – L’absence de consultation nationale
Dans l’ancienne France, le roi gouverne par conseil ; la consultation et la délibération sont en elles-mêmes des facteurs de vie politiques, mais ne sauraient dissimuler que le droit ne consulte plus la nation. L’éclipse des états généraux (A) a eu de graves conséquences (B).
A / L’éclipse des États généraux
Du XIVe siècle au XVIIe siècle, le roi avait réuni en fonction des besoins, selon une périodicité irrégulière, des délégués des trois ordres formant les états généraux. La plupart du temps, il s’agissait de consentir de nouveaux impôts. Certaines réunions (notamment lorsqu’elles avaient lieu en période de trouble) avaient donné des débats de fonds, aboutissant parfois à des réformes, mais dans une certaine anarchie. Le rôle bénéfique des états généraux était moins frappant que leur inutilité voire leur dangerosité. La dernière réunion des états généraux (1614-1615) a été considérée comme un obstacle au devant de l’absolutisme.
Dès lors, les états généraux ne sont plus convoqués. Cette signification est lourde : les Bourbons ont abandonné la consultation pour s’imposer à une noblesse turbulente. Bien sûr, il existait des états provinciaux mais ces institutions n’avaient que des attributions locales et administratives. Lorsque le roi voulait consulter au delà du cercle habituel de ses conseillers, il convoquait une assemblée de notables, beaucoup plus restreinte que les états généraux, dont les membres étaient désignés par le gouvernement (pas du tout la même signification) et sans avoir le droit de formuler des doléances. C’est le cas par exemple en février – mai 1787 lorsque Calonne (ministre de Louis XVI) veut faire accepter des réformes fiscales et administratives auxquelles s’opposent les parlements. Cette assemblée de notables connaît déjà un embryon de vie parlementaire, interpelle les ministres et provoque le renvoi de Calonne par Louis XVI (// futur parlementarisme).
B / Les conséquences
En 1788, Louis XVI convoque les états généraux. Cette réunion doit être examinée au prisme de la très longue éclipse qui l’a précédée. Louis XVI voulait les convoquer pour 1792, mais vu l’urgence, il approche la date de convocation à 1789. Cette décision apparaît comme beaucoup trop tardive pour assurer la survie de l’Ancien régime. Les états généraux avaient connu un très long sommeil (de 1615 à 1789), qui avait eu pour effet principal de créer une sorte de vide politique : il n’y avait plus de soupape de sécurité, plus d’occasion pour les Français de faire connaître au roi leurs doléances.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce vide politique a été profitable aux parlements, qui ont voulu réécrire l’histoire et se prétendre les représentants de la nation. La démarche des parlements était une démarche viciée en son principe : les magistrats du Parlement ne représentaient pas la nation, mais le roi dans l’exercice de sa justice. Cette démarche a néanmoins reçu un écho plutôt favorable et a assuré une très grande popularité aux parlementaires jusqu’en 1788 : les parlementaires se portaient en garants de la Liberté contre le despotisme. L’opinion en oubliait dès lors que les parlements étaient d’abord les gardiens des privilèges, et s’opposaient résolument à toute réforme égalitaire.
- III – La pré-révolution, une vie politique à sens unique
L’opinion éclairée par les Lumières trouvait de plus en plus insupportable d’avoir si peu de prise sur la politique, mais est apparue pendant longtemps comme dispersée, manquant de hardiesse et de moyens de communication. L’occasion de se rassembler et d’agir à l’échelle nationale est donnée par la crise politique et sociale de 1787-88, qui a dégénéré en la « pré-révolution ».
Lors de cette crise, on constate que les seules forces qui s’organisent sont les forces d’opposition. Les parlements s’engagent dans un bras de fer avec la monarchie ; les juges se montrent solidaires des grandes Cours. Les parlements vont être dépassés sur leur gauche par le Parti national (fraction la plus revendicative des bourgeoisies françaises de l’époque). Dans un premier temps, le Parti national a fait cause commune avec les parlements, puis s’est détourné des parlements en se rendant compte des préoccupations aristocratiques et inégalitaires des parlements.
Tout au long de cette période, le gouvernement reste totalement apathique. En juillet 1788, dans la perspective de la prochaine réunion des états généraux, Louis XVI libère enfin la presse ; le pays est littéralement submergé par le papier imprimé. L’immense majorité des brochures imprimées est hostile aux structures politiques et sociales traditionnelles. Pour autant, l’Ancien régime ne se défend pas. De même, pour les élections aux états généraux, le seul à préparer sérieusement ces élections est le Parti national : correspondance écrite entre les diverses sociétés françaises, créations de clubs politiques, diffusion des cahiers de doléances, rédaction de cahiers-type destinés à formater l’opinion politique… Le Parti national s’est attaché à filtrer les revendications des Français en écartant les revendications traditionnelles au profit de celles conformes à l’esprit des Lumières. De son côté, le gouvernement ne soutient aucun candidat ; c’est donc le Parti national qui va être élu.
→ Dans un premier temps, l’absence de véritable vie politique a pu pendant longtemps être commode, mais en apparence seulement, car elle s’est finalement retournée contre l’Ancien régime. Lorsque la monarchie s’efforçait de cantonner cette vie politique française au strict minimum, elle avait laissé grandir sourdement les oppositions. En faisant soudain appel à l’opinion, mais trop tardivement, elle crée des convictions d’une véritable vie politique, et n’essaie pas de reconquérir cette opinion.
Leçon n°4 : Louis XVI (1754 – 1793)
D’ordinaire, les personnages historiques ont une forte personnalité. Cependant, ce n’est pas le cas de Louis XVI (1754-1793). Il est néanmoins un personnage historique essentiel : il a été le dernier des monarques absolus (I), il a été le roi de la Révolution (II), et cette Révolution par un régicide a voulu à travers lui tuer en France l’idée même de royauté (III).
- I – Le dernier monarque absolu
Louis XVI n’aurait pas dû régner : ses frères sont morts prématurément. À l’âge de 11 ans, il se retrouve dauphin. Orphelin de mère à 12 ans, marié à 15 ans à Marie Antoinette, il succède à son grand-père Louis XV en 1774, à l’âge de 19 ans. Sa formation a contribué à son traditionalisme, mais elle ne lui a pas insufflé l’autorité nécessaire à la fonction.
A / La formation d’un dauphin
Il est timide et maladroit. Mal aimé : après la mort de son frère aîné, le gouverneur a toujours fait le reproche à Louis d’être moins doué que son frère. Louis a reçu une éducation soignée, il a un goût pour la lecture, est d’une intelligence moyenne mais plus cultivé que beaucoup de rois. Cependant en matière politique, le mal-être lui fait adopter un mélange de traditionalisme et de philosophie molle.
Il ne pouvait pas avoir le goût du pouvoir, le sens de l’autorité. Or, il n’y a pas de monarque sans autorité. Le message des Lumières saque cette autorité. Louis XVI aurait préféré ne pas avoir à régner ; il monte sur le trône à contrecœur à 19 ans, trop jeune, et affolé par ses responsabilités.
B / Le roi de la tradition
N’ayant pas été élevé dans les principes absolutistes, Louis XVI est un roi traditionaliste :
· Il favorise trop sa noblesse, et par là même la « réaction nobiliaire » ou « préjugé nobiliaire » : moyen pour la noblesse française de surmonter ses doutes existentiels (attitude de réaction, de raideur).
· Sous Louis XV, les Parlements bloquaient les réformes en multipliant les remontrances et refus d’enregistrement. ≠ En 1771, le Chancelier Maupeou remplace les parlements par des magistrats fonctionnarisés, rétribués par l’État. Cette rationalisation de la justice a été applaudie vigoureusement (notamment par Voltaire), mais aussi violemment dénoncée par l’ancienne magistrature. Une fois monté sur le trône, en novembre 1774 Louis XVI écarte Maupeou et rétablit les Parlements pour conserver l’amour de ses sujets. Ce retour à la tradition va interdire toute réforme en profondeur.
· Louis XVI avait conscience de sa dignité en tant que Capétien (dynastie de huit siècles) : il se fait sacrer à Reims selon les rites traditionnels le 11 juin 1775.
Néanmoins, chez Louis XVI le traditionalisme est associé à un certain progressisme (≈ générosité humanitaire) : il n’adopte bien sûr pas toutes les Lumières, mais n’est cependant pas complètement hostile à des réformes.
C / Le « despotisme de la faiblesse » (expression de François Bluche)
Les Français n’apprécient pas les longs règnes. À la mort d’un vieux roi, on se réjouissait de l’avènement de son successeur jeune. = Enthousiasme réel à l’arrivée de Louis XVI, jusqu’en 1791, malgré l’impopularité de Marie-Antoinette.
Les contradictions de Louis XVI se traduisent par une alternance de fermeté conjoncturelle et de faiblesse structurelle, qui favorisent les intrigues à la Cour. Le roi désire certaines réformes, mais n’en prend pas les moyens. Velléitaire, il ne cesse d’hésiter entre le sursaut d’autorité (sursaut tardif et toujours maladroit) et le renoncement (l’abandon, le maintien voire le renforcement des situations acquises…).
Son schéma théorique de gouvernement serait quasi-cyclique :
- · un ministre projette une réforme,
- · ce projet de réforme suscite l’opposition des privilégiés, donc des Parlements qui sont les protecteurs des privilèges,
- · le roi soutient son ministre avec toutes les apparences de la fermeté, jusqu’à procéder parfois à un enregistrement forcé,
- · le Parlement en appelle à l’opinion,
- · lever de bouclier contre le ministre,
- · le roi s’incline et renvoie le ministre,
- · un nouveau ministre est contraint à son tour d’envisager une réforme, → le cycle reprend.
Louis XVI ne sait pas exercer son « métier de roi » (formule de Louis XIV) ; il ne fait que pratiquer le « despotisme de la faiblesse ».
- II – Le roi de la Révolution (1789 – 1792)
Louis XVI admettait l’idée d’une représentation de la nation et d’une égalité plus nature, tempérée par la Providence. Mais il lui aurait fallu un caractère plus solide pour affronter la tempête de la Révolution. De 1789 à 1792, il sera toujours dépassé par les événements.
Par delà ce constat, l’attitude de Louis XVI a donné lieu a deux thèses contrastées : la thèse de la trahison et celle de la sainteté (A). En dehors de cette alternative caricaturale, il y a une place pour une vision plus complexe des choses (B).
A / Un traître ou un saint ?
On a vu naître une sorte d’attraction des auteurs vers ces deux pôles extrêmes. À gauche, les historiens républicains et marxistes ont fait de Louis XVI un traître à la nation. À droite, les auteurs contre-révolutionnaires étaient gênés par les contradictions du personnage : ils avaient en effet à choisir entre l’idée moralement fâcheuse d’un Louis XVI qui aurait joué un double-jeu, et celle où Louis XVI aurait eu une position de faiblesse. = Sainteté du roi martyre de la royauté, voire de la foi chrétienne. Ces deux thèses, quoique simplistes, ont encore aujourd’hui leurs adeptes.
B / Une attitude complexe
Un couple d’auteurs, Paul et Pierrette Girault de Coursac, ont publié en 1982 des ouvrages dans lesquels ils dépassent cette alternative et choisissent une troisième voie : celle de dire que Louis XVI aurait joué le jeu du public de la Révolution.
Louis XVI a prêté serment à la nation, à la Constitution de 1791 ; cependant, il devait être conscient du caractère forcé, conjoncturel, des serments révolutionnaires qu’on lui imposait. Il ne pouvait donc pas oublier les promesses prononcées à Reims le jour de son sacre. Pour autant, il ne rejetait pas nécessairement toute la Révolution. Par conséquent, peut-être a-t-il cru pouvoir renouer avec la vraie tradition nationale et royale en conciliant une image paternelle du monarque avec le droit des Français à la parole. Il n’est pas exclu qu’il se soit cru autorisé à mélanger deux conceptions inconciliables de la souveraineté : une part prépondérante de souveraineté royale, mais aussi une part de souveraineté nationale (adoptée dès le 17 juin 1789).
Dans cette éventuelle volonté de synthèse, il y avait beaucoup de naïveté, un très faible sens de l’opportunité politique, et une méconnaissance du droit public de la monarchie. En effet, dans la perspective de Louis, monarque d’ancien régime soumis aux lois fondamentales du royaume, la loi de l’indisponibilité de la Couronne imposait au roi de France de transmettre la couronne intacte (= dotée de toutes ses prérogatives, y compris de souveraineté) à son successeur désigné par les lois fondamentales. La sanction de toutes ses erreurs sera redoutable et très disproportionnée.
- III – Le régicide (1793)
On parle souvent du procès de Louis XVI, mais ce procès n’en a pas été un (A) : la mort du roi a été conçue comme un acte politique fondateur (B).
A / Un simulacre de procès
Après la chute de la royauté en 1792, la Convention nationale est déclarée et élue pour adopter une nouvelle Constitution. Cette assemblée comptait moins de juristes que l’Assemblée constituante. Un procès pouvait calmer les scrupules éventuels des quelques députés juristes.
La situation à l’époque du procès de Louis XVI est frappante : tiraillement entre les Girondins et les Montagnards. Tandis que les républicains modérés (la « Plaine ») et un certain nombre de députés girondins se perdaient, les Montagnards ne se posaient pas de questions : selon eux, « cet homme doit régner ou mourir » (formule de Saint-Just).
La défense de Louis XVI était paralysée : on lui posait des questions confuses ou ambivalentes, on lui présentait les pièces à conviction sans lui laisser le loisir de les examiner, on écartait toutes les pièces à décharge… Aucun chef d’accusation n’était vraiment solide. S’il s’était agi d’un procès selon la philosophie pénale des Lumières et de la Révolution, sur les points obscurs le doute aurait dû profiter à l’accusé. Avec le recul du temps, en termes judiciaires Louis XVI aurait dû être considéré comme innocent (pas assez de preuves contre lui). Cependant, Robespierre et Saint-Just avaient vu juste : les formes judiciaires étaient artificielles, et dissimulaient en réalité un acte politique ; il fallait moins juger le roi que le tuer pour former la République.
B / Un acte fondateur
La mort de Louis XVI (ou Louis Capet) sur l’échafaud était censée contribuer à la fondation de la République. En la personne de Louis XVI, on tuait plusieurs personnes, à savoir le roi constitutionnel de 1791 et le monarque absolu d’avant 1789, mais au fond une seule personne, celle du roi discrédité (on l’a empêché de se raser afin qu’il offre une image dépréciée de la royauté, Marie-Antoinette est guillotinée après avoir été accusée d’inceste, le dauphin est détruit en prison et meurt en 1795…).
Pour les Montagnards, la proclamation de la République n’était qu’une formule, ne créait pas la République : la mort du tyran était un préalable indispensable à une régénération du pays à la Terreur qui une fois acquise, permettrait de fonder la véritable République. Pour les Jacobins, la fondation de la République ne serait complète que lorsque le peuple serait débarrassé de tous ses ennemis.
→ On peut interpréter le régicide en terme de succès ou d’échec. Dans l’immédiat, on peut dire que ce régicide est un succès, = défi lancé à la République à l’Europe monarchique entière. À ce défi, l’Europe des rois répond par une coalition qui va échouer contre la France.
À moyen terme, le succès est discutable ; en effet, la République française va se transformer en empire, puis le roi revient en 1814, le régicide n’a donc pas empêché la restauration des Bourbons. Le bref retour de la République en 1848 et l’instauration durable de la République après 1870 ne doivent pas grand-chose à la mise à mort de Louis XVI.
Cependant, à très long terme il n’est pas exclu que le régicide ait été un succès ; en arrière-plan, il porte l’idée de tyrannie et de trahison royale. Il est vrai que le regard porté sur la royauté par la majorité des Français est resté encore aujourd’hui globalement négatif.
Leçon n°5 : Naissance de l’esprit révolutionnaire
Beaucoup d’auteurs admettent comme une vérité d’évidence que les Lumières ont produit la Révolution française. Cependant, cette analyse mérite d’être nuancée. Dans l’ensemble, les philosophes des Lumières ne se voulaient pas du tout révolutionnaires, mais réformistes. Si le XVIIIe siècle peut paraître pré-révolutionnaire, c’est en réalité moins par une dimension révolutionnaire que par la pratique des sociétés de pensée (I). En effet, le XVIIIe siècle a vu se développer en France une nouvelle sociabilité (II), qui a fait le lit de la Révolution à venir en produisant assez tôt, bien avant la pré-révolution de 1788, un mode pré-révolutionnaire de comportements et de discours (III). Il ne faudrait pas pour autant cultiver le fantasme d’un complot organisé à dominante maçonnique, qui aurait visé à renverser l’Ancien régime (IV).
- I – L’esprit des Lumières et la Révolution
Dans la DDHC du 26 août 1789 adoptée par l’Assemblée constituante, on retrouve les thèmes développés par les philosophes du XVIIIe siècle : nouvelle philosophie pénale, séparation des pouvoirs, etc. L’influence de Montesquieu aurait marqué la première période de la révolution (1789 – 1791), Rousseau aurait marqué la seconde (1793 – 1794).
A / L’influence de Montesquieu (1789 – 91)
La Révolution avait choisi de rompre avec la monarchie absolue et la confusion des pouvoirs, en distribuant les fonctions étatiques entre des organes distincts. Néanmoins, quoique désormais distincts, ces organes n’étaient pas destinés à interagir harmonieusement comme l’avait préconisé Montesquieu dans son ouvrage De l’esprit des lois. Les révolutionnaires favorables aux idées de Montesquieu étaient en petit nombre, particulièrement à l’Assemblée nationale constituante ; ils ont été marginalisés dès septembre 1789, où la Révolution a opté pour le déséquilibre entre des organes opposés. L’expression de « séparation des pouvoirs » a surtout servi aux Lumières à dissimuler un absolutisme de genre nouveau, l’absolutisme du législatif.
B / L’influence de Rousseau (1793 – 94)
Robespierre et les Jacobins ont beaucoup emprunté à la morale de Rousseau. Mais Rousseau n’aurait pas pu approuver ces lois de la Révolution, lois innombrables, circonstancielles, contradictoires, votées par des députés élus sans mandat impératif (= sans aucun contrôle possible des mandants sur les mandataires + élus par des minorités). En effet, selon Rousseau les bonnes lois devaient être peu nombreuses et donc avoir un caractère général, s’appliquer à tous puisque étant l’expression de la volonté générale, mais aussi adoptées par le souverain et non par des représentants.
→ Ces deux exemples de Montesquieu et Rousseau suffisent à nuancer que la Révolution courante est la fille des Lumières. Toutefois, on peut objecter qu’à la fin du XVIIIe siècle, les auteurs plus jeunes se montraient politiquement plus radicaux que ceux de la génération précédente. Certains de ces auteurs sont mêmes passés à l’action révolutionnaire contraire, comme le marquis de Condorcet (député à l’Assemblée législative puis à la Convention nationale, auteur du projet girondin de Constitution de 1793) ou encore Garat (député à l’Assemblée constituante et sous le Directoire).
Il n’en demeure pas moins que dans leur très grande majorité, les hommes des Lumières souhaitaient des réformes de grande ampleur, mais raisonnées, et non bâclées, sous forme de violence incontrôlable. La plupart de ceux qui ont connu la Révolution porteront dessus un jugement critique plus ou moins sévère.
Au XVIIe, Dieu était placé au centre de tout. ≠ Au XVIIIe siècle, les Lumières placent l’homme au centre de tout, l’homme jugé capable par sa raison et sa volonté de se construire un gouvernement libre dans la perspective d’accéder au bonheur terrestre. = La raison s’est à la fois laïcisée et politisée ; or cette raison condamnait objectivement l’ancien régime politique et social. Dès lors, vouloir tout rationaliser, c’était prendre le risque de provoquer une déflagration et de sauter dans l’inconnu. D’autant plus que les thèmes et formules d’origine philosophique vont se répandre brutalement en 1789 dans des milieux populaires, qui ignoraient tout de la philosophie.
Par exemple, la notion d’égalité est particulièrement forte et évocatrice. La Révolution annonce aux hommes qu’ils sont libres et égaux en droits. Comment leur faire admettre que cette égalité juridique ne sera pas accompagnée d’une égalisation matérielle, ni même d’une forte réduction des égalités de fortune ? Beaucoup des petits auteurs participeront activement à la Révolution, notamment Jacques-Pierre Brissot ou le journaliste révolutionnaire Jean-Paul Marat (député à la Convention nationale).
À la différence des hautes Lumières (globalement réformistes), les basses Lumières étaient quant à elles déjà au fond révolutionnaires. Les idées du siècle étaient globalement réformistes, mais comment a-t-on basculé dans la dimension révolutionnaire ?
- II – Les sociétés de pensée
L’expression « société de pensée » n’avait pas cours au XVIIIe siècle. Cette expression est générique, elle recouvre toutes sortes d’associations : académies de province, sociétés savantes (à vocation aussi bien littéraire que scientifique), sociétés d’agriculture, cabinets de lecture (très nombreux à cette époque où le livre était rare), les nombreuses loges de franc-maçons…
Les sociétés de pensée apparaissent à la charnière des XVIIe – XVIIIe siècles, dans les toutes dernières années du règne de Louis XIV (1715). Dès les années 1750, alors que la vie politique en France était des plus réduites, les sociétés de pensée sont avant tout des lieux de contact, de causerie entre amis soucieux d’accéder à la connaissance de la vérité. Pour beaucoup d’entre elles, ces sociétés sont loin d’être repliées sur elles-mêmes ; au contraire, elles se veulent résolument ouvertes sur l’extérieur. Les membres de ces sociétés entretiennent une correspondance écrite de plus en plus régulière et abondante à la fin du XVIIIe avec d’autres sociétés de pensée.
Ce phénomène incontestable donnera lieu à une interprétation faussée. Il va contribuer à faire croire à certains que la Révolution française a été le résultat d’un complot politique organisé. Ces associations ont largement contribué à la diffusion des idées des Lumières au sein d’un public élargi, mais moyennant une double déformation : schématisation / radicalisation des idées des Lumières, engendrant un glissement possible des hautes Lumières vers les basses Lumières.
Cependant, le rôle social, intellectuel, culturel, politique des sociétés de pensée ne s’est pas arrêté là. L’apport le plus décisif est d’avoir servi de cadre à un nouveau type de rapports sociaux, = nouvelle sociabilité, qui a pu même se développer à l’insu des acteurs eux-mêmes. Cette sociabilité est égalitaire et fraternelle dans son principe, ayant pour effet non négligeable d’effacer provisoirement à l’intérieur du cercle les distinctions sociales qui restent en vigueur à l’extérieur du cercle (ex: un noble de haut rang peut côtoyer un roturier à l’intérieur de la société). Néanmoins, même si il est vrai que cette égalité a un caractère artificiel puisqu’elle se limite à la durée de la réunion, cette égalité pourra laisser des traces profondes dans les esprits concernés.
Cette sociabilité des sociétés de pensée annonce qu’on connaîtra très bientôt la sociabilité des clubs révolutionnaires, et plus généralement de tous les lieux politiques de la Révolution française. Par exemple à Paris, il existait des districts (remplacés par des sections en 1790), au départ unités de vote qui sont assez vite devenues des entités politiques et administratives tendant à la permanence, dans laquelle s’est développée une sociabilité révolutionnaire.
Ce n’est donc pas un hasard si en 1789, beaucoup des sociétés de pensée existantes se transforment en clubs politiques. En effet, il y a peu de différences entre ces deux notions : ainsi, elles n’ont pas besoin de changer de cadre humain, matériel, d’esprit, ni de mode de fonctionnement, ni de discours. Le discours que proposaient les sociétés de pensée d’ancien régime était objectivement pré-révolutionnaires.
- III – La production d’un discours
Au XVIIIe siècle, les sociétés de pensée, en particulier les loges maçonniques fonctionnent pour beaucoup d’entre elles comme de véritables laboratoires sociaux. En effet, dans le cadre banal de ces associations de particuliers, désireux d’échanger verbalement avec leurs semblables, on n’assiste pas seulement à un brassage social inaccoutumé, mais on va voir se modeler une variété d’individus jusqu’alors inédite, ce que le sociologue d’aujourd’hui peut appeler « homo ideologicus », ≈ stade suprême de l’homo sapiens sapiens. L’homo ideologicus, lorsqu’il est réuni en groupe dans la société de pensée, produit un discours très typé, dans lequel on retrouve trois caractères forts étroitement complémentaires : une tendance à l’abstraction (A), une tendance à la simplification (B), et la recherche de l’unanimité (C).
A / L’abstraction
Une société de pensée est par sa nature même un lieu de discussion, de causerie. Ce n’est pas un lieu propice à l’action politique, ni même un lieu où l’on se prépare en vue d’une action prochaine. Il est assez rare qu’une société de pensée se trouve en prise directe sur les événements. Cependant, c’est tout de même un lieu où l’on réforme le monde. On peut donc s’affranchir des réalités, des circonstances, des nécessités du moment pour ne parler politique qu’en recourant à de grandes idées, de grands thèmes, de grands principes que l’on emprunte à la philosophie des Lumières. Ce constat a poussé le sociologue Jean Baechler à résumer la chose dans la préface de L’esprit du jacobinisme (1879) : « On caricaturerait à peine en disant que la société de pensée est une officine à produire des majuscules. »
Qui dit abstraction dit le plus souvent mépris des réalités ; cette tendance à l’abstraction était incompatible avec un quelconque réformisme, elle était déjà profondément révolutionnaire et sera bientôt l’une des caractéristiques majeures du discours révolutionnaire en action dès 1789. Elle ne fera que croître durant les années jacobines (1793 – 1794). Cette tendance à l’abstraction, considérée comme un travers français, a été dénoncée dès 1790 par le libéral britannique Edmund Burke dans ses Réflexions sur la Révolution de France.
B / La simplification
Les sociétés de pensée sont à la recherche de la vérité. Or la vérité est d’autant plus rassurante qu’elle est simple. Le discours produit par la plupart des sociétés de pensée, en même temps qu’il tourne à l’abstraction, est très simplificateur. Lorsqu’au cours de la conversation au sein du groupe apparaissent des nuances, qui pourrait être gênantes car ne cadrant pas avec la vérité admise par le groupe, elles sont assez vite gommées et estompées. Le plus souvent, il n’y a même pas besoin de gommer les nuances car le groupe, tout absorbé qu’il est par la contemplation de la vérité, ne les a pas discernées. Cette tendance à la simplification sera également l’une des caractéristiques majeures du discours révolutionnaire dès 1789 et dans les années 1793 – 1794. Le débat politique à cette époque va être ramené à un affrontement manichéen, irréaliste, entre le bien, révolutionnaire et absolu / et le mal, contre-révolutionnaire.
C / L’unanimité
Dans sa composition humaine, la société de pensée est socialement diverse : on y rencontre indifféremment des membres des trois ordres. Dans les faits, elle est animée par une minorité, particulièrement agissante car préparant les réunions. Ces deux éléments (diversité sociale / direction effective) semblent empêcher que se développe l’unanimité. Malgré ces éléments contraires, la société de pensée apparaît comme une sorte de machine à produire du consensus et de l’unanimité.
Dans les faits, aucune unanimité n’est acquise a priori. Il peut apparaître des fausses notes dans la société de pensée, mais il ne faut pas que celles-ci nuisent à l’harmonie générale qui doit régner. Ceux qui n’adhèrent pas à toute la vérité du groupe sont amenés à se rallier, sinon ils sont accusés de cultiver leurs intérêts particuliers ; les opposants sont alors marginalisés voire exclus du groupe. Cette volonté d’unanimité autour d’une vérité officielle, accompagnée d’une exclusion du déviant, sera l’une des attitudes caractéristiques du personnel révolutionnaire (surtout en 1793 – 94).
Malgré leur appellation, les sociétés de pensée sont peu propices à l’émergence et au développement d’une véritable pensée riche et variée, sauf à considérer qu’une pensée unique est une pensée digne de ce nom.
L’individu du XVIIIe siècle, qui peine à s’extraire de la société d’Ancien régime, se métamorphose dans le groupe en un être socialisé, dont l’autonomie intellectuelle est déjà étonnamment limitée, mais à son insu. = Lui-même croit de bonne foi qu’il est en train d’accéder au stade supérieur de la véritable liberté. Il y aurait alors un risque de dérive d’une telle sociabilité si elle sortait de l’aspect privé pour envahir la sphère publique, ce qui sera le cas avec la Révolution.
Parmi ces risques, figure au premier chef celui d’une dérive terroriste. Il suffisait pour cela de franchir plusieurs degrés de l’exclusion (écarter du groupe l’ami, le frère devenu un déviant) : à partir de la notion d’exclusion, du degré de l’exclusion au degré d’extermination physique de l’ennemi. Cette idée révolutionnaire d’une élimination physique de l’autre, typique du jacobinisme, n’est pas d’actualité dans les sociétés de pensée au XVIIIe siècle. Une telle idée d’élimination physique de l’autre était totalement étrangère aux philosophes des Lumières.
- IV – Une sociabilité pré-révolutionnaire sans complot
L’apparition au XVIIIe siècle de cette nouvelle sociabilité, de ce nouveau type de production du discours, constitue un fait sociologique majeur défini par l’historien Augustin Cochin : auteur longtemps méprisé ou ignoré par les historiens, jusqu’à sa réhabilitation par François Furet dans Penser la Révolution française (1978). Cochin admirait Durkheim et l’analyse de Cochin est historique et sociologique, = démarche scientifique. En outre, cette démarche de Cochin pouvait ouvrir des perspectives vertigineuses sur ce qu’allaient être les divers totalitarismes du XXe siècle.
Pour discréditer l’analyse de Cochin, l’historiographie dominante a considéré que Cochin n’avait fait que déterrer le vieux mythe du complot organisé par la franc-maçonnerie. Ce mythe a été développé assez tôt par plusieurs auteurs de la mouvance contre-révolutionnaire, notamment l’abbé Barruel dans son Mémoire pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-99), malgré l’appartenance de nombreux franc-maçons à la contre-révolution. Le fantasme du complot franc-maçonnique a été souvent repris, mais les auteurs sont souvent restés à la surface des choses. Ils ont confondu le caractère pré-révolutionnaire des sociétés de pensée avec l’idée d’un complot actif, pensé par la franc-maçonnerie contre le monarque. Lorsqu’un régime politique est usé, il s’effondre d’abord de lui-même de l’intérieur, beaucoup plus qu’on ne le renverse de l’extérieur.
En 1789, les loges maçonniques ont préparé efficacement l’élection des députés aux états généraux. Les sociétés de pensée sont passées rapidement de la causerie à l’action politique. De leur côté, les membres du gouvernement sont restés étrangement passifs, ≈ sorte de démission générale de leur part. Toutefois, cela signifie pas qu’il y ait eu complot organisé.
À la fin du XVIIIe siècle, la sociabilité nouvelle avait débordé quelque peu du cadre des seules sociétés de pensée, pour influer par exemple sur certaines délibérations des cours souveraines. Par exemple, lorsque le Parlement de Paris délibérait du contenu des remontrances, les magistrats les plus éclairés (= les plus militants) s’efforçaient de faire traîner les débats : on attendait les départs des magistrats les plus modérés (= les plus vieux qui s’en allaient par lassitude et fatigue), et l’on se mettait alors à la rédaction des remontrances. Les textes de ces remontrances étaient donc beaucoup plus radicaux et agressifs que les débats de la journée ne l’auraient laissé supposer, mais la mécanique était en route et les absents s’y rallient donc rétrospectivement.
→ La Révolution est sans doute l’une des époques de l’histoire où on a le plus parlé de complot. En son temps, ce recours à l’idée de complot était très commode, = solution de facilité, qui permettait d’expliquer l’inexplicable, aussi bien pour les révolutionnaires que pour les contre-révolutionnaires. Cependant, la Révolution n’a pas été le résultat d’un complot ; elle avait de nombreuses raisons d’éclater (raisons financières, économiques, sociales, politiques).
En revanche, il est incontestable que bien avant 1789, au sein de beaucoup de loges maçonniques et de sociétés de pensée, une partie de la Révolution était déjà faite dans les esprits et les comportements. Les dérapages ultérieurs de la Révolution étaient déjà vraisemblables, annoncés, = les sociétés de pensée étaient la matrice du jacobinisme.
Leçon n°6 : La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
Adoptée par l’Assemblée nationale constituante le 26 août 1789, la DDHC condense l’essentiel de la pensée de 1789. Ce texte est de loin le plus important des premiers mois de la Révolution française. Il a eu un retentissement historique considérable, et son influence se fait ressentir encore sur le point idéologique au sens large, et au niveau du droit positif. « La France, pays des droits de l’homme » = formule clichée.
Depuis 1971, la valeur constitutionnelle de la DDHC et par conséquent des textes de lois adoptés par les représentants du peuple souverain sont censurés éventuellement par le Conseil constitutionnel, au nom de la DDHC plus qu’à la lettre de la DDHC. Il arrive que le Conseil constitutionnel, quoiqu’il s’en défende, crée du droit en disant ce que ne dit pas tout à fait la DDHC, ou bien en négligeant ce qu’elle a dit. Ce texte offre d’innombrables perspectives de réflexion. Toutefois, la multiplication ininterrompue des droits catégoriels nous a éloignés de l’universalisme de la DDHC de 1789.
- I – L’élaboration de la DDHC
Au XVIIIe siècle, les droits de l’homme étaient dans l’air du temps ; il ne faut donc pas s’étonner qu’en 1789, un certain nombre de brochures publiées et de cahiers de doléances, rédigés en vue des états généraux, réclamaient une déclaration de ces droits. De plus, on avait connu un précédent récent : celui des États-Unis d’Amérique.
À l’Assemblée nationale constituante, la majorité des députés est prête à déclarer un nombre de droits de l’homme, mais dès qu’on élargit la perspective, il n’y a plus d’unanimité en raison d’un certain nombre de craintes et de peurs. À gauche, on peut craindre que la rédaction d’une déclaration des droits débouche sur un certain immobilisme, qu’elle formule les droits de l’homme de manière définitive donc figée, ce qui pourrait arrêter les progrès de la raison et de la révolution. / En revanche, pour d’autres députés plus conservateurs ou modérés (hommes au départ révolutionnaires, engagés dans la voie de la modération), la crainte est différente : ils ont peur de trop faire rêver le peuple, d’exciter un peu plus les passions, les violences qui secouent déjà le pays au début de l’été 1789. Les craintes de ceux qui sont réticents peuvent aller jusqu’à une hostilité de principe à l’idée même de déclarer les droits de l’homme. C’est par exemple le cas de la majorité des députés du clergé, dans l’ensemble réformistes et avancés politiquement, mais qui restent néanmoins opposés à l’esprit des Lumières, fort peu religieux.
On pourrait à première vue avoir l’impression que le débat va se résumer en un face à face entre les constituants de l’Assemblée ; au sein des députés émerge la personne de Mounier. Le projet de déclaration rédigé par Mounier est contrebalancé par un principe de sensibilité monarchiste, le « principe de gouvernement français » ; il veut rappeler qu’en 1789, les Français ne sortent pas d’un état de nature. Malgré la Révolution, les Français ont derrière eux une histoire qui se confond en grande partie avec l’histoire de la monarchie.
En face, la minorité du comité (de gauche) soutient l’abbé Seyiès, auteur lui aussi d’un projet de déclaration plus philosophique et rationnel. Au début du mois d’août, le débat à l’Assemblée constituante oppose les adversaires et les partisans de la Déclaration ; les adversaires savent que la partie est perdue. Par conséquent, ils se rallient le 4 août à la proposition du député l’abbé Grégoire, qui proposait d’ajouter à la DDHC une déclaration des devoirs. La majorité des députés admet parfaitement l’existence de devoirs, à commencer par le devoir de respecter les droits d’autrui. Mais bien que la majorité admette l’existence des devoirs, elle se méfie d’une telle déclaration, qui risquerait de tourner au catalogue, dans lequel pourraient être inclus les devoirs envers Dieu et envers le roi, ce qui maintiendrait une certaine continuité avec l’Ancien régime. C’est pourquoi on adopte le principe d’une Déclaration des seuls droits.
Début août 1789, l’heure n’est pas à la continuité, mais à la « table rase » : le soir même, l’abolition des privilèges interrompt le débat sur la Déclaration jusqu’au 13 août. Il est possible qu’en cette occasion, l’Assemblée nationale constituante aurait manqué une occasion historique : les Français revendiquent volontiers leurs droits.
Le débat final sur la DDHC dure une semaine, du 20 au 26 août 1789 ; le vote s’effectue article par article, les modérés marquent de leur influence les premiers articles (notamment le Préambule) puis sont débordés sur la gauche. Le texte final voté le 26 août 1789 est un peu désordonné, et inachevé. Les constituants ont conscience que le travail n’est pas terminé. Ce texte remporte néanmoins un succès immédiat, et est alors fixé dans sa forme primitive.
- II – Le contenu de la Déclaration
À la lecture, la DDHC semble former un tout cohérent ; cette impression est due à son style, beaucoup plus pur que n’importe lequel des nombreux projets individuels précédemment soumis à l’Assemblée constituante. La DDHC est l’expression de la volonté générale (cf art.6). Si la loi est l’expression d’une volonté, cette loi pourra toucher aux droits naturels. Or, ils sont dits imprescriptibles. Étant donné les oppositions à l’Assemblée constituante et une culture philosophique et juridique inégalement répartie entre les députés, la DDHC n’a pas de signification d’ensemble incontestable en 1789. On y trouve la trace des abus de l’Ancien régime, dénoncés par les Lumières (art. 7, 8 et 9). L’article 10 peut satisfaire beaucoup de monde : le clergé, mais aussi les adeptes éclairés de la tolérance (synonyme à l’époque d’athéisme). L’article 11 sur la libre communication des pensées et des opinions répond à la censure de l’Ancien régime.
Le caractère inviolable et sacré de la propriété (art. 2) vient conclure plusieurs siècles d’exaltation croissante de la propriété. Le volet fiscal de la DDHC est également lié au monde des propriétaires, il est influencé par les doctrines libérales de Locke et des économistes français (les physiocrates). L’impôt doit être consenti, il n’a qu’une fonction de donner à l’État les moyens d’accomplir sa tâche : garantir les droits de chacun. Pour correspondre parfaitement aux services rendus, l’impôt doit être proportionnel et non progressif ; on a écarté l’idée d’une redistribution de la richesse par recours aux plus démunis.
Les futurs Jacobins vont apprécier grandement la suprématie de la volonté générale et la souveraineté de la nation, et goûter particulièrement l’affirmation de l’égalité. Tous les députés de la Constituante sont convaincus qu’une Constitution écrite organisant la séparation des pouvoirs assurera le bonheur de tous. Néanmoins, ce texte a une faiblesse non négligeable.
- III – La faiblesse de la Déclaration : le légicentrisme
La DDHC, malgré tous les éléments de complexité, a fait l’objet d’un très large ralliement de la part des députés. Ce ralliement résulte du légicentrisme du texte même de la Déclaration. Le légicentrisme est l’attitude la plus répandue parmi les hommes de 1789. La déclaration fait d’ailleurs constamment référence à la loi. Mais le légicentrisme de 1789 est loin d’être homogène ; il y a surtout deux types à la constituante :
· Les modérés et conservateurs voient la loi comme un rempart protecteur, permettant d’arrêter les débordements et fixer les limites nécessaires à l’autonomie individuelle. = Légicentrisme restrictif et pessimiste.
· À l’inverse, la gauche de l’Assemblée constituante voit l’attitude opposée. Les révolutionnaires les plus avancés considèrent les droits de l’homme comme un point de départ, une base sur laquelle on pourra construire rationnellement une politique parfaite. Pour eux, la loi parfaite (expression de la volonté générale) doit développer ces droits naturels de l’homme. Ce légicentrisme de gauche est résolument optimiste.
La conjonction de ces deux attitudes contraires aboutit au vote d’un texte littéralement écrasé par la loi positive, d’où un risque d’une violation légale des droits de l’homme.
Dans une formule saisissante, Mitterrand avait évoqué la « force injuste de la loi ». La plupart des hommes de 1789 auraient condamné avec indignation une telle formule ; les constituants eux-mêmes n’avaient-ils pas déclaré la résistance à l’oppression comme un droit naturel de l’homme ? Cependant, les constituants n’avaient pas précisé cette notion, la laissant dans le flou.
Un citoyen peut invoquer la résistance à l’oppression, mais uniquement dans le cadre d’une oppression illégale ; à l’époque, on ne se méfie pas du législatif, mais uniquement de l’exécutif royal qui va essayer de récupérer ce qu’il a perdu politiquement.
Art. 7 : « Tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. »
Pourtant, les députés eux-mêmes vont violer la DDHC en malmenant le droit de propriété en décrétant le 2 novembre 1789 que les biens de l’Église de France sont la propriété de la nation, sans envisager la juste et préalable indemnité prévue à l’article 17. De même, ils vont malmener la liberté religieuse l’année suivante en fonctionnarisant autoritairement le clergé en 1790, et en exigeant de lui un serment politique en novembre 1790. Toutes ces mesures intervenues dans la première année de la Révolution étaient fort inquiétantes pour l’avenir même de la Déclaration des droits de l’homme.
→ La DDHC est un texte fondateur, mais qui à certains égards, involontairement, comporte des dangers. Sa clarté, son équilibre, sont en grande partie des apparences qui tranchent avec la complexité du fond, et ne permettent de préjuger de l’usage que la révolution va faire de ce texte fondateur. La DDHC est le plus bel hymne qui soit à l’émancipation de l’homme citoyen, mais ne fait pas obstacle à de possibles dérapages liberticides, quoique légaux. On pourrait considérer qu’elle aurait fourni une arme à la future Terreur : la loi.
Leçon n°7 : La Terreur
Le mot « terreur » est associé historiquement au millésime Quatre-vingt-treize de Victor Hugo. Ce mot est employé par les historiens pour désigner une période particulière de la Révolution française, période située entre septembre 1793 (en septembre annonce par la Convention nationale de la Terreur) et juillet 1794 (9 thermidor an II, chute de Robespierre).
Ce cadre chronologique est commode, mais il ne faudrait pas s’y laisser enfermer : avant de devenir un système étatique, la Terreur avait déjà été auparavant un climat, et à l’occasion une pratique. Elle peut faire l’objet de nombreuses approches, typologies, selon qu’on choisit de se référer à sa source, sa chronologie interne, sa couleur politique, sa fonction :
· Si l’on se réfère à la source de la Terreur, on peut établir une opposition classique entre des terreurs spontanées venues d’en bas, et la terreur d’État imposée par le haut.
· En s’attachant à la chronologie interne de la terreur, distinction classique entre une première terreur (août et septembre 1792 dans la foulée de la chute de la royauté le 10 août 1792), la Terreur (1793) et la Grande Terreur (juin et juillet 1794).
· Quant à la couleur politique, opposition classique entre la Terreur bleue (républicaine) et la Terreur blanche (contre-révolutionnaire).
· Pour ce qu’il est de la fonction, on peut distinguer une fonction négative (= idée de riposte à des dangers immédiats, réponse différée à l’Ancien régime monarchique et à la supposée violence d’État) et une fonction positive (= la Terreur comme moyen de gouvernement, de régénération).
La Terreur bleue forme un tout, ce qui contribue à lui donner une efficacité redoutable ; mais dès qu’on entreprend de dégager les divers éléments de ce tout, on se rend compte qu’il manque d’homogénéité. En effet, la Terreur apparaît à la fois comme rationnelle et irrationnelle : rationnelle en tant qu’elle est une arme, un levier aux mains des Jacobins au pouvoir en 1793-1794 / dans le même temps, en contrepoint, la Terreur est aussi irrationnelle : elle sert à produire une réalité artificielle, elle apparaît comme le moyen pour ses acteurs d’affirmer la légitimité de leur combat révolutionnaire et la réalité même de la Révolution en marche.
Il ne faut pas s’étonner qu’elle ait un aspect rationnel et irrationnel ; les phénomènes révolutionnaires connaissent en effet très souvent une dérive saturnienne (< Saturne, qui dévorait ses propres enfants), ainsi qu’une hypertrophie du concept d’ennemi. La terreur est rationnelle en tant qu’arme du gouvernement et instrument de régénération (I), mais elle est dans le même temps irrationnelle comme productrice indispensable de finalité et de réalité révolutionnaire (II).
- I – Une Terreur rationnelle
La raison a pu fonctionner de différentes manières, notamment sous trois aspects : l’aspect défensif d’une terreur en riposte (A), l’aspect offensif d’une terreur brute (B), et l’aspect constructif d’une terreur porteuse d’unité et de régénération (C).
A / La Terreur comme riposte
a) Une thèse plausible
En mars 1793, la jeune République française est attaquée de toutes parts (extérieur et intérieur) : elle est menacée dans son existence même. Dès lors, une réaction vigoureuse s’impose ; pour faire front, la Convention nationale va décréter au nom du salut public des mesures de plus en plus énergiques. L’expression « salut public » peut être entendue dans un sens simplement, étroitement sécuritaire : il s’agirait en ce cas de défendre d’abord les frontières, puis l’ordre interne menacé par les complots et les insurrections. C’est ce second aspect de la défense qui justifierait la Terreur. Cette conception sécuritaire du salut public peut faire songer le juriste d’aujourd’hui à des notions modernes : État d’exception, de circonstances exceptionnelles. En 1793, tous les républicains sincères peuvent se rallier de bonne foi à cette notion sécuritaire de « salut public » par un réflexe de défense républicaine.
Néanmoins, les députés de la Plaine et les Girondins peuvent être amenés à voter avec les Montagnards des mesures pouvant être qualifiées de « pré-terroristes ».
b) Le sens des mots
À la différence de l’historien qui peut analyser tranquillement, les députés à la Convention devaient à la fois écouter le discours, le comprendre, et agir pour réagir dans l’immédiat et presque toujours dans l’urgence. Comment s’étonner dans ces conditions de la relative myopie d’un certain nombre d’entre eux face à la nature profonde de la Terreur ? D’autant que cette myopie a pu être entretenue dans un premier temps par le discours même du jacobinisme au pouvoir. En effet, le discours jacobin comporte souvent plusieurs discours de compréhension, voire un véritable double sens.
Par exemple, le 10 octobre 1793, Saint Just prononce devant la Convention nationale un rapport sur la nécessité de créer un gouvernement provisoire qui serait révolutionnaire jusqu’à la paix. Dans ce discours, Saint Just parle notamment de « comprimer la minorité monarchique », = punir, gouverner par le glaive. Toutefois, à aucun moment il ne parle de tuer ni exterminer. De même, le 17 pluviôse an II (5 février 1794), Robespierre définit dans un discours la Terreur comme une justice prompte, sévère, inflexible, mais une justice tout de même, laquelle serait une conséquence de la vertu. Selon Robespierre, la vertu est le principe général de la démocratie, = la Terreur est donc une application de ce principe de vertu à ce que Robespierre appelle les plus pressants besoins de la patrie.
Quand on relit ces thèses, on s’aperçoit qu’il arrive souvent que les mots prononcés à la tribune de la Convention soient moins forts que leur contenu. Beaucoup de députés ont peur, mais aussi peuvent être abusés par le discours officiel + par le vocabulaire, qui a pu subir depuis 1789 une inflexion de sens (ex: justice, patrie, liberté, égalité…). Derrière les principes apparemment clairs, les députés ne saisissent sans doute pas toutes les conséquences pratiques de ces principes, auxquels ils se rallient. Ainsi, lorsqu’ils adoptent des décrets au nom du salut public, il est probable que beaucoup d’entre eux n’aient pas discerné la définition précise de ce salut public.
c) Une thèse contredite par les faits
Ici, l’examen de la chronologie révolutionnaire est particulièrement instructif.
- S’il s’agissait seulement de la sécurité de la République, pourquoi avoir mis la Terreur à l’ordre du jour en septembre 1793, au moment précis où la situation générale commençait enfin à s’améliorer ?
- De plus, pourquoi durcir ensuite cette terreur quand la situation est rétablie sur tous les fronts, extérieurs comme intérieurs (≈ décembre 1793) ? L’exemple de l’insurrection vendéenne est frappant : l’armée catholique et royale insurgée contre la République est anéantie le 23 décembre 1793 à la bataille de Savenay ; le général Westermann (vainqueur) annonce alors à la Convention qu’« il n’y a plus de Vendée ».
- La même interrogation dubitative s’impose pour la fin de la période (juin-juillet 1794) : la « Grande Terreur » ensanglante la ville de Paris au moment même où les armées de la république triomphent en Belgique avec la victoire du général Jourdan.
Ainsi, la Terreur peut être considérée comme une riposte en partie peut-être au tout début de la période (octobre 1793), mais elle devient très vite autonome et indépendante des périls et dangers, peut-être même était-elle autonome dès l’origine.
B / La Terreur sans habillage idéologique
Les révolutionnaires français sont des hommes du siècle des Lumières. Par conséquent, il ne faut pas s’étonner de les voir prôner des idées rationalistes, invoquant la Raison. Cependant, ce n’est pas toujours la Raison philosophique qui a présidé à tous les comportements révolutionnaires. D’autres raisons plus terre-à-terre ont pu interférer ; par exemple, Danton (a) éclaire une conception plus simple et brute de la Terreur (b).
a) L’exemple de Danton
La journée révolutionnaire du 10 août 1792 et le coup d’État qui a suivi en renversant la royauté constitutionnelle, ont propulsé Georges-Jacques Danton au ministère de la Justice.
À ce titre, il est membre du nouveau conseil exécutif provisoire (qui réunit les ministres désignés par l’Assemblée législative en remplacement des ministres de Louis XVI). Homme fort, il écrase les autres ministres, à commencer par le ministre de l’Intérieur, le girondin Roland.
De fait, c’est Danton qui, outrepassant ses fonctions, se démène le plus pour imposer à la France le changement de régime qui vient de s’opérer. Pour faire accepter ce changement à la France, il est nécessaire de faire pression sur la province, où beaucoup de Français sont tentés de rester fidèles à la Constitution de 1791.
C’est pendant cette période de transition délicate qu’interviennent à Paris les massacres entre le 2 et le 6 septembre 1792, durant lesquels les sans-culottes entreprennent de purger eux-mêmes les prisons pour y enfermer tous les conspirateurs. Une légende fait de Danton le principal coupable de ces massacres ; pourtant, il ne les a pas encouragés. Toutefois, en tant que ministre de la Justice, Danton était parfaitement informé de l’imminence des massacres ; cependant, il a volontairement laissé faire : « Je me fous bien des prisonniers, qu’ils deviennent ce qu’ils pourront ». Par la suite, il s’est agi d’expliquer l’événement de septembre. Ainsi, Danton a adopté le discours ordinaire des révolutionnaires qui voulaient exécuter les massacres : les « Septembriseurs », = discours d’excuse, d’absolution qui deviendra la thèse quasi-officielle l’année suivante, Danton parle de « justice », de « vengeance » du peuple. Cependant, en privé, Danton accepte d’assumer toutes ses responsabilités dans l’opération de septembre. C’est ce qu’il fait devant le général de Chartres (fils du duc d’Orléans, futur Louis-Philippe), qui rapportera les propos de Danton dans ses mémoires : « Ces massacres de septembre, voulez-vous savoir qui les a fait faire ? C’est moi. J’ai voulu mettre une rivière de sang entre eux et les émigrés. » Il aura un aveu plus cru et plus subtile face au Comte de Ségur : « Vous oubliez que nous sommes de la canaille, que nous sortons du ruisseau et que nous ne pouvons gouverner qu’en faisant peur. »
→ Ces actes de Terreur semi-spontanés, semi-organisés, ont été discrètement mais efficacement instrumentalisés par l’État pour des raisons d’opportunité. = Terreur brute, qui n’a pas besoin d’être enjolivée ; cette Terreur brute était probablement en 1792 la méthode la plus sûre pour intimider les opposants et imposer au pays encore réticent un pouvoir encore minoritaire dans l’opinion, qui est resté minoritaire en France jusqu’à la chute de Robespierre le 9 thermidor an II.
b) Une Terreur brute
Danton n’a pas été le seul à concevoir la Terreur et à l’utiliser comme un instrument de pouvoir. Tout au long de la période de 1792 à 1794, il y a eu des terroristes beaucoup plus notoires que Danton, bien que moins connus, mais aussi des révolutionnaires opportunistes ou un peu limités sur le plan doctrinal. Tous ces hommes ont pu ne voir dans la Terreur quasi-cyniquement qu’un moyen efficace d’assurer le nouvel ordre révolutionnaire, puis de le consolider.
De même, comme dans toutes les périodes troubles, de simples citoyens pouvaient trouver leur intérêt dans le système terroriste du moment. La délation patriotique a pu être utilisée à des fins moins glorieuses. Pour voir dans la Terreur un moyen d’assurer le nouveau ordre révolutionnaire, il n’y avait pas besoin d’une justification doctrinale. Néanmoins, par delà ce constat, il ne faut pas oublier que la Terreur jacobine a surtout une dimension idéologique.
C / Unité et régénération par la Terreur
Les limites de l’idée d’une Terreur-riposte sont criantes dès la fin de décembre 1793. À cette époque, on pourrait croire que la situation est rétablie : elle est rétablie militairement à l’intérieur et à l’extérieur, mais l’œuvre des Jacobins au pouvoir n’est pas accomplie pour autant, sur les plans social, politique et moral. C’est pourquoi la Terreur doit être, avec la vertu, l’un des deux ressorts du gouvernement révolutionnaire de l’an II, qui doit assurer à la fois l’unité de la République (a) et la régénération du peuple (b).
a) L’unité de la République
Les gouvernants jacobins ne cessent d’invoquer le peuple souverain, un, vertueux. Ces représentants vertueux du peuple ont de plus en plus tendance à représenter le peuple, mais aussi à s’identifier à lui, à se considérer eux-mêmes comme étant le peuple, ce qui ne laisse pas la moindre place au pluralisme politique. Or, cette conception de l’unité se heurte à une sorte de loi sociologique qui avait plusieurs fois produit ses effets depuis le début de la révolution (en 1789, 1791, 1792…) ; cette loi sociologique serait la « loi de division tendancielle des mouvements révolutionnaires ». Cf Mounier, l’un des leaders des débuts de la Révolution, qui a été débordé dès la DDHC, a subi une déroute en septembre 1789 dans le débat constitutionnel (où il désirait une monarchie à l’anglaise, selon le modèle de Montesquieu), et bascule peu à peu dans la contre-révolution. = Les révolutionnaires invoquent constamment l’unité, mais ont tendance à se diviser.
Cf coupure entre les Girondins et les Montagnards : une fois que les Girondins sont guillotinés le 31 octobre 1793, les Montagnards devraient considérer que le terrain politique est libre. En effet, contre les Girondins, les Montagnards avaient réussi à rester unis. Mais après la crise de l’été 1793, on voit que la désunion s’installe au sein même des Montagnards. Jusqu’alors, la Terreur avait servi à éliminer des adversaires politiques (ex: Marie-Antoinette, les Girondins, Antoine Barnave et les Feuillants…). Mais désormais, la Terreur va être l’instrument d’une épuration interne. Il va s’agir alors d’éliminer les factions qui divisent et corrompent la Montagne, faisant par conséquent œuvre contre-révolutionnaire en la discréditant. Ainsi, dans un premier temps ce sont les Hébertistes (ultra-révolutionnaires) qui prennent le pouvoir, suivis des Dantonistes, après deux véritables farces judiciaires, caractérisées par l’amalgame politique artificiel des accusés (système de la fournée), par le trucage de la procédure… Dans l’immédiat, le résultat semble obtenu : par l’élimination des factions, l’unité de la Montagne semble sauvegardée.
Mais si ces épurations destinées à maintenir l’unité républicaine frappe surtout le personnel dirigeant, la Terreur sert également beaucoup plus largement à la régénération du peuple.
b) La régénération du peuple.
Conformément à l’étymologie latine, le véritable « Salut public » est le salut du peuple : il suppose une régénération complète. Une fois que cette régénération complète aura été opérée par le gouvernement, alors seulement le peuple sera constitué, et c’est sur cette base que sera fondée la République.
En tant que système de fabulations collectives, les mythes sont bien souvent irrationnels. Le mythe jacobin n’échappe pas à la règle, il est en partie irrationnel et ne peut pas se voir opposer la contradiction. Néanmoins, ce mythe est politique (cf Georges Sorel), donc une arme mobilisatrice et tout à fait moderne : le mythe jacobin annonce un âge d’or, pensé en tant qu’avenir (≠ et non plus en tant que retour à un passé idéalisé comme c’était le cas autrefois).
La notion de régénération n’est pas nouvelle en 1793. Déjà, les hommes de 1789 étaient soucieux de régénération, et voulaient redécouvrir la vraie nature de l’homme afin de construire une cité aussi parfaite que possible : ils entendaient renouer par la raison avec le bonheur de la nature. Cependant, les Jacobins, à la différence des hommes de 1789, entendent bien créer un homme nouveau, qui ne se conçoit dans leur esprit que comme citoyen, membre du peuple. = En 1793, l’individu doit se diluer dans une identité collective : le peuple (≠ en 1789, l’individualisme et les droits naturels de l’homme primaient). Les droits naturels de l’homme et ses intérêts particuliers tendent à s’effacer devant les droits du peuple en tant qu’un être collectif.
Le salut de ce peuple sera obtenu par la mise en place de nouvelles institutions sociales qui vont permettre d’instituer la société, en prônant la vertu : en attendant, le salut de ce peuple passe par la Terreur. Que la Terreur soit ou non une émanation de la vertu, elle est la voix par excellence de la régénération du peuple.
Les hommes de 1789 excluaient volontiers leurs adversaires, mais cette exclusion ne devait pas prendre une forme physique, ≠ en 1793, il s’agit d’éliminer physiquement les ennemis actifs et armés du peuple, mais aussi tous les individus étrangers au peuple vertueux. Seul est citoyen celui qui par sa vertu a su faire le sacrifice de ses intérêts particuliers, et par conséquent adhèrent à la révolution et aux principes jacobins.
Plusieurs phrases de Robespierre illustrent ceci :
- Dans son discours du 5 février 1794, Robespierre énonce : « Il n’y a de citoyens dans la République que les républicains » (= il n’y a pas de mauvais citoyen, les autres sont ennemis par voie de conséquence).
- Le 25 décembre 1793 : « Le gouvernement révolutionnaire ne doit aux ennemis du peuple que la mort. »
Beaucoup de révolutionnaires ont fait une lecture trop hâtive de J-J Rousseau. En matière politique, Rousseau envisage l’hypothèse de l’insociable, = celui qui se met à l’écart de la cité, n’adhère par à la religion civile. Celui-là doit selon Rousseau doit être puni de bannissement, doit être chassé du territoire. En revanche, Rousseau parle également du renégat, = celui qui renie la cité après y avoir adhéré. Ce dernier doit être effectivement puni de mort.
La Terreur permet d’élaguer, de réduire la population aux dimensions du peuple vertueux. Ceux qui sont hors du peuple, donc promis à la mort, sont tous ceux qui participent du vice : passé compromettant, opinions déviantes, intentions d’opinions politiques, voire par le statut social, etc.
En effet, en 1793 on se méfie des classes aisées qui privilégient leurs intérêts privés. De même, une situation sociale trop éminente, si son bénéficiaire ne se montre pas assez révolutionnaire, peut faire basculer l’individu dans l’enfer du vice. Comme J-J Rousseau, les Jacobins préconisent une société égalitaire, une société de paysans et d’artisans, de citoyens qui se contentent de peu (aussi bien pour le logement que pour l’habillement, la nourriture…). Dans cette société sans riches ni pauvres, le statut de la propriété, ce droit naturel et inviolable de 1789, ne serait alors simplement plus qu’une institution sociale encadrée.
Dans l’attente de cet âge d’or, il y a toutefois des riches, soumis à des taxes et emplois forcés sous le regard des citoyens. À la moindre erreur, il peut devenir un ennemi du peuple et être promis à l’élimination. Cette entreprise de terreur-régénération a des conséquences, notamment en matière administrative. En effet, l’administration elle aussi doit être régénérée, purgée de ses éléments vicieux au profit de nouveaux agents. La difficulté réside dans le fait que les Jacobins considèrent l’administration comme corruptrice en elle-même ; par conséquent, elle va corrompre les nouveaux agents, bons patriotes nommés en remplacement des mauvais. On a donc systématisé ce cercle vicieux par la pratique de l’épuration permanente, = aspect administratif d’une entreprise de régénération plus vaste, qui nous a conduit au delà de la rationalité.
- II – La Terreur irrationnelle
La Terreur-régénération comportait en elle-même un risque de dérapage ; ce risque s’est vite concrétisé. Par delà l’élimination de l’ennemi, la doctrine jacobine a conduit presque logiquement à une véritable fabrication d’ennemis destinés à la mort (A). Dans le même temps, la dynamique révolutionnaire en elle-même aboutissait à un phénomène identique (B), avec comme résultat indispensable une création permanente de réalités révolutionnaires (C).
A / La fabrication de l’ennemi
Le jacobinisme, tout comme la doctrine de J-J Rousseau, a des fondements moraux. Cette doctrine se veut d’abord une morale politique : opposition entre le bien et le mal, la vertu et le vice, l’ami et l’ennemi. Ce fondement moral ne laisse aucun espace libre aux situations intermédiaires entre le bien et le mal. Cette logique conduit au dérapage (a) ; au lieu d’être corrigé, ce dérapage va être légalisé (b).
a) Un dérapage doctrinal
Le 10 octobre 1793, Saint Just dénonce tous ceux qui n’adhèrent pas activement aux idéaux et pratiques de la révolution jacobine = « Vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle ».
Dans la vision jacobine du monde, tout homme doit nécessairement appartenir à la sphère du vice ou à la sphère de la vertu. Or, les mitigés, les réservés, les réticents, les conciliateurs, les prudents, les bavards…, ne sont pas des êtres vertueux, et sont donc rejetés en bloc dans la sphère du vice. Tous ces déviants viennent grossir la masse des ennemis du peuple. Vu le nombre considérable des individus pouvant appartenir à cette catégorie, on conçoit sans difficulté que le danger ait pu être jugé omniprésent en 1793-94. Bien sûr à l’époque, la République remporte des succès de plus en plus encourageants ; cependant, ces succès ne permettent pas de dire que la situation s’améliore. Le 5 février 1794, Robespierre suggère même le contraire : « Qu’il y aurait de légèreté à regarder quelques victoires remportées par le patriotisme comme la fin de tous nos dangers ! On sent que le crime intimidé n’a fait que couvrir sa marche avec plus d’adresse. » = recours au sentiment et non à la raison. En d’autres termes, cela signifie qu’un ennemi vaincu est plus dangereux qu’auparavant, parce qu’il se cache mieux. Si les ennemis sont absents ou cachés, le Jacobin est donc amené à inventer des ennemis imaginaires. Les hommes de 1793 ont été conduits à inventer des ennemis de plus en plus nombreux, mais de surcroît insaisissables.
Dans la perspective qui était celle de la Révolution française depuis 1789 = le légicentrisme, on serait tenté de penser que seule une loi aurait pu conduire au retour de la rationalité, en définissant clairement ce qu’était un ennemi. Mais la loi en 1793 était devenue l’arme juridique par excellence des Jacobins au pouvoir. C’est donc une loi qui, au lieu de corriger rationnellement le dérapage doctrinal des Jacobins, va consacrer ce dérapage et par là même son irrationalité.
b) Une consécration légale
La Convention nationale a décidé de suspendre la Constitution de 1793. Elle se trouve donc à la tête du gouvernement provisoire. Sous le régime de ce gouvernement révolutionnaire, il existait deux sortes de décrets (ou lois). Parmi ceux-ci, certains étaient dits « révolutionnaires ». Ils primaient les lois ordinaires, qui étaient conçues comme des instruments de gouvernement, des armes pour l’action politique immédiate. Elles devaient être exécutées plus rapidement que les autres et être appliquées « révolutionnairement ». On ne recourrait pas à la pyramide ordinaire mais on avait recours à des organes proprement révolutionnaires, qui offrent une garantie politique aux lois. Localement, on trouve des comités de surveillance des suspects, le tribunal révolutionnaire de Paris.
La plus célèbre, la loi du 22 Prairial an II, préparée par le Comité de salut public, proposée à la Convention nationale par le député Couthon (ami de Robespierre), ce qui donne à la loi son label doctrinal jacobins. Cette « nouvelle loi des suspects », = le décret du 17 septembre 93 marque le début de la terreur mettant l’accent sur la nécessité de procéder sur tout le territoire à l’arrestation de tous les suspects. Or dans celle de Couthon, « il s’agit moins de les punir que des les anéantir » ; il faut donc éliminer les ennemis et non plus les suspects.
Dans une perspective légicentriste, on pourrait s’attendre à avoir une définition des ennemis :
- art.4 de la loi : « ceux qui cherchent à anéantir la liberté publique soit par la force, soit par la ruse »
- art.6 : « sont réputés ennemis du peuple, ceux qui auront répandu de fausses nouvelles pour diviser ou pour troubler le peuple » = l’intention criminelle serait présumée. Plus largement « sont réputés ennemis du peuple, ceux qui par quelque moyen que ce soit et de quelque dehors (apparence) qu’il se couvre auront attenté à la liberté, l’unité, la sûreté de la République… ».
= Il n’existe donc pas de définition précise de l’ennemi du peuple ; la liste est assez vague pour être extensible à l’infini, en dehors de toute raison. Or, c’est la loi qui en a décidé ainsi.
Désormais, nul ne peut se savoir à l’abri d’un procès expéditif devant le tribunal révolutionnaire. Le justiciable ne pourra plus se faire assister d’un défenseur (art.16), les preuves morales sont privilégiées (art.8), = l’intime conviction des jurés dispensera d’un recours au témoin, qui est décidé par un accusateur public (art.13). Les débats devant le tribunal révolutionnaire deviennent facultatifs : le jugement peut être prononcé dès après l’interrogatoire d’identité, à condition que le jury soit suffisamment informé (art.12 à 17). La seule peine prévue pour les procès révolutionnaires est la peine de mort, les autres peines sont supprimées (art.7). Dans les semaines qui suivent la loi, 80% des procès aboutissent à la peine de mort.
Robespierre est contraint de guillotiner lui-même le bourreau (cf gravure). Cette gravure célèbre est profondément injuste : Robespierre était loin d’être le seul responsable de la loi du 22 préviale an II.
B / L’engrenage révolutionnaire
Cette fameuse opposition du bien et du mal qui a conduit la Terreur jusqu’aux limites de l’absurde n’est pas le monopole des théoriciens du jacobinisme ; souvent caractéristique des phénomènes révolutionnaires. À cette logique idéologique jacobine s’ajoute une logique sociologique de l’engrenage révolutionnaire. La représentation que l’on se fait de l’ennemi (a) tourne à la déshumanisation de cet ennemi (b), tandis qu’on voit s’obscurcir les repères moraux, généralement présents dans une société (c).
a) La représentation de l’ennemi
La plupart des phénomènes révolutionnaires provoque un emballement, un affolement des mécanismes mentaux dans la façon dont la pensée envisage la représentation (de soi-même et d’autrui). Cet emballement de simplification // effet de foule : le nombre des amis a tendance à diminuer, ≠ le concept d’ennemi se fait de plus en plus nombreux. Cette impression d’être environné d’ennemis n’est plus une réalité observable, mais la seule idée qu’on se fait de la réalité.
En 1793 et 1794, aussi bien dans les mentalités que dans le discours à tous les niveaux d’action et de décisions, on a tendance à diaboliser l’ennemi, un ennemi supposé omniprésent et de plus en plus dangereux, malgré les succès remportés contre lui dans la République.
L’ennemi intérieur étant plus proche, il est plus facile à repérer (ex: les prêtres réfractaires, l’homme d’affaire étranger…). C’est sur lui que se concentre la vigilance terroriste, c’est lui qui sera frappé en priorité.
b) La déshumanisation de l’ennemi
En Révolution, dire que l’ennemi est diabolisé, c’est dire qu’il est déshumanisé. L’ennemi devient un monstre, une bête féroce dans le discours de l’époque. De son côté, la contre-révolution utilise des métaphores comparables pour parler des « révolutionnaires buveurs de sang ».
Cette déshumanisation de l’ennemi va bien au delà d’un simple procédé rhétorique ; elle autorise son élimination au nom de l’humanité. Cette vision des choses est résumée par le député Carrier, représentant en mission à Nantes, qui a organisé les « noyades de Nantes ». Carrier : « C’est par principe d’humanité que je purge la Terre de la liberté de ces monstres. » Dans un tel contexte, les troubles révolutionnaires engendrent souvent une perte des repères moraux.
c) La perte des repères moraux
Comment le jacobinisme, qui est d’abord une morale, peut-il s’accommoder d’un effacement des repères moraux ? Dans le climat de l’époque, il ne dispose que d’une solution : qualifier les massacres comme moraux a priori.
Dans la foulée et par crainte d’oublier des ennemis, on extermine aussi les Bleus. Selon les Jacobins, la tuerie est morale jusqu’à preuve du contraire, or cette preuve est interdite à l’époque. Elle est effectuée par des agents supposés vertueux par un gouvernement vertueux. Cette sévère morale jacobine parvient à se conjuguer avec l’amoralisme révolutionnaire.
La logique jacobine adhère étroitement à la logique propre de l’engrenage révolutionnaire. Cette conjonction entre la logique idéologique et la logique sociologique s’explique aisément : toutes les deux recherchaient la mort de l’autre comme étant la condition du salut de soi-même.
C / Une création continue de la Révolution
En mars 1793, la première victoire des Vendéens a provoqué une véritable panique à Paris : c’était une défaite de la Révolution, qui devait être l’indice d’un immense complot. C’est de cette manière que la Vendée a été créée de Paris, devenant un « moteur de la Révolution » (Jean Clément Martin).
La Révolution représente le Bien ; à ce titre, elle devrait être victorieuse voire invincible. Or, cette défaite ne peut être imputée qu’à la trahison. Le milieu révolutionnaire se ressaisit en désignant des ennemis, qui confirment le statut révolutionnaire digne de ce nom. Quand la Révolution est victorieuse, c’est que l’ennemi est ailleurs.
Dans les derniers mois de la Terreur, les gouvernants étaient en proie aux doutes ; le grand public n’était pas informé de ces doutes. L’âge d’or, annoncé pour bientôt, engrange une tension extrême. Toute discussion critique, divergence d’opinions, faits où interviennent les conflits et contradictions, deviennent autant d’épisodes du combat éternel que le bien mène contre le mal. ≈ Sorte de lutte finale dont l’échéance serait sans cesse reportée. De ce fait, ces divergences intégrées donnent chaque jour plus de signification à l’histoire révolutionnaire, à chacun des actes révolutionnaires.
Selon cette vision des choses, la Terreur est indispensable et re-légitime la Révolution en apportant sans cesse de nouvelles preuves de sa réalité : puisqu’il y a la Terreur, c’est que la Révolution existe et qu’elle est légitime.
Claude Lefort : « La rationalisation du terrorisme est dérisoire. » = Il voit dans la Terreur dès 1792 « la volonté de produire grâce à la mort des ennemis la preuve de la réalité de la Révolution ». = Recherche d’une vérité, par le massacre de masses.
Augustin Cochin : « Le compatriote est un homme inquiet par état, quiconque se rassure est suspect. » = La Terreur ne tranquillise pas le militant, mais chasse le doute. L’ennemi est le représentant nécessaire du mal ; sans l’existence du mal, et la présence du représentant visible ou non du mal, la révolution devrait s’arrêter. En 1793, pour Robespierre et ses collègues, la Terreur était le ressort d’un gouvernement chargé de mettre fin à la Révolution. Cependant, la Révolution ne cesse de se radicaliser, sans qu’on puisse lui fixer une fin dans le temps.
La Terreur, ainsi que la révolution jacobine, est à la fois interminable (en théorie) et condamnée (en pratique) : sa seule fonction par le massacre continu et indifférencié de victimes quelconques est de créer une réalité révolutionnaire qui permet de poursuivre la Terreur.
= La Terreur nourrit la Terreur ; comme toute société a un évident de vivre, un tel mécanisme ne pouvait pas fonctionner indéfiniment.
→ Les hommes de la Révolution envisageaient la mort sans gêne particulière ; aujourd’hui, nous avons sur la mort un regard étrangement pudique. Pendant longtemps, cette pudeur n’était que foi chrétienne. Ce regard pudique risque fort de nous dissimuler l’essentiel en ce qui concerne la Terreur. Bien sûr, la Terreur est impressionnante par l’ampleur du nombre des victimes, mais surtout par son caractère idéologique et étatique. En effet, sans la morale jacobine, la Révolution aurait connu des poussées de terreur, mais n’auraient vraisemblablement pas connu la Terreur, cette Terreur d’État dont le modèle notablement amélioré entre temps pourra resservir au XX ème siècle.
Cette Terreur a été rationnelle et irrationnelle à la fois ; la Terreur irrationnelle a tout submergé, a sombré dans un véritable naufrage irrationnel. Ce naufrage irrationnel ne doit pas être imputé aux seuls gouvernants jacobins ; il faut tenir compte des circonstances, plus dramatiques les unes que les autres. Néanmoins, il convient de signaler qu’eux-mêmes ont hautement revendiqué leurs responsabilités, par exemple Saint Just qui s’écriait à la Convention le 13 ventôse an II : « Il vaut mieux hâter la marche de la Révolution que de la suivre. »
Leçon n°8 : La démocratie selon Robespierre
Le 17 pluviôse an II (5 février 1794), Maximilien Robespierre, député à la Convention nationale et membre du Comité de Salut public, monte à la tribune de la Convention pour présenter un rapport fameux au titre significatif de la conception que se fait Robespierre de la politique : « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République ». Ce discours de Robespierre est d’une exceptionnelle richesse. À la date où il le prononce, cela fait plus d’un mois que la république jacobine et son gouvernement (établi le 10 octobre 1793) ont rétabli la situation calamiteuse.
Ce redressement effectif à lieu sur tous les fronts : à l’intérieur (en province) les insurrections girondines ont été écrasées dans le sang, notamment à Lyon. L’armée vendéenne a été exterminée le 23 décembre 1793, lors de la bataille de Savenay. Aux frontières du nord et de l’est, qui avaient été enfoncées en 1793, les résultats sont probants : la guerre de masse et l’offensive à outrance commencent à porter leurs fruits. Il faut toutefois noter que ce redressement général ne met pas fin à l’impression persistante des révolutionnaires d’être toujours environnés d’ennemis intérieurs comme extérieurs.
En politique intérieure, le gouvernement révolutionnaire est sur le point de se débarrasser de nouvelles oppositions. Les factions divisent la Montagne et corrompent la République en discréditant la révolution tout entière : les ultra-révolutionnaires (les exagérés, les hébertistes) / les indulgents, « modérantistes », dantonistes. Face à cette corruption, un sursaut moral s’impose, d’où le titre évocateur du discours de Robespierre.
Il est vrai que l’aggravation ininterrompue de la Terreur depuis quatre mois n’a pas produit tous les résultats attendus, ce qui conduit parfois les leaders jacobins à entourer d’un certain flou les perspectives d’avenir. La Constitution montagnarde du 24 juin 1793 (Constitution de l’an I) est suspendue jusqu’à la paix. Les leaders jacobins se prennent parfois à douter, n’annoncent pas un avenir radieux aussi proche qu’on pouvait l’espérer ; toutefois, il n’est pas interdit d’envisager cet avenir. C’est ce que fait Robespierre au comité de Salut public, où sa prééminence n’est pas encore contestée par ses collègues députés. Pour lui, il s’agit à terme de « remplir les vœux de la nature, accomplir les destins de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie ». Ce programme ambitieux appelle trois remarques principales :
· La référence que fait Robespierre à la nature ne doit pas tromper. Même si les hommes de 1793 continuent d’employer un vocabulaire qui est en vogue depuis 1789, Robespierre ne voit pas les choses à la façon des hommes de 1789. Pour les jacobins, il s’agit beaucoup moins pour eux de garantir en société les droits naturels de l’homme (= démarche initiale des révolutionnaires en 1789) que d’affirmer désormais les droits supérieurs d’un peuple composé de citoyens, dont les mœurs doivent être façonnées de manière assez peu naturelle, par l’action du législateur.
· Robespierre affirme vouloir « tenir les promesses de la philosophie ». Mais Robespierre ne songe pas à toutes les philosophies du XVIII ème. Les Lumières françaises, pour beaucoup, étaient tellement rationalistes qu’elles se situaient au delà même du déisme, frisaient l’athéisme. Or, Robespierre déteste l’athéisme qui fait des ravages en France depuis des mois du fait des ultra-révolutionnaires. Au printemps 1794, Robespierre va s’efforcer de contrer les progrès de l’athéisme en faisant décréter par la Convention nationale le culte civique de l’être suprême. La philosophie de Robespierre est avant tout une morale, assez proche initialement de celle de Rousseau.
· On peut discerner une dimension universaliste dans l’allusion que fait Robespierre au « destin de l’humanité ». En 1794, la République jacobine est en guerre depuis des mois contre l’Europe entière, et se laisse de plus en plus obséder par les attaques multiformes de l’étranger. Le jacobinisme a donc assez vite changé de cap, tournant le dos à la grande fraternité universelle (≈ cosmopolitisme). Il s’est replié sur un véritable nationalisme, particulièrement xénophobe et violent.
Autrement dit, les premières phrases de notre extrait peuvent apparaître comme un procédé rhétorique, destiné à introduire la définition du seul régime politique susceptible selon Robespierre de réaliser des prodiges : la démocratie.
Robespierre n’intègre aucun des éléments de conjoncture indissociables de la définition du régime présent. D’autre part, il ne fait pas non plus allusion aux éléments de conjoncture extérieure. Dès lors, est ce qu’il ne s’agirait pas plutôt pour Robespierre de définir à la fois la démocratie en général et la démocratie de l’avenir (qui devra connaître la mise en vigueur de la Constitution de l’an I) ? Pour les jacobins, la proclamation juridique de la République (décrétée par les jacobins) n’a en fait rien réglé, la véritable république reste à fonder sur des bases plus solides et morales.
Pour traiter cette importante question, Robespierre procède de manière logique, en trois temps.
En premier lieu, Robespierre affirme l’identité entre la démocratie et la république (I), il explique ensuite ce que n’est pas l’objet de la démocratie (II), et enfin il explique ce qu’est la démocratie (III).
- I – Démocratie et République
Pour Robespierre, le seul type de gouvernement capable de réaliser des « prodiges » est le « gouvernement démocratique ou républicain ». Pour lui, ces deux mots sont synonymes en dépit du langage vulgaire. En dépit des apparences, cette équation politique n’a rien de banal. En affirmant sur le mode de l’évidence la synonymie des deux notions, il fait preuve de beaucoup plus de hardiesse conceptuelle qu’il n’y paraît à une simple lecture actuelle.
Les Jacobins invoquent constamment la liberté, mais sont étrangers à toute forme de libéralisme. Leur conception de la liberté ne fait pas l’objet d’une définition bien précise. Robespierre rejette l’analyse de Montesquieu (A), mais dans ce même discours, il rompt également avec Jean-Jacques Rousseau, auteur que pourtant il respectait et admirait profondément (B). Ce faisant, Robespierre confirme qu’il a abandonné sa propre analyse de la notion de République telle qu’il avait pu la formuler dans ses premières années de la Révolution (C).
A / Robespierre contre Montesquieu
Prétendre que démocratie et république sont synonymes, c’est rejeter De l’esprit des lois de Montesquieu.
Sous une appellation commune, Montesquieu distinguait deux formes de république : république démocratique / république aristocratique. L’une et l’autre étaient affirmées par un même principe : la vertu, qui prend une forme particulière dans chacun des deux. Dans la république démocratique, la vertu est assimilable à un civisme de tous les citoyens. ≠ Dans la république aristocratique, la vertu est plutôt une modération des grands qui dirigent la cité. Dans les deux cas, cette vertu « n’est point une vertu morale, c’est une vertu politique ». = Autonomie du politique par rapport à la morale.
Comme Montesquieu, Robespierre considère que la démocratie est un « amour de la patrie et de ses lois ». Mais cette formulation identique est trompeuse : chez Robespierre (≠ Montesquieu), il s’agit d’une vertu morale, qui n’est qu’accessoirement politique. Selon Robespierre, il est impossible que règne une quelconque vertu dans l’aristocratie, régime détestable. Il faudrait sacrifier les intérêts privés au profit de l’intérêt général : aucune aristocratie ne saurait être une république.
Robespierre et les Jacobins ne tirent pas leur moyen politique du droit, ni d’un art politique, mais bel et bien de la morale, individuelle mais qu’ils étendent à la collectivité entière. Les Jacobins veulent traduire la morale en politique. Une telle attitude n’est pas nouvelle : // attitude de Rousseau, qui avait écrit au livre IV de Emile ou de l’éducation (1762) : « Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux ».
B / Robespierre contre Rousseau
La synonymie entre démocratie et république est une réfutation de Montesquieu. Mais cette synonymie marque aussi une certaine rupture avec Rousseau. Dans son traité politique des philosophies Du Contrat social (livre II, chapitre 6), Rousseau écrit : « J’appelle donc République tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être. (…) Tout gouvernement légitime est républicain. » Par Gouvernement légitime, Rousseau entend un gouvernement guidé par la volonté générale, = gouvernement soumis au souverain, gouvernement qui serait le ministre du souverain.
Autrement dit, pour Rousseau, qui opère une distinction entre le régime et le gouvernement, un régime républicain peut avoir un gouvernement monarchique, aristocratique ou encore démocratique. Toute République comporte un élément démocratique, l’élément législatif : la loi doit être adoptée par le peuple réuni. Dans la république, le peuple fait la loi en disant quelle est la volonté générale. Mais techniquement, l’exécutif de cette république peut être aussi bien démocratique, qu’aritocratique ou monarchique. Pour sa part, Rousseau ne cache pas sa préférence pour le gouvernement aristocratique, il doute de la démocratie, ce régime où le gouvernement du peuple se confond avec le souverain. Pour lui, selon une formule demeurée célèbre, « le gouvernement démocratique ne conviendrait qu’à une seule hypothèse : celle d’un peuple de dieux ». Beaucoup d’auteurs continuent curieusement de voir aujourd’hui en JJ Rousseau un vrai démocrate, alors même qu’il est un républicain.
C / Robespierre contre Robespierre
Contrairement aux idées de beaucoup de révolutionnaires opportunistes, les idées de Robespierre n’ont pas beaucoup varié au cours de la Révolution française. Sans qu’on puisse parler d’un reniement, on peut parler d’un infléchissement majeur dans l’analyse de Robespierre.
Dans les premiers temps de la Révolution, Robespierre se montrait en partie fidèle à Rousseau, relativement à la notion de République. Même en juillet 1791 (au lendemain de l’affaire de Varennes), en pleine période de crise, Robespierre déclarait : « Le mot République ne signifie aucune forme particulière de gouvernement, il appartient à tout gouvernement d’hommes libres. […] Or, on peut être libre avec un monarque comme avec un Sénat. Qu’est ce que la Constitution française actuelle ? C’est une république avec un monarque. »
Robespierre a continué d’être prudent dans les premiers mois de 1792, à ce détail près qu’en 1792 il se disait républicain. Cet adjectif, en raison de la crise de Varennes, comportait désormais une connotation beaucoup plus radicale qu’auparavant. Pour le « premier Robespierre », il y avait république dès qu’il y avait souveraineté du peuple ; en cela, il était fidèle à Rousseau. Toutefois, cette souveraineté du peuple pouvait s’exprimer par des députés dotés d’un mandat représentatif. En cela, il divergeait déjà de Rousseau, qui avait rejeté le mandat représentatif (craignant que ce mandat conduise à trahir la volonté générale). Néanmoins, il n’avait pas encore rompu avec Rousseau.
L’émeute victorieuse du 10 août 1792 (// fin de la royauté constitutionnelle) a mis fin à ces nuances de formulation : dès lors, les Jacobins opposent à leur manière manichéenne les « mauvais régimes » (= la monarchie, tout régime qui ménage une place à un personnage portant le titre du roi / l’aristocratie) au « bon régime » (= la république, qui est en train de naître de l’exclusion du roi et de ses complices aristocrates). D’où l’assimilation presque mécanique de la république et de la démocratie, assimilation que Robespierre affirme sans pour autant l’expliquer. Il reste donc à Robespierre à donner une définition claire de cette république devenue démocratie, puisque ces deux notions sont devenues selon lui indissociables.
À l’époque de la révolution, l’assimilation qu’opérait Robespierre entre république et démocratie était hardie : beaucoup de révolutionnaires connaissaient leurs classiques, notamment l’antiquité romaine. En 509 avant JC, la vieille noblesse romaine, le patriciat, avait chassé les rois étrusques qui régnaient à Rome. Les patriciens avaient donc remplacé le regnum par la res publica, = la chose publique, chose du peuple. Le gouvernement de Rome était donc bien la chose du peuple. Mais cette république romaine, tout en restant une république, n’a pas été démocratique. Si pendant cinq siècles les membres de la noblesse romaines ont bien souvent fait preuve de leur amour de la patrie (la vertu), le peuple romain a été tenu à l’écart du pouvoir effectif. = Rome était de façon criante une république aristocratique.
De nos jours, non seulement l’assimilation république / démocratie ne choque plus personne, mais qui plus est elle semble aller de soi. C’est maintenant le langage vulgaire qui emploie indifféremment un mot pour un autre. Depuis plus d’un siècle, il est presque admis que la république est la démocratie / que la démocratie est la république. Cependant, cette assimilation ne se démontre pas vraiment, elle est faite sur le mode de l’évidence, sans plus de preuves que n’en avait Robespierre en 1794.
- II – Les fausses démocraties
Robespierre commence par refuser le nom de « démocratie » à deux types de régimes. Robespierre se veut démocrate, il est incontestablement révolutionnaire. Toutefois, chose remarquable chez un démocrate, Robespierre dénie la qualité de démocratie à la démocratie antique (A), mais aussi tout caractère démocratique aux pratiques des Sans-culottes de son temps (B).
A / La démocratie antique
« La démocratie n’est pas un État où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques. » Les Grecs de l’antiquité (IV – V ème siècle avant JC) n’auraient pas connu la démocratie ; cette démocratie athénienne n’aurait selon Robespierre pas été une véritable démocratie. Une telle affirmation conduit à s’interroger : Robespierre ne songe-t-il pas à l’impossibilité matérielle de faire régner cette pure démocratie dans un grand État territorial moderne ? (= impossibilité de faire intervenir tout le peuple assemblé pour traiter ensemble des affaires publiques). En réalité, la critique de Robespierre va plus loin. Ce n’est pas la première fois qu’il rejette la démocratie pure, régime qu’il considère sans règle et sans loi, régime de « caprice de la foule ». Sur ce point, Robespierre pourrait se rapprocher de Rousseau en distinguant le régime et le gouvernement : les citoyens de la République composent un peuple souverain, mais ces citoyens ont leurs faiblesses. Le peuple est prédisposé à la vertu, mais ces citoyens ne composant pas un « peuple de dieux », le gouvernement direct n’est pas souhaitable. Mais la synonymie qu’a établi Robespierre lui interdit de recourir à la distinction de Rousseau.
Avec audace, Robespierre va transformer une simple préférence en affirmation théorique générale = il juge néfaste le gouvernement direct du peuple, ne veut pas de la démocratie au sens d’Athènes, donc le gouvernement direct du peuple n’est pas la démocratie. = Habilité oratoire, forte dissimulation dans son discours.
Il ne faut pas négliger une possible association d’idées chez Robespierre, notamment dans sa dernière phrase : « en appelant tous les hommes à l’égalité et à la plénitude des droits du citoyen ». Il est possible que Robespierre ait eu à l’esprit le fait que la démocratie athénienne reposait sur l’esclavage. La démocratie athénienne n’avait pu fonctionner que parce qu’elle reposait sur la négation de l’égalité des hommes, l’esclavage qui déchargeait les citoyens d’une bonne partie de leurs tâches matérielles, leur laissant le loisir nécessaire pour pouvoir participer directement aux affaires publiques.
En effet, s’il songe peut-être à cet esclavagisme, c’est que la veille même du discours de Robespierre, la Convention nationale vient de voter le décret le décret qui abolissait l’esclavage dans les colonies françaises.
B / La démocratie sans-culotte
Après avoir dénié un peu vite à la démocratie antique sa qualité de démocratie, Robespierre rejette a fortiori la conception d’extrême-gauche de ce qu’on peut appeler une « démocratie sans-culotte », sectionnaire. Les démocraties sectionnaires correspondent aux aspirations des révolutionnaires qui militent dans les 48 sections, unités de vote de Paris devenues des tribunes politiques de quartier. Dans les sections, les sectionnaires composaient 48 minorités agissantes, chacune ayant tendance à se considérer comme parlant au nom du peuple, étant la voix et l’image du peuple.
C’est à cela que fait référence Robespierre lorsqu’il fait allusion à « cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideraient du sort de la société entière ». Robespierre imagine ici ce qui se passerait si l’on étendait la pratique des sections à l’échelle nationale.
« Un tel gouvernement n’a jamais existé, et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme ». Dans leur lutte plus ou moins récente pour le pouvoir, les Jacobins se sont souvent appuyés sur l’action des sans-culottes pour obtenir des résultats politiques, impossibles à atteindre sans l’aide des sans-culottes. Les exemples les plus probants sont celui du 10 août 1792 (émeute parisienne qui renverse la royauté constitutionnelle) et l’émeute parisienne du 2 juin 1793 (qui a permis que la Convention s’auto-épure en décrétant l’arrestation des principaux leaders girondins).
Néanmoins, tout change après la chute des Girondins : une fois que les Montagnards ou Jacobins sont maîtres du pouvoir, ils s’en tiennent au principe d’unité de la volonté générale. Même si la volonté générale n’est pas celle de Rousseau, cette volonté générale ne saurait être qu’une, elle ne peut échapper à ce principe d’unité. Cette unité de la volonté exclut tout fractionnement, toute dispersion. Or, à l’époque, le fractionnement et la dispersion sont inhérents au mouvement.
En 1793, les jacobins ont lutté contre le prétendu fédéralisme de leurs adversaires = la Gironde veut faire éclater la République, introduire la dispersion en s’appuyant sur la province contre Paris (≠ Montagnards).
Le groupe le plus extrémiste est le « groupe des enragés », groupe neutralisé à l’automne 1793. Ce n’est donc pas eux que vise Robespierre dans son discours, mais la faction ultra-révolutionnaire des « exagérés ». Robespierre soupçonne cette faction de conspirer au rétablissement du despotisme (= de la monarchie), et va éliminer ces exagérés. Il est délirant d’accuser la démocratie des sans-culottes de conduire au rétablissement de la monarchie. Mais si on se place du point de vue des jacobins, ce raisonnement a sa logique : les ultra-révolutionnaires s’opposent au gouvernement révolutionnaire = les opposants sont des ennemis du peuple, donc partisans du régime ennemi, la monarchie. → Syllogisme déformant qui partirait d’un fait pour aboutir à un quasi-fantasme.
- III – La véritable démocratie
Depuis la proclamation de la République (22 septembre 1792), Robespierre a eu maintes fois l’occasion d’exposer quel était son régime politique de prédilection. Si l’on consulte les discours de 1793, on peut constater que sous le nom de démocratie, Robespierre prône un régime représentatif, mais soumis à la vigilance du peuple. Celle-ci s’impose comme un ultime recours dans le cas où les représentants n’arrivent pas à résoudre leurs contradictions. Le 2 juin 1793, volonté de forcer la Convention nationale à s’épurer en éliminant les chefs girondins. La Convention n’y parvient pas = insurrection populaire.
Les Jacobins n’ont pas adhéré de gaieté de cœur au mandat représentatif : adhéré de raison. Méfiance de cœur, très rousseauiste à l’encontre d’une divergence de volonté qui pourrait surgir entre le peuple et ses représentants. La conversion des Jacobins n’a pas fait disparaître une sorte de méfiance envers la représentation politique. Cette méfiance est dépassée en 1794 ; en effet, au cours de l’année 1793, on a assisté à des dérives progressives où l’on a vu la représentation du peuple par la Convention nationale se faire de plus en plus fusionnelle, avec comme point d’aboutissement une véritable captation de souveraineté par la représentation. Les représentants sont devenus eux-mêmes le peuple.
Dans ce système qui n’est pas exposé en tant que tel, malgré les textes (la DDHC du 24 juin 1793), il ne peut plus y avoir de place pour une insurrection populaire, puisque les représentants gouvernants sont eux-mêmes le peuple = plus de place pour la démocratie.
Cette dérive conceptuelle des Jacobins pourrait être considérée comme conjoncturelle, accidentelle.
Selon Robespierre : « La démocratie est un État où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut faire lui-même. » Présentation de la démocratie en retrait par rapport à la dérive fusionnelle. Fait-elle retour à la conception antérieure de Robespierre ? → Non, car il manque le droit à l’insurrection.
Dans le corps de la définition que donne Robespierre à la démocratie, il faut noter une réminiscence troublante de Montesquieu (De l’esprit des lois : « Il faut que le peuple fasse par ses représentants ce qu’il ne peut faire par lui-même. »). Cet emprunt n’a rien d’étonnant et de signifiant : Robespierre est un homme cultivé qui a lu et médité sur Montesquieu + rien de significatif sur le fond de la doctrine.
La définition que nous donne Robespierre comporte quatre éléments principaux :
· la souveraineté du peuple
· le principe d’égalité (A)
· la notion de peuple législateur (B)
· l’idée d’une plénitude des droits du citoyen (C).
A / L’égalité
À la base sociale de la République jacobine, il y a l’égalité. Dans ce principe, les Jacobins en ont tiré toutes les conséquences : ils ont accordé le suffrage universel. Mais l’égalité selon les Jacobins transcende très largement l’égalité des droits. En effet, dans la nouvelle DDHC de 1793, l’égalité est elle-même devenue un droit, le premier des droits naturels de l’homme.
Le 24 avril 1793, alors que la Convention débattait du texte de la nouvelle DDHC, Robespierre analysait la propriété non plus comme un droit naturel de l’homme, inviolable et sacré, mais comme une simple institution sociale déterminée par la loi positive.
Art. 6 du projet personnel de Robespierre pour la Déclaration des droits : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. »
Mais Robespierre prend soin de préciser que « l’égalité des biens est une chimère » = pas question d’établir un quelconque communisme des biens, partage des terres et biens fonciers (= l’idée d’une loi agraire est à écarter).
Chez les Jacobins comme chez Rousseau, cette égalité propice à l’épanouissement de la vertu suppose la disparition de la pauvreté, et de l’excès de richesse. C’est sur cette base égalitariste obtenue par l’action vigoureuse de la loi que pourra être fondée la véritable démocratie : « L’égalité est l’essence de la République et de la démocratie ».
B / Le peuple législateur
Il évoque un peuple souverain guidé par des lois, suggère l’adoption des lois par le peuple souverain. Pour cela, il n’existe qu’un procédé réalisable : le référendum législatif. Le référendum aurait dû être organisé toutes les fois qu’une loi proposée par l’Assemblée aurait fait l’objet d’une réclamation selon la déclaration montagnarde. Selon la Constitution de l’an I, le peuple aurait pu voter certaines lois qui dès lors, auraient été son ouvrage. Trois remarques :
· Dans la Constitution de 1793, il s’agissait seulement pour le peuple de se prononcer sur les lois pour lesquelles il y aurait eu une réclamation, pas toutes les lois.
· Vu la lourdeur de la procédure envisagée par cette constitution et le délai fixé de 40 jours pour la réclamation, le recours au référendum législatif aurait été très difficile, et à coup sûr rarissime.
· Il est certain aujourd’hui que les Jacobins n’ont jamais eu l’intention de faire entrer en vigueur la Constitution de l’an I. → Sincérité de Robespierre ?
C / La plénitude des droits du citoyen
« Un État pour le peuple fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire » : est ce que la Convention et ses comités laissaient faire au peuple ce qu’il pouvait bien faire ?
La nouvelle Constitution était suspendue au mépris d’un référendum approbatif, mais les élections aussi. = Double neutralisation, du pouvoir constituant du peuple et du droit de vote des citoyens. Le pouvoir constituant est la marque essentielle de la souveraineté.
Conception jacobine indépendante des circonstances révolutionnaires. = Le pouvoir effectif du peuple, dans une république jacobine apaisée, n’aurait sans doute pas été beaucoup plus étendue que dans la république jacobine en temps de révolution. L’avenir que proposent aux Français les Jacobins ressemble étrangement à leur présent. L’un des éléments qui permet cette affirmation est la phrase de Robespierre : « Les Français sont le premier peuple du monde qui ait établi la véritable démocratie. » = Dans la pensée de Robespierre, la démocratie n’est pas seulement un rêve pour l’avenir proche ou lointain, mais déjà une réalité présente, vivante, concrète.
En quoi peut consister cette « plénitude des droits du citoyen » ? = Elle consiste essentiellement en l’égalité sociale (vers laquelle on s’achemine à grands pas) traduite par une réduction des écarts de fortune, et l’égalité politique (suffrage universel masculin établi en 1793). Au sommet trône la représentation politique à la façon jacobine : représentants et masse des citoyens.
= Régime d’adhésion et non de participation populaire aux affaires publiques. Un tel régime, quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, de toute évidence, est moins démocratique que les deux fausses démocraties qu’a dénoncées Robespierre.
→ Il y aurait une certaine ironie dans l’histoire. Ce régime évoqué par Robespierre sous le nom de « démocratie », quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, est de toute évidence moins démocratique que les deux fausses démocraties que dénonçait Robespierre : il s’agit là d’un régime d’adhésion, et non de participation populaire aux affaires publiques. Toutefois, sans que l’on puisse affirmer l’existence d’une filiation directe, on pourra juger quelque peu troublantes les similitudes entre cette démocratie jacobine du présent et des régimes politiques qui au XXe siècle se qualifieront eux aussi de démocraties, sans être des démocraties.
Leçon n°9 : Les coups d’État de la Révolution
La Révolution française a connu un grand nombre d’insurrections populaires. On a tendance bien souvent à oublier les coups d’État, qui ont jalonné l’histoire de la Révolution française à des moments stratégiques. = Importance capitale car sans ces coups d’État, les mouvements populaires n’auraient certainement pas pu avoir des conséquences aussi décisives.
Saint-Bonnet a pu dégager six éléments qui définissaient le coup d’État (quatre éléments descriptifs, deux appréciatifs):
· l’appartenance des auteurs du coup d’État à une instance étatique, avec souvent l’intervention de forces militaires
· la soudaineté et rapidité de l’action, souvent génératrices de surprises
· la brutalité
· la prise du pouvoir politique, ou à défaut un accroissement du pouvoir
· l’infraction à la règle juridique
· l’invocation d’un intérêt supérieur.
La liste n’est pas rigide, elle résulte de définitions diverses voire divergentes : il peut y avoir coup d’État sans que tous les six éléments soient réunis.
On peut distinguer deux périodes dans la Révolution française : la période des coups d’État offensifs (I) et le Directoire (II).
- I- Les coups d’État offensifs (1789 – 1793)
A / Le 17 juin 1789 : l’Assemblée nationale
Les députés du tiers état dans les États généraux constatent deux choses : ils représentent une majorité écrasante / les députés des autres ordres ne veulent pas délibérer avec eux. → Les députés du tiers état se proclament Assemblée nationale, notamment en levant les impôts. Cette décision revient à nier la souveraineté royale, base de tout le droit public de l’Ancien régime.
= La moitié des membres d’une institution d’Ancien régime s’empare d’un pouvoir dont les hommes ne disposaient pas.
B / Le 10 août 1792 : la chute de la royauté
Quand on évoque cette date, on songe surtout à l’émeute lancée contre le palais des Tuileries par une commune insurrectionnelle formée dans la nuit précédente. C’est cette émeute qui a donné à l’événement ses caractères de violence et soudaineté, mais elle n’aurait pas suffit à renverser la royauté constitutionnelle si elle n’avait pas été complétée par un coup d’État. Ce qui donne au 10 août les caractères complémentaires du coup d’État, c’est surtout le coup d’État par l’Assemblée législative. Cette assemblée suspend le roi et nomme elle-même les six ministres = violation de la Constitution de 1791. + Elle décrète l’élection prochaine de la Convention nationale, nouvelle inconstitutionnalité.
C / Le 10 juin 1793 : la chute des Girondins
Des éléments constitutifs d’un coup d’État déterminants : action brutale des sans-culottes parisiens, complétée la force armée, // en accord avec les Montagnards à la Convention qui prennent le contrôle de la Convention. → Exclusion et arrestation des députés Girondins, // accroissement du pouvoir.
- II – Les coups d’État sous le Directoire (1797 – 1799)
Depuis la chute de Robespierre, la convention est devenue elle-même « thermidorienne » : majorité de syndicat de sortants.
A / Trois coups d’État défensifs
La Constitution de l’an III (22 août 1795) était censée éviter les erreurs du passé en rééquilibrant le législatif et l’exécutif. Cette constitution, particulièrement rigide en apparence, ne comportait aucun mécanisme juridique qui aurait permis de résoudre un conflit politique qui surgirait entre les différents bords. Pour sauver le régime et les acquis de la Révolution, les gouvernants se maintiennent en place au mépris du suffrage par des coups d’État à répétition (plus d’un par an à partir de 1797) :
· Le 18 fructidor an V (4 septembre 1797) : les chefs de l’exécutif sont les directeurs Barras, Reubell, La Revellière. Ces trois directeurs chassent leurs deux collègues plus modérés Barthélémy et Carnot. Ces trois hommes convainquent les deux assemblées (le Conseil des Anciens et des Cinq cents) d’annuler les élections des 200 députés dans une cinquantaine de départements où ont été élus des députés royalistes. Coup d’État soutenu par Bonaparte, général de l’armée d’Italie. Ce coup de force a favorisé la renaissance du jacobinisme en France.
· Le 22 floréal an VI (11 mai 1798) : on annule l’élection de 100 députés néo-jacobins, trop nombreux pour ne pas rompre l’équilibre.
· Les 29 et 30 prairial an VII (17 – 18 juin 1799) : les députés néo-jacobins prennent leur revanche.
= Inaptitude de la Constitution à stabiliser la constitution.
B / Le 18 brumaire an VII
Sieyès a été déçu par la Constitution de 1791, puis député à la Convention où il a voté la mort du roi, mais a gardé le silence pendant la Terreur. En 1795 lors de la Constitution, il désapprouve les faiblesses. En mai 1799, il est élu directeur et échappe à la purge de prairial (juin 1799) car jugé suffisamment à gauche. Pourtant, dès que la législation se durcit, Sieyès prend ses distances, conscient que la situation ne peut plus durer et que la Révolution doit se terminer.
Bonaparte rentre d’Égypte en octobre 1799, auréolé de gloire antérieure : il apparaît porté par l’opinion, et songe à un coup de force. Deux intermédiaires vont jouer le rôle décisif : Talleyrand et Fouché se mettent d’accord avec Bonaparte.
Le 9 novembre 1799, le Conseil des anciens invoque la découverte d’un complot terroriste ; les deux assemblées sont transférées à Saint-Cloud, Bonaparte est chargé de superviser l’opération. Trois des cinq directeurs (Sieyès, Barras et Dugot) démissionnent, les deux autres sont assignés à résidence. Le lendemain, les deux Conseils se réunissent à Saint-Cloud, protégés par 6000 soldats. Le Conseil des Cinq cents ne se laisse pas faire : Bonaparte s’énerve devant les députés. Les députés s’apprêtent alors à le mettre hors-la-loi. Lucien Bonaparte sauve le coup d’État (il était alors président du Conseil des Cinq cents) et quitte la salle.
→ Trois consuls provisoires : Bonaparte, Sieyès et Dugot. Le 18 brumaire diffère des autres coups d’État : changement total de régime + marche vers l’empire.
Leçon n°10 : Napoléon (1769 – 1821)
- I – Un général de la Révolution
A / La jeunesse de Bonaparte
Né à Ajaccio en 1769, il est le second des huit enfants d’une famille de très petite noblesse. Il a bénéficié d’une bourse du roi pour faire carrière dans le métier des armes : scolarité moyenne à l’école militaire de Paris, il sort avec le grade de lieutenant en 1785. Adepte des idées nouvelles, admirateur de Jean-Jacques Rousseau du fait de la publication du projet de Constitution pour la Corse, il adhère à la Révolution française. Capitaine en 1792, il se brouille avec P. Paoli qui les chasse de Corse en mai 1793. Napoléon va renoncer à ses rêves patriotiques corses pour basculer dans le patriotisme jacobin.
B / Un officier jacobin
Il participe à la répression anti-girondine en septembre 1793. Il est promu chef de bataillon en octobre, il définit la tactique qui permet de reprendre le port de Toulon aux Anglais le 19 décembre, exploit qui vaut à Bonaparte le grade de général (sans avoir été promu colonel entre temps).
Protégé d’Augustin Robespierre (frère de Maximilien Robespierre) : après la chute de Robespierre, il est suspendu et même emprisonné une quinzaine de jours, avant d’être réintégré dans l’armée. En 1795, il reçoit l’ordre d’aller servir en Vendée mais refuse car il considère que c’est une mauvaise guerre, d’où il n’y a que des ennuis à retenir → il est rayé des cadres, sa carrière militaire est apparemment perdue.
Lors de l’insurrection du 13 vendémiaire (octobre 1795), Barras fait appel à Bonaparte pour écraser l’insurrection. Le 2 mars 1796, Barras fait confier à Bonaparte le commandement d’une armée destinée à opérer en Italie, théâtre d’opération secondaire par rapport à la Germanie. Juste avant son départ, il épouse Joséphine de Beauharnais, ancienne maîtresse de Barras.
Dès le départ, Bonaparte démontre aux yeux de tous un extraordinaire génie militaire en battant les Piémontais et Autrichiens + il assure la domination française en Italie du Nord (victoire de Rivoli). En Italie, il ne se conduit pas comme général de la République, mais comme proconsul, sans se soucier des instructions du Directoire. C’est lui-même qui négocie la paix de Campo-Formio en 1797 avec l’Autriche. → Pourquoi le Directoire le laisse-t-il faire, alors qu’il outrepasse ses fonctions ? = La France est financièrement aux abois, et profite du pillage de l’Italie par les armées françaises.
C / Une ambition politique
Bonaparte est maître de la propagande ; il considère que la victoire de Lodi lui a ouvert les yeux sur son destin. En septembre 1797, Bonaparte écrit à Talleyrand une lettre où il ose dessiner les contours d’un nouvelle Constitution ; on voit très bien que les idées de Bonaparte préfigurent l’avenir dans cette lettre. Après la campagne d’Italie, Bonaparte revient à Paris où il se fait élire à l’Institut ; Sieyès dira de lui que « de tous les généraux du moment, il est le plus civil ».
L’expédition d’Égypte (1798-1799) devait l’éloigner de la France car trop ambitieux et populaire ; toutefois, Bonaparte débarque en Égypte, mais abandonne son armée et à son retour, il effectue un coup d’État.
- II – Le chef d’État
A / Le Premier consul
Sous le Consulat sont rétablies toute sorte de choses en France : rétablissement de la paix civile, rétablissement de la paix extérieure (avec l’Autriche en 1801, Angleterre en 1802), de l’ordre juridique (Code civil en 1804), de l’ordre administratif, de la situation économique, financière, monétaire… + rétablissement de la confiance, mais en contrepartie rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises en 1802.
// Concentration du pouvoir : l’histoire du Consulat est l’histoire d’une marche vers la monarchie. Bonaparte devient Premier consul à vie en 1802, empereur en 1804. Cette concentration continue de l’autorité est légitimée de deux manières : par des appels au peuple (sur la Constitution nouvelle, le Consulat à vie, l’hérédité impériale), mais aussi par un étrange recours au droit divin (le pape Pie VII assiste au sacre de l’empereur).
B / L’empereur
L’autoritarisme s’accentue sous l’Empire. Dès le départ, les pouvoirs sont considérables : large pouvoir réglementaire au terme de l’article 44 de la Constitution de l’an VIII, mais en plus l’empereur légifère au mépris de la Constitution (par décrets ou par actes du Sénat). Napoléon est un travailleur infatigable et intervient à tous les niveaux de l’administration.
→ Ce despotisme impérial ne laisse guère de place à la vie politique : les élections n’intéressent personne, les libertés souffrent… Malgré ce despotisme, l’empereur n’a pas réussi à gouverner les esprits.
Quant à l’égalité, Napoléon a conservé de son passé jacobin le goût de l’égalité (qu’il préfère à la liberté). Comme les hommes de 1789, Napoléon considère que dans une société où règne l’égalité des droits, le ressort de l’ascension sociale doit être le mérite ; c’est dans cet esprit de récompense du mérite qu’il crée la noblesse d’empire, titre qui ne comporte pas de privilège (= cadre méritocratique).
La France est reconstruite sur des bases durables (Code civil, Conseil d’État, préfectures, Banque de France…), mais la survie de l’empire ne dépend pas de cela. Pour les monarques de l’Europe, Bonaparte est resté le fils de la Révolution (≈ parvenu). Il ne faut donc pas s’étonner que les guerres aient été incessantes. Autour de l’Angleterre se nouent diverses coalitions : Autriche, Prusse, Russie… Napoléon est presque toujours l’agressé, mais pendant les brèves trêves, il est l’agresseur.
L’Europe est réorganisée : Napoléon est roi d’Italie (Nord-Est) à partir de 1805 ; en 1806, une confédération du Rhin réunit des petits États d’Allemagne dont le protecteur est Napoléon, annexion des Pays-Bas en 1810… = Transformation en États vassaux, où il place des membres de sa famille à la tête des États, sans se préoccuper de l’opinion des peuples. Par delà ses caprices géopolitiques, Napoléon exporte le Code civil dans de nombreux pays d’Europe et une bonne partie des principes de la Révolution.
L’effondrement de l’empire sera dû pour beaucoup à la mégalomanie de Napoléon. Après son divorce avec Joséphine de Beauharnais, il épouse Marie-Louise d’Autriche, mais la dynastie n’est pas assurée pour autant = rupture avec la Russie, la coalition européenne est générale en 1812, Napoléon est écrasé durant la bataille de Leipzig en 1813.
Pendant les premiers mois de 1814, la France est envahie : « campagne de France », où Napoléon réalise des prodiges, mais les ennemis restent trop nombreux. → Le Sénat se prononce pour Louis XVIII.
- III – Un personnage de légende
La campagne de 1814 était militairement inutile, mais bien jouée. Sa chute en 1814 n’était pas assez grandiose, elle était même pathétique : il part par l’île d’Elbe via le Rhône et se fait huer par les royalistes. Les Cent jours lui permettent d’avoir un crépuscule (A), puis il meurt et sa légende triomphera (B).
A / Les Cent jours
En 1814, Napoléon est relégué à l’île d’Elbe avec son titre d’empereur. Il s’informe des erreurs commises en France par le gouvernement de Louis XVIII, etc, et se décide à débarquer en France près d’Antibes le 1er mars 1815. Napoléon bénéficie d’un ralliement qui donne une réalité politique. Dans un premier temps, il fait de la démagogie et cherche à apaiser certaines craintes de la restauration ; mais par ailleurs, il ne veut pas être le « roi d’une jacquerie » (= révolte populaire). Le 20 mars, il arrive à Paris d’où Louis XVIII vient de s’enfuir, et procède à une grande épuration où il veut punir ceux qui l’ont trahi en 1814.
→ Napoléon propose aux Français un texte intitulé « acte additionnel aux Constitutions de l’Empire » (rédigé par son ancien adversaire Benjamin Constant), afin de rassurer les notables et bourgeois. // Texte assez proche de la Charte de 1814 (bicaméralisme, etc). Mais les deux textes et les deux régimes sont très différents : dans l’acte additionnel, c’est le peuple souverain qui délègue ses pouvoirs (≠ Charte de 1814). Il est toutefois écrasé à la bataille de Waterloo le 18 juin 1815 et se voit déporté par les Anglais définitivement à Sainte-Hélène.
B / La légende napoléonienne
Waterloo a servi de prélude dramatique à la mort de Napoléon le 5 mai 1821. Entre temps, Napoléon à Saint-Hélène, victime des mesquineries de ses gardiens britanniques, il peaufine pour la postérité son image de libéral et fils de la révolution. Dans les premiers mois de sa déportation à Sainte-Hélène, il s’est entretenu avec le Comte de Las Cases qui publiera en 1923 le Mémorial de Sainte-Hélène, qui va accélérer le phénomène de la légende napoléonienne.
Cette légende napoléonienne est brimée sous la Restauration parce qu’elle comporte des aspects anti-bourboniens. La légende sera favorisée par la monarchie de Juillet qui a fait rapatrier en France les cendres de Napoléon en 1840.
Néanmoins, Louis-Philippe n’a pas réussi à récupérer cette légende politiquement : la légende a toute sorte d’aspects (sentimental, littéraire…), mais pas politique en soi. Pour voir le bonapartisme profiter de la légende napoléonienne, il faut attendre 1848 avec l’élection à la présidence de la Seconde République du neveu de Napoléon, Louis-Napoléon Bonaparte.
Leçon n°11 : Légitimité et souveraineté sous Napoléon
On opère une distinction entre la légitimité d’origine et la légitimité d’exercice. La légitimité d’origine se situe à un niveau supérieur, moral, absolu. Un régime est légitime quand l’origine du pouvoir est conforme à des postulats (souveraineté royale, populaire…), fondés sur des dogmes relevant de la croyance (droit divin, naturel…). C’est dire qu’un régime donné ne peut pas être légitime aux yeux de tout le monde : une royauté sera illégitime pour un républicain / une république ne pourra pas être légitime pour un royaliste, même s’il existe un large consensus autour du régime.
≠ Légitimité d’exercice : niveau inférieur, matériel et non plus moral donc relatif : il offre satisfaction aux populations pour qu’elles soient satisfaites du régimes = légitimité fragile, proche de la simple popularité. La légitimité d’exercice pourrait donner naissance à une légitimité d’origine.
Après la Révolution, crainte du retour de la royauté. Avant, les Bourbons avaient une forte légitimité des deux natures par le temps, les lois fondamentales…
Après son coup d’État, Bonaparte s’est construit une légitimité d’origine pour contrer les Bourbons.
- I – Un climat favorable
Incapacité de la Révolution à se stabiliser et se fixer. La France vient de connaître un excès d’idéologique avec les Jacobins, excès auquel va succéder un vide idéologique. Le Premier consul réussit là où les autres avaient échoué auparavant : il parachève et met un terme à la Révolution.
En présentant au peuple la nouvelle Constitution de l’an VIII, Bonaparte peut proclamer que la Révolution est terminée. Mais quel type de pouvoir va-t-on établir dans cette France qui sort de la Révolution ?
Beaucoup des outrances commises durant la Révolution sont dues à un excès de puissance du législatif, qui avait eu tendance à s’identifier au souverain. La Convention et ses comités ont exercé une sorte de dictature collégiale. Chez les experts en matière constitutionnelle (avec Sieyès), l’heure est désormais au renforcement de l’exécutif, déjà amorcé sous le Directoire en vertu de la constitution de l’an III. + Opposition entre monarchie et souveraineté du peuple.
En l’an VIII, on reste en République, la monarchie est toujours bannie depuis 1792. Mais l’idée monarchique a conservé assez de crédit en France pour pouvoir être utilisée avec profit (cf les premières élections législatives en 1795 puis 1797), sans employer le mot même de monarchie. De même, la souveraineté du peuple a donné lieu à tant d’excès que l’idée pourrait être neutralisée si l’on employait les mots véritables.
Ainsi, sous le Consulat on voit apparaître deux aspects du régime napoléonien : une réalité monarchique et une base populaire.
- II – Une légitimité populaire
A / L’utilisation de la souveraineté du peuple
= Système de dilution de la souveraineté, dont la base est vaguement démocratique mais qui débouche sur un système de cooptation oligarchique des nominations.
Comme les constitutions de l’an I et de l’an III, la Constitution de l’an VIII est soumise à un référendum (// peuple souverain). L’article 39 indique en toutes lettres le nom des trois consuls : Bonaparte, Cambacérès, Lebrun, mais le pouvoir revient en réalité au Premier consul. Il n’y a pas de loi sans projet du premier consul. → C’est le peuple souverain qui a désigné par référendum les consuls = Napoléon devient le premier représentant de la nation.
B / Le déclin de la souveraineté
Bonaparte est un ancien lecteur de Rousseau, même s’il reconnaît ne l’avoir pas toujours bien compris + officier jacobin = il ne faut pas s’étonner de voir le premier consul afficher péremptoirement sa fidélité à la souveraineté du peuple. Bonaparte considère que tous les pouvoirs dérivent du peuple ; la souveraineté du peuple est inaliénable (orthodoxie révolutionnaire).
En 1800, Bonaparte dit qu’il veut « gouverner les hommes comme le grand nombre veut l’être. »
Quatre ans plus tard en 1804, il ne se réfère plus à la notion de volonté : « La souveraineté réside dans le peuple français, en ce sens que tout doit être fait pour son bonheur et pour sa gloire. » → La souveraineté semble se dissoudre dans la légitimité de Bonaparte, et pourtant n’est pas morte.
En 1802, deuxième référendum qui pose la question de consulat à vie ; en 1804, un troisième vote pose la question de l’hérédité impériale : ces votes renforcent encore la légitimité populaire de Bonaparte. Cependant, il faut noter qu’il intervient à chaque fois une question constitutionnelle de bien plus grande ampleur que celles posées au peuple, réforme qui n’est pas soumise au peuple mais par un sénatus-consulte (qui intervient avant même le référendum en 1804). → Glissement, dérapage régulier : par le biais du Sénat, Bonaparte annexe progressivement la majeure partie du pouvoir constituant.
Une fois la définition de cette souveraineté du peuple allégée, cette incompatibilité avec l’hérédité du pouvoir peut être surmontée.
- III – Une légitimité mixte
L’idée de rétablir un pouvoir héréditaire, impensable durant la Révolution, a fait son chemin ; même si l’on se place du point de vue du peuple souverain, la différence est-elle grande entre 1802 et 1804 ? C’est un autre cap franchi en 1804 puisque Napoléon fait donner à son pouvoir une consécration religieuse : le recours au droit divin introduit une seconde légitimité d’origine (A) ; avec la première légitimité d’origine, la synthèse sera difficile (B), même après l’épisode des Cent jours (C).
A / Une légitimité de droit divin
Le sacre de Napoléon est censé faire de ce nouvel empire une monarchie de droit divin : deux légitimités d’origine se superposent. Napoléon entend bien fonder une dynastie, qu’il appelle la « Quatrième race » = dans la continuité historique (des Mérovingiens, Carolingiens, Capétiens). Selon lui, c’est Dieu qui a voulu que Napoléon établisse cette nouvelle dynastie : nouveau catéchisme de 1806, théologie politique imitée de Bossuet : « Dieu qui crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre empereur de dons, l’a établi notre souverain. » Le mot « souverain » désigne ici sans contestation possible la personne de l’empereur.
En cours de rédaction, on a modifié les textes du catéchisme impérial. Dans ses premières moutures, on signalait la souveraineté populaire, mais cette intervention du peuple dans le régime politique a disparu dans la rédaction définitive. → Comment faire la synthèse entre cette légitimité et dynastie de droit divin, et la légitimité populaire, d’un esprit totalement différent ?
B / La synthèse impossible
En 1804, la rupture politique a été beaucoup moins brutale : la République française a survécu pour un temps + le titre de Napoléon est alors « empereur par la grâce de Dieu et les constitutions de la République ». En 1807, on enlève les mots « de la république » = pouvoir constitué.
Néanmoins, on peut se poser un certain nombre de questions : c’est certes le peuple souverain qui a voulu une nouvelle dynastie, mais maintenant que cette dynastie est installée, n’est-elle pas légitime de par le droit divin et lui seul ?
Pendant la Révolution, les Jacobins avaient cultivé l’idée d’une représentation souveraine du peuple par eux-mêmes qui s’identifiaient au peuple. → Chez Napoléon, dérive homologue : seul représentant du peuple et souverain + sous l’Empire, on voit réapparaître le mot « sujets » qui vient remplacer le mot « citoyens ».
Napoléon, qui avait l’initiative des lois, légiférait souvent par simple décret (afin d’éviter de passer par les assemblées) ou par sénatus-consultes. = Actes inconstitutionnels, mais si Napoléon est devenu le souverain et n’est plus un organe constitué, la faute est désormais vénielle.
En revanche, le jour où Napoléon va être battu, les Français risquent de ne plus supporter cette situation = système fragile. Néanmoins, Napoléon sent le danger ; dans les premières semaines de 1814, il essaie de revenir aux sources et replonger son pouvoir à sa source : « Je ne tiens pas la couronne de mes pères, mais de la volonté de la nation qui me l’a donnée. »
C / Les Cent jours et Sainte-Hélène
À son retour de l’île d’Elbe en 1815, Napoléon publie l’acte additionnel à la Constitution de l’Empire, nouvelle Constitution qui fait retour aux principes de la souveraineté du peuple et donc logiquement soumise à la ratification des Français. = Le peuple redevient le souverain, le constituant durant les Cent jours. D’un autre point de vue, il ne renonce pas à la légitimité dynastique de droit divin = double légitimité ambiguë, qui va subsister dans le Mémorial de Sainte-Hélène qui nous montre tantôt le monarque dans toute sa légitimité dynastique, tantôt un Napoléon simple magistrat soumis à la volonté nationale. → Un successeur de Napoléon se retrouverait dans le flou, à mi-chemin entre une souveraineté théorique et une souveraineté active, dans laquelle le peuple n’exercerait qu’occasionnellement le pouvoir constituant ; la première souveraineté pourrait escamoter la seconde.
→ La légitimité d’origine de Napoléon était conçue double : il essayait de rallier à la fois les Français attachés à la Révolution et les nostalgiques de la monarchie. Si l’on y réfléchit bien, il a réussi à rester au pouvoir 14 ans, en satisfaisant le besoin des masses, assurant la reprise économique, la paix intérieure… Mais sa principale force était sa légitimité d’exercice, très proche de la popularité, et aussi fragile que la popularité.
Depuis la Révolution française, les changements de régimes politiques ont vu prédominer les facteurs matériels, conjoncturels, sur tous les arguments de légitimité, qui n’ont servi qu’à habiller des faits.
Leçon n°12 : Qu’est ce que la Restauration ?
En avril 1814, invasion du territoire par les armées coalisées, abdication de Napoléon. La France se découvre un nouveau roi Bourbon, le Comte de Provence, frère de Louis XVI : première Restauration (1815 – 1824) / seconde Restauration (jusqu’en juillet 1830), règne du duc d’Orléans.
Les historiens sont partagés sur la notion de restauration ; deux angles opposés : pas vraiment Restauration mais s’inscrit dans le XIXe siècle post-révolutionnaire (= respecte certains acquis de la Révolution notamment l’aspect constitutionnel, // contribution à la naissance du parlementarisme en France). Cette approche est celle des historiens plutôt bienveillants à l’égard du régime. ≠ Autre vision : la Restauration apparaît comme une anomalie, accident de parcours dans un siècle marqué par l’empreinte profonde de la Révolution. → Mise en valeur de l’aspect anachronique, réactionnaire, contre-révolutionnaire. Insistance sur l’octroi d’une Charte par Louis XVIII au lieu d’une Constitution élaborée au nom de la Nation + titre « roi du France et de Navarre » // Ancien Régime + le drapeau blanc substitué au tricolore + influence retrouvée de la noblesse, retour en force de l’Église, etc. Cette seconde approche serait plutôt symétriquement celle des historiens réticents à la Restauration.
Les juristes sont peut-être mieux armés que les historiens littéraires pour faire la part des choses et opérer la synthèse qui s’impose. En effet, la question s’éclaire sans difficulté si l’on analyse respectivement et successivement d’une part le système de la Charte de 1814 (I), et d’autre part le fonctionnement effectif du régime de la Restauration (II).
- I – La Charte de 1814
En 1814, les Français s’accommodent d’un roi de l’ancienne dynastie, à la condition que la monarchie accepte de tenir compte des acquis de 1789. La Révolution a marqué le pays (// instauration de l’égalité civile). De plus, on a pu constater avec le Consulat et l’Empire qu’il était possible de récupérer avec profit d’anciennes techniques de gouvernement et d’administration qui avaient fait leurs preuves autrefois. → Impensable de revenir à l’Ancien Régime (aussi bien politique que social).
Louis XVIII rassure l’opinion par sa déclaration de Saint-Ouen dans laquelle il se dit résolu à adopter une Constitution libérale. Dans la foulée, il fait rapidement rédiger par ses proches conseillers un texte qu’il octroie aux Français le 4 juin sous le titre de Charte constitutionnelle.
A / La Restauration du monarque
En avril 1814, le Sénat s’exprime au nom de la nation pour appeler au trône Louis Stanislas Xavier de France, frère du dernier roi. Rappel flatteur en apparence, mais la chose et la formulation par le Sénat sont insupportables à Louis XVIII.
Le Comte de Provence avait quitté la France en juin 1791, en même temps que Louis XVI avait tenté de le faire. En émigration, il a adopté une attitude résolument contre-révolutionnaire. Dans sa déclaration de Vérone, il entendait « rétablir intacte (…) dans toute sa pureté (…) l’antique et sage Constitution » (= celle de la monarchie absolue), ainsi que la division en trois ordres.
Louis XVIII a eu largement le temps durant son exil de revenir sur ses positions d’autrefois, mais même s’il s’est assagi, il est conscient d’être « le » roi, souverain légitime issu d’une dynastie vieille de plus de huit siècles. Par conséquent, il ne peut pas accepter l’offre faite par le Sénat : implique qu’il est roi en tant que frère du dernier roi / n’accepte pas l’idée qu’on l’appelle au trône (// il se sent roi légitime), que le peuple soit à l’origine de son pouvoir royal. Par conséquent, dans la Charte, la légitimité est dynastique est de droit divin = le pouvoir du roi lui vient de Dieu.
Louis XVII est mort en 1795 ; la couronne a été transmise à Louis XVIII depuis le 8 juin 1795 = il n’est pas le frère du dernier roi, mais oncle du dernier roi, donc roi depuis 18 ans.
B / Une monarchie limitée
Puisque l’unité du pouvoir est concentrée dans la personne du roi, rien ne pourrait l’empêcher de rétablir la monarchie absolue. La Charte de 1814 n’a pas été adoptée à la manière révolutionnaire par les citoyens français ou leurs représentants ; elle est octroyée par le roi à ses sujets. Les choses sont donc claires : malgré l’épithète constitutionnel, la Charte n’est pas une Constitution au sens moderne. Le roi, qui octroie la Charte, ne peut évidemment pas tenir son pouvoir de la Charte ; ni lui, ni son pouvoir ne sont constitués par le peuple ou la nation, le roi est bien le souverain. Il veut bien limiter l’exercice de sa souveraineté, mais cette souveraineté reste toutefois intacte. Si la Charte n’est pas une Constitution, elle ne peut pas non plus être une loi ordinaire parmi d’autres. → C’est bien une loi organique, mais une loi organique d’importance particulière, que le roi s’engage à respecter tant qu’elle existera (= tant qu’elle n’aura pas été modifiée).
Le roi a la puissance exécutive, c’est lui qui choisit ses ministres, a seul l’initiative des lois et dispose d’un large pouvoir réglementaire (incluant le droit de pouvoir prendre « des ordonnances nécessaires pour la sûreté de l’État », art.14). Il a le droit de dissoudre la Chambre des députés. Les lois sont votées par les deux chambres (Chambres des Pairs / des députés élus au suffrage censitaire). L’appellation des « députés » dans la Charte n’est pas innocente : les rédacteurs ont soigneusement évité de les qualifier d’un nom révolutionnaire (qui aurait été représentants) ; ne fait référence qu’au cadre administratif, les députés sont des députés de département. = Ils ne peuvent en aucun cas représenter la nation.
La monarchie de 1814 ne peut pas être qualifiée de monarchie constitutionnelle. Le cadre politique de départ est un cadre d’Ancien Régime, mais aussitôt oublié pour établir une monarchie limitée (voire auto-limitée) = c’est Louis XVIII lui-même qui a décidé de limiter l’exercice de sa souveraineté. Cependant, Louis XVIII n’avait pas vraiment le choix : l’attitude conciliante était nécessaire en 1814.
C / Les accommodements avec le présent
Louis XVIII tourne le dos à l’Ancien Régime social ; le catholicisme devient la religion de l’État (depuis le Concordat de 1801, il n’était que « religion de la majorité des Français »), mais on retrouve certaines concessions à la Révolution. La Charte confirme dans les « droits publics des Français » des acquis révolutionnaires (égalité civile, liberté individuelle, de la presse, des cultes, droit de propriété…). Elle rétablit les anciens titres et ancienne noblesse, mais pas les privilèges : maintien des titres de la noblesse d’Empire.
→ Restauration d’un souverain « à l’ancienne », mais pas l’ancienne monarchie absolue. Dans la foulée de cette Restauration du monarque, instauration d’une monarchie d’un type nouveau, une monarchie limitée qui en son temps peut satisfaire aussi bien des royalistes que des libéraux modérés.
- II – Le fonctionnement du régime
La Charte n’est pas une Constitution, mais la chose est secondaire : la Charte va fonctionner comme une Constitution. N’étant pas une Constitution, elle va cependant être considérée comme une Constitution, invoquée comme telle par l’opinion. Néanmoins, les deux frères de Louis XVI n’ont pas la même vision de la Restauration. Sous le règne de Louis XVIII (qui meurt en 1824), la monarchie limitée a son prolongement dans la pratique politique (A) ; en revanche, les convictions de son frère Charles X sont assurément plus monarchiques (B).
A / Le règne de Louis XVIII (1814 – 1824)
Louis XVIII veut préserver sa majesté royale, mais aussi apaiser les discordes d’autrefois. Il veut réconcilier les Français autour de la tradition monarchique. Sous la première restauration (1814 – 1815), il a la sagesse de résister à la pression revancharde des émigrés.
En 1815, il se voit obligé de composer avec la Chambre des députés (élue dans l’été 1815), que Louis XVIII a appelée « Chambre introuvable » (85% de députés ultra-royalistes). Pendant des mois, la Chambre des députés encourage le gouvernement royal à la réaction et à la répression (anti-révolutionnaire et bonapartiste) : la « Terreur blanche ». Louis XVIII est agacé d’avoir à subir constamment cette pression ultra-royaliste : dissolution de la Chambre introuvable en septembre 1816. Une nouvelle Chambre est élue, dominée par des modérés qui s’intitulent les « Constitutionnels ». Ces modérés indiquent la valeur qu’ils attribuent à tort à la Charte : la valeur d’une Constitution.
a) Le roi et l’alternance
Le plus grand théoricien libéral de l’époque Benjamin Constant voyait volontiers dans le chef de l’État un « pouvoir neutre », assurant l’harmonie entre les différents organes de l’État. « L’intérêt véritable de ce chef n’est aucunement que l’un des pouvoirs renverse l’autre, mais que tous s’appuient, s’entendent et agissent de conseil. » On pourrait penser que cette formule ressemble au programme secret de Louis XVIII. Cependant, Louis XVIII n’est pas libéral, il est soucieux de conserver sa souveraineté et donc ne va pas mettre en application cette théorie du pouvoir neutre, élaborée par un opposant.
Louis XVIII s’est beaucoup modéré avec l’âge, mais il n’est pas libéral au sens de l’époque (la plupart des libéraux se situent nettement à la gauche de l’échiquier politique). N’étant pas libéral mais très soucieux de préserver son caractère souverain, Louis XVIII va néanmoins montrer son aptitude à s’adapter institutionnellement au mouvement de l’opinion. Grâce à une lecture raisonnable, éclairée de la Charte, un changement de majorité à la Chambre des députés s’opère sans provoquer de bouleversement, chose nouvelle en France. Ainsi, le pays peut renouer après les violences de la Révolution française et la mise en veilleuse de la vie politique sous le despotisme de Napoléon ; il peut reprendre son apprentissage de la vie politique qui avait été interrompu en 1791 – 1792. Il découvre donc un phénomène nouveau, qui va devenir banal (mais qui ne l’est pas encore à l’époque) : celui de l’alternance paisible entre des équipes politiques concurrentes. L’état de santé de Louis XVIII est très mauvais, mais il ne suffit pas pour ôter au roi le mérite de sa politique.
b) Des pratiques pré-parlementaires
La monarchie selon la Charte, Chateaubriand (1806) : « Le ministère doit sortir de la majorité de la Chambre des députés, puisque les députés sont les principaux organes de l’opinion publique. » Cette conception est moderne et hardie, mais contrairement à Benjamin Constant, elle ne fait aucune mention de la souveraineté de la nation. Elle préfigure néanmoins la responsabilité politique des ministres, fondement du régime parlementaire. Rien ne s’opposerait donc à la naissance du parlementarisme en France, puisque même les monarchistes y sont favorables.
À l’encontre d’une idée reçue, la Charte de 1814 ignore le parlementarisme, les ministres sont les ministres du roi. Le roi est libre de les nommer et de les révoquer, il n’est nulle part prévu que les députés puissent faire tomber les ministères par un vote de défiance. Malgré l’article 13 qui dispose que « ses ministres sont responsables », il ne faut pas surinterpréter cet adjectif puisqu’il ne s’agit là que d’une responsabilité pénale. La Chambre des députés a le droit d’accuser les ministres et de les traduire devant la Chambre des pairs, qui va les juger. Il n’en demeure pas moins que l’idée d’une responsabilité politique est dans l’air du temps, mais n’est cependant pas encore consacrée dans un texte normatif.
En revanche, dans la pratique les députés ont la faculté de rejeter tel ou tel projet de loi ; quand ils en rejettent un, surtout si le débat a été houleux, ils peuvent considérablement affaiblir le ministère, voire le déstabiliser. C’est donc dans les faits que vont s’introduire des pratiques « pré-parlementaires » : les questions au gouvernements ou l’adresse (texte voté en réponse au roi qui va vite prendre un sens précis), celui d’une approbation de la politique suivie ou à l’inverse le sens d’un blâme politique. Dans le second cas, le ministère peut se trouver politiquement déstabilisé.
// Introduction de pratiques pré-parlementaires : questions, adresse…
→ Juridiquement, Louis XVIII avait choisi de s’autolimiter par la Charte mais politiquement, il est allé plus loin politiquement en acceptant d’être hétérolimité par la pratique de la Charte, par les élections, par la pression de l’opinion publique, l’action de la presse, etc… Après sa mort en 1824, ce ne sera pas le cas de Charles X.
B / Le règne de Charles X (1824 – 1830)
a) Le « roi ultra » et sa politique
Le comte d’Artois était un contre-révolutionnaire de la première heure. Défavorable à la Charte, il a fait figure de chef officieux du parti ultra-royaliste. Charles X est un homme honnête et sincère ; seulement, il ne comprend pas son siècle et son siècle ne le comprend pas.
Charles X rejette la Révolution ; il aurait volontiers restauré beaucoup plus de choses que son frère Louis XVIII. En mai 1825, il se fait sacrer à Reims (≠ Louis XVIII n’avait pas pris ce risque), puis mène une politique très conservatrice teintée de réactions qui favorisent l’Église (loi du sacrilège), la noblesse, les victimes de la Révolution (le « milliard des émigrés »). L’opinion et la presse sont de plus en plus contre lui, dissolution de la Chambre. Villèle perd les élections et doit se retirer : Charles X décide de recourir à un modéré, Martignac, puis rappelle le comte de Polignac.
b) Une lecture suicidaire de la Charte
En dix ans de règne, la pratique tempérée de la Charte et sa lecture pré-parlementaire s’était imposée à l’opinion ; néanmoins, elle n’est pas une constitution donc sa pratique sous Louis XVIII n’est pas conforme à la lettre. Les ministres sont « ses » ministres, ce qui autorise une autre interprétation de la Charte.
Charles X refuse cette lecture équilibrée et modérée. Pour lui, le roi se situe au dessus des partis, mais du fait de son idée de l’autorité royale, il lui est interdit de rester neutre, de régner à l’anglaise. Il ne veut pas rester à l’écart du gouvernement : sa souveraineté royale fait qu’il doit gouverner, il refuse donc de reculer devant une Chambre d’opposition qui selon lui est révolutionnaire du fait même de son opposition aux ministres. Charles X ne considère par les Chambres comme des contre-pouvoirs, mais préfère gouverner sans elles. Il ne prétend pas à une confusion de tous les pouvoirs en sa personne, il n’est donc pas absolutiste. Néanmoins, il procède à une lecture particulièrement monarchique de la Charte. Le résultat est qu’il va s’exposer personnellement : le risque est énorme car la simple opposition aux ministres pourrait se transformer en opposition au roi, voire au régime dans son ensemble.
En mars 1830, Charles X répond à l’opposition des libéraux en demandant à son ami Polignac de présider un ministère minoritaire, ce qui est perçu à juste titre comme une provocation. L’opposition proteste, notamment par la voie de la presse.
Ce même mois, Charles X prévient les Chambres : lecture monarchique de la Charte (« mon gouvernement », etc). → Réponse des députés par l’adresse des 221 : « La Charte consacre comme un droit l’intervention du pays dans les intérêts publics… ».
Le discours du trône de Charles X + l’adresse des 221 méritent une analyse. Les historiens dans leur immense majorité sont du côté des 221. Or, si l’on est juriste, on s’aperçoit que les formules vigoureuses de Charles X sollicitent beaucoup moins la Charte que ne le font les députés d’opposition. De quel droit la Chambre des députés serait-elle la voix du peuple ?
Ni le peuple, ni le pays ne participe à l’élection de la chambre, puisqu’il s’agit d’un suffrage ultra-censitaire. Le discours des 221 joue sur les mots en ayant l’air de se présenter comme étant « l’organe du peuple », ce qu’ils ne sont pas. Ce discours est révolutionnaire, mais Charles X ne supporte pas l’opposition d’une Chambre. Cependant, par son attitude, c’est Charles X qui a poussé la Chambre à devenir révolutionnaire.
Dissolution de la Chambre, élections qui renforcent l’opposition… Charles X s’obstine en signant les quatre fameuses ordonnances du 25 juillet 1830 : restriction de la liberté de la presse, pratique d’une nouvelle dissolution, réforme électorale favorable aux propriétaires fonciers les plus fortunés, convocation du collège électoral pour une nouvelle élection en septembre = appel à la résistance. Pour l’opposition et la presse, la France est victime d’un coup d’État de Charles X : une émeute éclate à Paris. En raison de multiples facteurs (carence des forces de l’ordre, souci de Charles X de ne pas verser le sang…), cette émeute devient une révolution les 27, 28 et 29 juillet : les « Trois Glorieuses » de 1830.
→ La Charte autorisait les ordonnances (art.14) ; seul le roi est juge de la nécessité de recourir aux ordonnances, pour la sûreté de l’État. Selon Charles X, cette sûreté de l’État est belle et bien menacée, donc en l’absence de précisions autres, les ordonnances sont juridiquement valables. Cela exclut Charles X de toute tentative de coup d’État. Bien au contraire, c’est un coup d’État des Chambres qui va installer le duc d’Orléans sur le trône et donner lieu à la monarchie de Juillet. On peut constater là le caractère dérisoire de la règle de droit quand elle vient se heurter à des réalités politiques hostiles.
Louis XVIII avait choisi l’autolimitation et avait accepté une hétérolimitation, Charles X quant à lui a mal supporté l’autolimitation et refusé toute hétérolimitation. Le régime de la Restauration souffrait d’une contradiction entre la lettre de la Charte et sa pratique. Louis XVIII a bien géré cette contradiction et Charles X a voulu revenir dessus, jusqu’à provoquer lui-même la chute du régime de la Restauration.
Leçon n°13 : Le moment 1848
On appelle cette période le « printemps des peuples ». La seconde république n’est pas le prologue du second empire, sauf dans ses dernières années. On peut dire que ce moment historique a eu lieu en trois temps : la chute de la monarchie de Juillet (I), le gouvernement provisoire (II), le recentrage de la République (III).
- I – La chute de la monarchie de Juillet
Ce régime (1830 – 1848) a réinséré la France dans la ligne de l’héritage modéré de 1789 et dans la marche du pays vers le parlementarisme. Mais ce régime, libéral mais aussi semi-autoritaire par moments, n’a guère évolué. Son immobilisme (A) et le hasard ont permis une révolution (B).
A / L’immobilisme sous Guizot
Guizot : président du Conseil en 1847. Historien universitaire protestant, qui agit en accord avec Louis-Philippe. Il voyait dans la monarchie de Juillet non pas un point de départ comme l’espéraient certains partisans du régime, mais un aboutissement, un équilibre quasi-parfait qu’il fallait conserver à tout prix. La stabilité politique est obtenue en favorisant l’élection de fonctionnaires, + le pays réel est ignoré. La barrière censitaire est abaissée de 300 à 200F d’impôts directs (on passe de 90 000 électeurs à 166 000). Si le nombre d’électeurs a augmenté, c’est aussi parce que les petites bourgeoisies se sont enrichies et ont pu ainsi accéder au droit de vote. La souveraineté de la nation a été reconnue en 1830, mais Guizot préfère l’idée d’une souveraineté de la raison.
En matière sociale, la situation ne s’arrange pas : révolution industrielle qui produit une situation difficile pour les ouvriers. Ce sont des catholiques et les premiers théoriciens socialistes qui s’efforcent de sensibiliser l’opinion à la misère des ouvriers ; l’État quant à lui intervient peu.
B / Une Révolution chanceuse
La Révolution de 1848 sera d’abord et avant tout une révolution politique. Néanmoins, les conditions socio-économiques étaient favorables à une révolution : disette de 1846 (dernière de l’histoire de France), + situation particulièrement préoccupante à Paris (ville d’un million d’habitants qui souffre d’un urbanisme archaïque où beaucoup de provinciaux déracinés sont venus s’installer et vivent dans la misère). Les oppositions au régime ont concentré le débat sur le seul point qui fasse l’unanimité sur les diverses oppositions : la réforme électorale ; en effet, le cens électoral n’a pas bougé depuis 1830.
En 1847, les opposants organisent des banquets où l’on réclame l’abaissement du cens voire le suffrage universel : la « campagne des banquets » (cf les journaux Le national et La réforme). Le régime à l’époque n’est pas menacé. Pourtant, les événements vont s’accélérer : un banquet est interdit à Paris, les manifestants sont dispersés par la police le 22 février 1848.
Louis-Philippe remplace Guizot par un personnage plus accommodant : Molet, le 23 février 1848. Contre toute attente, le régime semble vaciller sur ses bases. Le 24 février 1848, Paris croule sous les barricades, un gouvernement provisoire se forme et se prononce pour la République. Face à cette insurrection, Louis-Philippe fuit en Angleterre.
→ La monarchie de Juillet est née par hasard, elle tombe donc aussi par hasard. Le régime n’a pas su faire naître en sa faveur un sentiment de loyalisme monarchique ; mais ce régime aurait très bien pu survivre s’il avait été un peu plus à l’écoute de son époque et si le sang n’avait pas coulé.
- II – Le gouvernement provisoire
Les républicains s’abandonnent pour une fois à un grand élan passionnel qui a marqué les esprits. La postérité a plus conservé le souvenir des mesures prises (B) que le souvenir des hommes qui les ont prises (A), bien qu’elle ait souffert néanmoins d’une amnésie partielle (C).
A / Les hommes
= Les « quarante-huitards ». Le gouvernement provisoire a été créé par des hommes sans grande expérience. Composition étrange : des ministres membres du gouvernement, des membres du gouvernement qui ne sont pas ministres, des ministres qui ne sont pas membres du gouvernement. Un complexité qui traduit l’inexpérience du pouvoir de ces hommes de 48. Entre autres Lamartine, l’avocat Ledru-Rollin (républicain radical), + deux jeunes socialistes : Louis Blanc, Albert. La dominante est socialisante mais plutôt modérée.
B / Les grandes mesures
Le gouvernement prend en quelques semaines des décisions d’une importance capitale pour l’avenir, sur le plan symbolique, dans l’imaginaire de la gauche française. Mesures que l’on peut articuler autour des notions de « liberté, égalité, fraternité », devise écrite dans la Constitution de 1848.
Liberté de presse et de réunion / égalité : abolition des titres de noblesse + abolition de l’esclavage le 4 mars 1848 (confirmée dans le décret d’avril 1848). Dans la DDHC : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux entre eux. » Cependant, rétablissement de l’esclavage de 1802 par Bonaparte. Entre temps (en 1794), les esclaves étaient devenus citoyens français.
Le droit au travail a failli être proclamé, mais on n’est pas allé jusque là ; néanmoins, l’idée est dans l’air et c’est dans cet esprit que l’on crée les ateliers nationaux, destinés à trouver du travail.
Suffrage universel masculin qui fait passer les électeurs de 240 000 à 9 millions = naissance d’une religion politique.
Le retour en force de certains thèmes de 1793 pouvaient inquiéter ; ainsi, plusieurs mesures du GP visent à rassurer (ex: le drapeau tricolore est conservé). + Volonté de faire comprendre qu’on ne retournera pas dans la Terreur : la peine de mort est abolie en matière politique / on ne retombera pas dans l’inflation : la Banque de France doit donner un plafond d’émission.
C / Les premières difficultés
Les milieux d’affaires ne font pas confiance à cette République improvisée. En Révolution, les impôts rentrent mal = dès le 16 mars, le GP est amené à augmenter les impôts directs de 45%. Au bout de 3 mois, on constate que les ateliers nationaux, qui permettent de rémunérer des chômeurs, les rémunèrent pour des travaux inutiles (≈ simple assistance).
- III – Le recentrage de la République
Passée l’euphorie des premières semaines, la République s’embourgeoise.
A / L’Assemblée constituante
Élections le 23 avril qui donnent lieu à une participation phénoménale de 84%. C’est en cela que consiste l’événement, beaucoup plus que le résultat qui montre la victoire des républicains modérés.
Le 4 mai 1848, l’Assemblée constituante peut proclamer officiellement la République. Le 10 mai, elle désigne une commission exécutive qui remplace le Gouvernement provisoire.
B / Le tournant de juin 1848
Les socialistes savaient qu’ils seraient très peu nombreux à l’Assemblée constituante. Désavoués largement par le suffrage, ils cherchent à prendre le pouvoir autrement. Le 15 mai 1848, émeute durant laquelle ils envahissent l’Assemblée constituante. Les leaders du mouvement (Albert, Blanqui, Barbès) s’enfuient, mais l’incompréhension grandit. L’Assemblée se décide à fermer les ateliers nationaux ; le 23 juin 1848, la moitié Est de Paris se soulève. La commission exécutive démissionne, l’Assemblée constituante donne les pleins pouvoirs au général Cavaignac qui devient Président du Conseil le 28 juin 1848.
Ces journées de juin ont joué un rôle capital en matière politique : aggravé la haine sociale en France, la répression sera sévère (5 000 morts + des milliers de déportation). + Conséquences directes : la journée du travail, précédemment réduite, va être rallongée à 12h/jour. Le moment 48 est passé, ou presque.
C / La Constitution et l’élection présidentielle
La Constitution républicaine du 4 novembre 1848 écarte tout parlementarisme. La Constitution marque un coup d’arrêt : on revient au schéma révolutionnaire de l’assemblée unique. L’exécutif est confié à un président, lui aussi élu au suffrage universel. Régime présidentiel, sans responsabilité ministérielle ni droit de dissolution.
Mais on commet une grave erreur en 1848 (// Constitution de l’an III) : aucun mécanisme juridique n’était prévu pour résoudre les éventuels conflits entre le président et l’assemblée.
On songeait à Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de l’empereur, d’autant plus qu’il venait d’être élu député. On adopte le principe de l’élection du président au SUD. Le SUD est adopté par principe, scrupule démocratique. Cependant, il a conduit la répression sanglante de juin. Mais le 10 décembre 1848, il est élu avec presque les ¾ des voix contre moins de 20% à l’homme en place. Les autres candidats (Lamartine, Ledru-Rollin…) obtiennent un score très faible.
→ Louis-Napoléon Bonaparte a fortement bénéficié de son nom. De plus, il a pris position au dessus des partis ; il a donc recueilli des voix provenant de toutes les tendances politiques, y compris à l’extrême-gauche où l’on pouvait se souvenir qu’en 1844, Louis-Napoléon en prison avait publié une brochure s’intitulant Extinction du paupérisme. Si le neveu de Napoléon a réussi à tirer profit de la légende napoléonienne, c’est dû à son époque, naissance du SU, choc de 1848, etc.
Après 1848, la page est cependant bien tournée. L’Assemblée législative va avoir une majorité monarchiste, qui va s’attacher à démanteler l’édifice de 1848 ; elle va se discréditer en restreignant l’exercice du droit de suffrage par la loi du 31 mai 1850. Dès lors, Louis-Napoléon va pouvoir se poser en sauveur, rétablissant le SU. = Coup d’État du 2 décembre 1851.
Leçon n°14 : Napoléon III (1808 – 1873)
Napoléon III a été longtemps traîné dans la boue par les historiens républicains, qui ne lui ont jamais pardonné le coup d’État de 1851. Le grand public reste souvent sur cette image noircie. Aujourd’hui, certains auteurs ont décidé de réhabiliter Napoléon III et se sont trouvés dans l’excès inverse, ne lui trouvant que des vertus.
- I – Le conspirateur
La jeunesse de Louis Napoléon Bonaparte (A) ne le prédestinait pas nécessairement au métier de conspirateur, dans l’exercice duquel s’entremêlent étroitement l’action et la doctrine (B).
A / La jeunesse
Charles Louis Napoléon Bonaparte est né en 1808, fils d’un frère cadet de Napoléon, Louis Bonaparte, roi de Hollande, et d’Hortense de Beauharnais (fille de Joséphine). Louis-Napoléon a six ans en 1814, début de l’exil ; sa mère et lui se fixent en Suisse en 1817. Enfant intéressant, sensible, généreux, d’une intelligence assez solide quoique lente. Culture très moderne pour l’époque, axée sur l’enseignement des mathématiques et des langues vivantes (il maîtrise le français, l’italien, l’allemand, l’anglais). Il ne fera pas étalage de sa culture, et beaucoup de ses contemporains prendront sa timidité pour de la bêtise.
Sa culture est une culture de gauche ; de 1820 à 1827, Louis-Napoléon Bonaparte est confié à un précepteur sévère : Philippe le Bas, fils d’un député jacobin à la Convention nationale + sa mère la reine Hortense a insufflé à son fils la conviction qu’un Bonaparte devait avoir un destin national, mais à la condition expresse d’obtenir l’adhésion du peuple : « le peuple qui donne a le droit d’ôter ». → Toute puissance leur vient de la volonté populaire.
B / L’action et la doctrine
- L’action
En 1830 (à 22 ans), il accueille la Révolution avec enthousiasme. Mais la déception est immédiate : la monarchie de Juillet confirme la loi d’exil des Bonaparte votée sous la Restauration. Louis-Napoléon n’est pas encore bien placé dans l’ordre de succession des Bonaparte ; il vient en cinquième position, après son cousin Napoléon II roi de Rome (fils de Napoléon et Marie-Louise d’Autriche), Joseph Bonaparte (frère aîné de Napoléon), Louis Bonaparte (père de Napoléon), Napoléon Louis (frère aîné de Napoléon III). Après la mort de Napoléon II en 1832, les choses vont changer. Dès lors, il va faire cavalier seul, quitte à être désavoué formellement par sa famille.
En 1830-31, son frère aîné et lui-même participent à des menées révolutionnaires. Son frère meurt en mars 1831, et en avril la reine Hortense se rend à Paris avec son fils Louis-Napoléon. Le gouvernement de Louis-Philippe serait prêt à laisser rentrer Louis-Napoléon en France, à condition qu’il change de nom et cesse de s’appeler Bonaparte = refus brutal.
Il prend contact avec des républicains et « aventuriers » qui l’ont fort mal informé ; Louis-Napoléon est alors persuadé que le peuple français et l’armée sont bonapartistes, parce qu’il confond le bonapartisme moribond et la légende napoléonienne en plein essor, encouragée officiellement par le gouvernement de Louis-Philippe. Cette confusion entre le bonapartisme et la légende explique en grande partie l’obstination de Louis-Napoléon à persévérer dans la voie de la conspiration, alors qu’il n’a pas de moyen ni de soutien bien sérieux.
Dès 1831, premier complot contre la monarchie de Juillet, affaire étouffée par le gouvernement.
En 1836, Louis-Napoléon essaie de soulever la garnison de Strasbourg mais échoue et se voit expulsé vers l’Amérique.
En 1840, troisième complot : Louis-Napoléon venu d’Angleterre débarque à Boulogne sur Mer : la monarchie de Juillet voit rouge, Louis-Napoléon est traduit devant la Chambre des Pairs qui le condamne à la prison à vie au fort de Ham (Picardie), d’où il s’évade pour retourner en Angleterre.
- La doctrine
Durant sa jeunesse, il a dévoré avec passion le Mémorial de Sainte-Hélène. Ainsi, il croit à la mission des Bonaparte en tant que consolidateurs de la Révolution, mais aussi au principe des nationalités (empire rassembleur mais autoritaire, qui permettrait une libéralisation ultérieure). = Il confond ce qui est calcul de Napoléon forgeant sa légende avec la réalité.
À la différence de son oncle, Louis-Napoléon se passionne pour les questions économiques et sociales. Ainsi, il va orienter le bonapartisme dans le sens nouveau et original d’une philanthropie socialisante, dans l’esprit du XIXe siècle.
De plus, il publie ses idées, notamment des Rêveries politiques, brochure teintée de jacobinisme en 1832. En 1839, il publie également Des idées napoléoniennes, ouvrage dans lequel il revoit et corrige le Mémorial de Sainte-Hélène et le remet à l’ordre du jour. On retrouve d’ailleurs la formule que selon lui, l’idée napoléonienne est « sociale, industrielle, commerciale, humanitaire ».
En prison, il reçoit la visite du socialiste Louis Blanc, et continue de publier des écrits d’inspiration éclectique : à la fois libérale en économie (partisan du libre échange) et socialiste (influence de plusieurs courants socialistes). En 1844, il publie en prison Extinction du paupérisme : dans cet ouvrage, il s’agit de fournir du travail aux prolétaires en les regroupant dans des colonies agricoles organisées par l’État sur des terres en friche.
À la fin de sa captivité, il peut apparaître comme un démocrate d’une gauche très modérée, et ce démocrate souhaiterait pouvoir s’allier aux républicains, mais se heurte aussitôt à leur méfiance. En effet, depuis 1846 (date de son évasion + de la mort de son père), Louis-Napoléon est l’aîné des Bonaparte, ce qui le prédispose dans son esprit à devenir le chef de l’État.
- II – L’homme d’État
L’homme n’a pas vraiment changé entre 1848 et 1870. Néanmoins, par commodité, nous distinguerons chronologiquement le président de la République (A) et l’empereur (B).
A / Le président de la Seconde République
En février 1848, à l’annonce de la révolution parisienne, Louis-Napoléon est ravi : il quitte l’Angleterre pour venir à Paris, puis repart aussitôt à la demande de Lamartine.
Il recueille des voix aux élections constituantes, puis est élu aux élections complémentaires le 4 juin député de Paris ainsi que dans trois autres départements. On entend crier à Paris « Bonaparte président » voire même « Napoléon empereur ». Ces cris contribuent à renforcer la méfiance de l’Assemblée constituante. Le 12 juin, l’Assemblée lui interdit de rentrer à France et ordonne même son arrestation au cas où il déciderait de rentrer en France. Mais le lendemain, elle se ravise et proclame l’élection de Louis-Napoléon. Toutefois, Louis-Napoléon Bonaparte démissionne de lui-même, mais se représente en septembre et se voit alors réélu avec plus de voix, gagnant un département de plus qu’en juin : il siège à l’Assemblée constituante le 25 septembre 1848.
Dans les assemblées d’autrefois, il fallait être bon orateur (on croyait que c’était l’indice presque exclusif de l’intelligence). Dès lors, de ce très mauvais orateur qu’est Louis-Napoléon, Adolphe Thiers va dire : « C’est un crétin que l’on mènera ». Louis-Napoléon est donc à l’arrière-plan des débats sur la Constitution de 1848. Beaucoup de députés s’inquiètent à l’idée que le peuple puisse choisir comme président un membre d’une famille ayant régné sur la France, mais l’élection au SUD l’emporte le 9 octobre. Le 11 octobre, l’assemblée supprime la loi d’exil des Bonaparte. Louis-Napoléon Bonaparte est élu avec les 3/4 des voix.
Cela s’explique par le fait qu’il a bénéficié des effets de la légende napoléonienne, de son simple nom (ce nom est alors le plus connu en France), de sa position tout à fait claire au-dessus des partis, qui lui a permis de recueillir des voix parmi tous les partis.
L’Assemblée élue en 1849 est monarchiste, et a orienté très vite la République dans la voie du conservatisme, alimentée par la peur Rouge. De son côté, Louis-Napoléon Bonaparte président de la République attend son heure prudemment. Sa force réside dans sa légitimité populaire et du prestige de son nom : il s’appuie sur l’opinion, auprès de laquelle il se pose comme un recours nécessaire contre deux dangers : le péril monarchiste / le péril rouge. Le coup d’État du 2 décembre 1851 est dirigé contre l’Assemblée monarchiste.
Cependant, il n’avait pas prévu les résistances républicaines : répression méthodique plus ou moins brutale selon les régions. Louis-Napoléon Bonaparte va devoir attendre les résultats du plébiscite des 20 et 21 décembre pour que s’atténue un peu son remord d’avoir fait verser le sang lors de la répression. En vertu de ce plébiscite qui lui déléguait le pouvoir constituant, il promulgue une nouvelle Constitution : la Constitution du 14 janvier 1852, largement inspirée de la vieille Constitution de l’an VIII, avec une présidence tout à fait dominatrice.
Il ne reste plus qu’à changer le titre du chef de l’État et la durée de ses fonctions. Ce sera l’objet d’une second plébiscite de novembre 1852 qui rétablit l’empire le 2 décembre : Louis-Napoléon président de la République devient Napoléon III, empereur des Français.
B / L’empereur
La personnalité de Napoléon III est assez complexe, se résume en un surnom qu’on lui confère : « le sphinx ». Personnage aux multiples facettes, Napoléon III est à la fois démocrate (1), autoritaire (2), social (3) et libéral (4).
- L’empereur démocrate
- La reine Hortense et Philippe le Bas (son précepteur) avaient inculqué à Napoléon III des principes quasi-jacobins. En 1851, le président a résisté à tous ceux qui lui dénonçaient les dangers du SU. Si Louis-Napoléon Bonaparte rétablit le SU lors du coup d’État, c’est par conviction. Bien sûr, il a une conception plébiscitaire du vote universel, va considérer sous le Second empire que les élections législatives ont aussi la valeur d’une refondation périodique de l’empire par le peuple souverain. À sa façon, Louis-Napoléon Bonaparte est plus démocrate que beaucoup de républicains de son époque.
- L’empereur autoritaire
- De 1852 à 1859, l’empereur est autoritaire. Les préfets surveillent de très près les activités de la vie politique afin de la réduire au strict minimum : la presse est muselée, toute opposition est neutralisée.
- L’empereur social
La prospérité économique du Second empire n’a pas profité seulement aux industriels, banquiers, etc, mais à tous, notamment aux paysans (large majorité de la population). Du côté des villes, l’époque est celle de l’urbanisme haussmannien ; si l’on accepte de ne pas voir que cet aspect, Napoléon III n’a pas perdu de vue le sort des plus défavorisés.
Après 1860, lorsqu’il voit un certain nombre d’industriels se détourner de lui, il prend contact de son propre chef avec l’ouvrier Tolain, avec qui le contact s’établit facilement. En 1862, il patronne l’envoi de 200 ouvriers envoyés à Londres pour y étudier les syndicats britanniques (interdits en France). Dans cet esprit d’ouverture est votée la loi du 25 mai 1864, votée contre l’avis des patrons, qui autorise la grève.
- Les syndicats quant à eux restent clandestins, mais on les tolère lorsqu’ils se bornent à la pure activité syndicale, sans faire de politique. Cette politique aurait pu réussir sur le papier, sans la création de l’Internationale des travailleurs en 1864. Napoléon III ne peut pas s’accommoder de cela : le courant marxiste va accroître son influence.
- L’empereur libéral
Napoléon III est libéral en économie, cf le Traité de libre-échange conclu avec le Royaume-Uni en 1860. Cependant, il va se montrer également libéral en politique, dès les années 1860-61, et se confirme en 1867. Cette évolution libérale de l’empereur tient à de multiples raisons :
- sa santé est de plus en plus déclinante
- déceptions de Napoléon III en politique extérieure et intérieure
- pression des oppositions soutenues
- apparition d’un tiers parti qui regroupe les libéraux non-bonapartistes et les républicains ralliés…
Mais il ne faut pas oublier sa propre conviction ancienne, celle qui remonte à sa lecture du Mémorial de Sainte-Hélène, que l’autorité était nécessaire pour un temps mais devait déboucher sur la liberté.
Napoléon III est allé au bout de sa logique en matière parlementaire puisqu’en 1867, le droit d’interpellation est rétabli (= ancêtre de la motion de censure), en matière de liberté de la presse et de réunion en 1868.
La victoire électorale des républicains en 1869 accélère le processus. C’est alors Émile Olivier et non pas l’empereur qui forme le ministère, ce qui semble annoncer une réforme vers le parlementarisme. Les diverses réformes constitutionnelles libérales sont soumises à un plébiscite qui remporte un grand succès (82% des suffrages exprimés). Napoléon, très malade à l’époque, peut croire que l’empire est définitivement assis et que son fils lui succédera paisiblement.
→ Napoléon III a été pris au piège du principe des nationalités. Il avait été le parrain de la récente unité italienne (1860). Ainsi, il ne s’est pas opposé à la construction de l’unité allemande, qui va se faire autour de la Prusse, que Bismarck veut achever en abaissant la France : il a provoqué habilement la France, qui déclare la guerre le 19 juillet 1870.
Napoléon III est fait prisonnier à Sedan le 2 septembre 1870. Le 4 septembre à Paris, des républicains proclament la déchéance de l’empereur et la République. Napoléon III une fois libéré se rendra en exil en Angleterre où il mourra en 1873, = époque où le bonapartisme connaît en France un renouveau éphémère, avant de basculer à droite, renonçant à sa vocation de rassemblement national, ce qui le perdra.
Curieusement, aux obsèques de Napoléon III en Angleterre on voit arriver une petite délégation d’anciens communards de 1871, qui viennent rendre hommage à l’empereur, probablement à l’empereur social.
Leçon n°15 : Le système plébiscitaire bonapartiste
Les républicains français du XIXe et historiens ont donné au mot « plébiscite » son sens dans la langue française. Sans doute avaient-ils de bonnes raisons politiques ; toutefois, les juristes ne doivent pas les faire siennes.
Même avec le recul du temps, les républicains n’ont jamais oublié que Louis-Napoléon Bonaparte avait tué la seconde République, moyennant le plébiscite des 21 et 22 novembre 1852. = Le plébiscite avait été en quelque sorte l’arme du crime, son arme pseudo-juridique selon les républicains.
De nos jours, on trouve des définitions basiques du plébiscite, mais inopérantes car trop réductrices voire caricaturales. À la différence du référendum, censé porter sur un texte (de préférence assez long pour éviter les simplifications abusives, mais pas trop afin d’être accessibles aux citoyens moyens), le plébiscite porterait sur un homme, même si en apparence il porte sur un texte ; le texte sert simplement de prétexte. Dès lors, le plébiscite poserait une question biaisée, à double sens ; il serait entaché de dictature, de pouvoir personnel (≠ le référendum peut être jugé compatible avec les libertés démocratiques). Alors que le référendum présente des résultats chiffrés dignes de confiance, donc susceptibles d’analyse scientifique électorale, le plébiscite serait souvent truqué, ce qui rendrait inutile une exploitation scientifique des résultats.
La mauvaise foi politique et politicienne peut s’en mêler : plébiscite = référendum que l’on veut discréditer. À l’époque du général De Gaulle, ses opposants avaient trouvé une formule : « Non au référendum-plébiscite ! »
Mais au milieu du XIXe siècle, le mot vient de surgir, il faut donc le prendre dans un sens plus technique : le plébiscite est alors une décision de nature constituante adoptée par le peuple (par oui ou par non) à l’appel du chef de l’État = « le peuple français veut ».
Or là, le peuple français veut le maintien de LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE, et lui délègue les pouvoirs nécessaires pour faire ou établir une constitution sur les bases proposées dans sa proclamation du 2 décembre.
Le président LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE bénéficie donc d’un pouvoir délégué, mais limité par ses bases :
- un chef nommé pour 10 ans
- des ministres dépendants du pouvoir exécutif seul
- un corps législatif nommé par le SU
- un Sénat gardien de la Constitution.
En novembre 1852, passage à l’empire, l’une des bases de la Constitution est modifiée : la présidence pour 10 ans fait place à l’hérédité dynastique. Ainsi, le peuple français veut le rétablissement de la dignité impériale.
En 1851 et 1852, le mot « plébiscite » ne désigne que la décision populaire et bien évidemment le texte qui contient cette décision. = Ce mot ne désigne pas encore la procédure de vocation (qui est alors qualifiée d’appel au peuple). C’est donc en réponse à cet appel au peuple que le peuple vote sur un projet de plébiscite, dont le texte ne devient plébiscite que du fait de son adoption par le peuple.
C’est seulement à la fin du Second empire que le mot « plébiscite » en viendra à désigner aussi la procédure même de l’appel au peuple.
De plus, bien sûr ce mot remonte à la république romaine. Toutefois, il ne faut pas accorder trop d’importance à cet emprunt de vocabulaire. En effet, en 1852 le plébiscite n’a absolument rien de romain. La prédilection bonapartiste repose sur deux confusions majeures :
- l’une commise par Louis-Napoléon Bonaparte lui-même : Louis-Napoléon Bonaparte demande au peuple de voter un plébiscite. Or dans l’antique république romaine, les plébiscites étaient des règles particulières que se donnait la plèbe romaine, qui n’était qu’une fraction du peuple romain. Ainsi, le peuple quant à lui votait les lois (et non pas des plébiscites).
- l’autre répandue par l’opinion bonapartiste en général : dans la doctrine bonapartiste la plus rudimentaire, le plébiscite consiste à confier le pouvoir suprême à une sorte de césar, d’où l’expression de césarisme démocratique. Cependant, cela n’a jamais été le cas à Rome.
Le seul point commun qu’on peut trouver entre les plébiscites de Louis-Napoléon Bonaparte et les plébiscites romains est la réponse par oui ou non posée par un gouvernant.
Mais les bonapartistes autoritaires de l’époque, le plébiscite ne doit être utilisé que pour confier le pouvoir, ou régler une question dynastique imprévue. En dehors de ces deux cas, il est inutile d’y recourir.
- I – Le changement de régime
Le système plébiscitaire inauguré en 1851 était toutefois autrement plus subtile, car il ne se limitait pas au plébiscite stricto sensus.
Le coup d’État opéré le 2 décembre 1851 par Louis-Napoléon Bonaparte comporte trois mesures majeures :
- la dissolution de l’Assemblée nationale législative, à majorité monarchiste, élue depuis mai 1849
- le rétablissement du suffrage universel, qui avait été restreint par une loi du 31 mai 1850, votée par cette même assemblée
- l’annonce d’un prochain appel au peuple, destiné à prolonger le mandat du président de la République et à lui déléguer un pouvoir constituant.
Mais le tout, même limité à ces trois éléments essentiels, revient à renverser purement et simplement la Constitution de la 2nde République. L’interprétation est très différente chez les victimes du coup d’État (A) et chez les vainqueurs du coup d’État.
A / Le point de vue républicain
Pour la plus grande partie des hommes politiques de l’époque, et pour la quasi-totalité des juristes d’aujourd’hui, la Constitution de 1848 ne saurait être ainsi renversée par un aventurier, que ses partisans appellent maintenant non plus le président, mais le « prince président » voire même le « prince » tout court (titre à la résonance fort peu républicaine). Louis-Napoléon est à la fois un parjure et un traître.
LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE ne tirait pas son pouvoir de son élection populaire, mais de la Constitution du 4 novembre 1848 qui confiait à son article 43 « le pouvoir exécutif à un citoyen qui reçoit le titre de président de la République ». Aux yeux des républicains, LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE a violé son serment de « rester fidèle à la République ». En effet, il ne pouvait pas suspendre la Constitution, et encore moins l’anéantir.
La trahison du président de la République est caractérisée, notamment à l’article 68 : « Toute mesure par laquelle le président de la République dissout l’Assemblée nationale (…) est un crime de haute trahison. Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions, les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance. » Pour les yeux d’un juriste d’aujourd’hui, cette position des républicains de 1851 consistant à voir à la fois un parjure et un traître est inattaquable : elle repose exclusivement sur une lecture fidèle de la Constitution de 1848.
L’ex-président de la république étant un parjure et un traître, il ne dispose plus d’aucun pouvoir légal. Cette interprétation a une conséquence logique : le plébiscite des 20-21 décembre 1851, organisé contre la Constitution par un factieux désormais sans mandat, est nul. Il n’y a même pas besoin d’invoquer d’éventuelles fraudes électorales pour invoquer cette nullité. De plus, cette nullité affectera de même le second plébiscite en novembre 1852 : le second empire est donc une sorte de régime de fait, qui n’a pas de véritable existence juridique.
B / Le point de vue louis-napoléonien
Dans une proclamation au peuple français publiée le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte déclare aux Français : « La Constitution, vous le savez, avait été faite dans le but d’affaiblir d’avance le pouvoir que vous alliez me confier. Six millions de suffrages furent une éclatante protestation contre elle. »
Louis-Napoléon ne songe pas à nier l’inconstitutionnalité de son coup d’État. Il replace cette inconstitutionnalité, ainsi que le coup d’État, dans la ligne de la volonté du peuple. Selon lui, son élection à la présidence de la République avait été en son temps une prise de position du peuple contre la Constitution. À en croire LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE, cette Constitution n’était qu’une sorte de machine de guerre destinée à lui nuire ; de même, selon lui le peuple souverain l’a bien compris. = Alors même que le peuple avait déjà choisi pour chef LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE, il a manifesté son rejet de la Constitution.
Autrement dit, si l’on suit ce raisonnement, l’élection présidentielle de 1848 aurait été un acte souverain de désaveu de la Constitution. = En traduisant une volonté souveraine d’abrogation de la Constitution de 1848, l’élection présidentielle aurait eu la valeur sans postérité d’une sorte de référendum des constituants.
Cette interprétation de LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE est particulièrement hardie, mais elle peut trouver un assez large écho dans le public de l’époque. En effet, les électeurs viennent de découvrir le SU et ignorent tout des subtilités juridiques. Ainsi, quand ils élisent quelqu’un, ils peuvent croire de bonne foi conférer à cette personne directement un pouvoir. Les électeurs du milieu XIX ème siècle sont incapable de faire une quelconque distinction entre les deux façons possibles d’exercer le droit de suffrage : en matière de souveraineté / en matière élective (en vertu de la Constitution).
Si LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE nage à l’évidence dans l’inconstitutionnalité, il faut noter que celle-ci est effacée les 20-21 décembre 1851 par 7,5 millions de « oui » contre 740 000 « non ». Le peuple souverain absout le crime du président et lui délègue le gros du pouvoir constituant. En droit, dès lors que le souverain s’est prononcé, que le peuple constituant a tranché, on est dans l’irréversible.
Aux vues des résultats triomphaux du plébiscite, LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE a déclaré : « Je n’étais sorti de la légalité que pour rentrer dans le droit. Plus de 7 millions de suffrages viennent de m’absoudre. » En disant cela, LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE ne joue pas sur les mots contrairement à ce que continuent de croire beaucoup d’historiens. En effet, la légalité qu’évoque ici Louis-Napoléon est la légalité de la Constitution. La volonté du peuple y était étrangère : non seulement parce que les constituants de 1848 ne l’ont pas soumise au référendum, mais aussi parce que ce même peuple est censé avoir déjà rejeté la Constitution en élisant LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE président de la République.
Au delà de cette simple légalité d’apparence, il y a donc le droit : le seul vrai droit, c’est le droit que veut le peuple souverain. En vertu de ce plébiscite, Louis-Napoléon Bonaparte va pouvoir promulguer la Constitution du 14 janvier 1852. Il va transformer le mandat décennal en dignité impériale = naissance du second empire, proclamé officiellement le 2 décembre 1852. Cette date est extrêmement symbolique car il s’agit là d’un triple anniversaire : sacre et couronnement de Napoléon Ier en 1804 / bataille d’Austerlitz en 1805 / l’anniversaire du coup d’État.
- II – De la théorie à la pratique
Napoléon III a voulu ancrer la légitimité napoléonienne dans la légitimité du peuple. Cet ancrage a été envisagé d’abord en théorie (A), avant d’être pratiqué de manière originale sous le Second empire (B).
A / 1832 : l’ébauche d’une théorie
En 1832, Louis-Napoléon a 24 ans lorsqu’il publie sa première broche : Rêveries politiques. Ce texte politique contient un projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et une constitution. Dans le premier, Louis-Napoléon a repris à son compte certains article de la Déclaration montagnarde de l’an I, en les recopiant, notamment l’article 21 sur la nécessité des secours publics : « Les secours publics sont une dette sacrée, la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en leur procurant les moyens d’exister s’ils ne peuvent travailler ». Il reprend également l’article 25 sur la souveraineté du peuple, mais aussi le démocratique article 28 concernant le droit que doit conserver le peuple de changer de constitution ou de la modifier à tout moment : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ».
Ces Rêveries politiques teintées de jacobinisme, contiennent aussi un élément démocratique qui innove par rapport au Premier empire, qui tendait à une sorte de confiscation de la souveraineté par Napoléon au détriment du peuple.
En ce cas, le neveu entend pour l’avenir soumettre chaque succession au trône impérial à un appel au peuple. Cette formule politique et juridique a sa logique, ainsi qu’un mérite évident : par ce moyen de plébiscite à chaque succession, Louis-Napoléon s’efforce imparfaitement de résoudre la contradiction lancinante entre la souveraineté du peuple et l’hérédité dynastique. Louis-Napoléon, par sa formule inédite, établit entre ces deux notions une combinaison rationnelle : à la mort d’un empereur, la loi de succession pourra désigner un candidat à l’empire, mais seulement un candidat = simple proposition, mais seul le peuple souverain disposera. Ainsi, une fois par règne, un contact serait maintenu avec la volonté du peuple.
Néanmoins, la contradiction interne du bonapartisme n’est pas entièrement résolue. Bien sûr, le contact est rétabli avec la souveraineté du peuple, mais ce contact reste très imparfait, car l’appel au peuple en cas de succession ne serait pas constituant ; il serait simplement électif. Il n’y aurait donc eu une véritable réconciliation seulement si à l’occasion de chaque succession impériale, il s’était agi pour le peuple français de refonder ou de rejeter l’empire.
Dans le projet de Louis-Napoléon, on est loin de là : en cas de vote populaire négatif, ce sont les Chambres qui auraient été chargées de proposer au peuple un autre candidat à l’empire.
Les rêveries politiques et cette formule de LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE en 1832 vont être oubliées par la suite. Par exemple, on n’en trouve aucune trace dans son ouvrage Des idées napoléoniennes (1839). Ce silence ultérieur conduit à s’interroger : cette règle inventée par un jeune homme trop enthousiaste a-t-elle été abandonnée par le même homme, une fois parvenu à maturité ? (car vue comme inopportune, dangereuse car fragilisant l’empire à l’excès…) Au contraire, cette même règle était-elle supposée acquise ?
Il est impossible de répondre à cette double question. Avant comme pendant la IInde République, on ne pouvait pas savoir quelles étaient les intentions précises de LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE dans la matière.
B / La pratique du Second empire
Ce régime naît de deux plébiscites constituants par lesquels le peuple français a approuvé l’établissement d’un nouveau régime : régime encore républicain en 1851, mais qui devient impérial à la fin de cette même année. Par la suite, sous le Second empire, on trouvera des réformes de la Constitution, mais qui se feront par sénatus-consulte ; LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE n’aura plus recours au plébiscite, sauf le 8 mai 1870.
Les historiens politistes ont souvent noté le paradoxe qui aurait consisté pour Napoléon III à affronter si tard cette épreuve du plébiscite, épreuve considérée par eux comme autoritaire, pour faire ratifier par le peuple des réformes libérales voire parlementaires. En réalité, si l’on regarde d’un peu plus près, on ne tarde pas à faire trois constats :
- L’empire de 1870 est incontestablement un empire libéralisé, mais pas encore un régime parlementaire ; il n’est que « pré-parlementaire ». En outre, il demeure profondément plébiscitaire. En effet, à l’avenir toute réforme de la Constitution devra faire l’objet d’un plébiscite ; l’empereur ne pourra plus faire réviser la Constitution par sénatus-consulte.
- Un certain nombre de changements constitutionnels étaient intervenus, et affaiblissaient les bases de 1851 : la nature du Sénat, qui perdait son pouvoir constituant dérivé pour devenir une Chambre haute presque banale. Or, les cinq bases de 1851 étaient du ressort exclusif du peuple, avaient échappé à la délégation du pouvoir constituant. Il fallait donc bien recourir au peuple constituant pour ratifier ces réformes constitutionnelles.
- Il n’y avait aucun paradoxe à tenter l’aventure à ce moment précis du règne de Napoléon III. En effet, depuis 1852 on voyait se présenter aux élections législatives deux catégories de candidats : les candidats ordinaires / les candidats « officiels ». La candidature de ces derniers était patronnée par le gouvernement, par les préfets et les différentes branches de l’administration impériale. Outre ce soutien appuyé, ils bénéficiaient de « l’affiche blanche », réservée aux seules annonces légales.
En apparence, les choix effectués par les électeurs lors des législatives étaient bien effectués en réalité par la Constitution ; ce n’était donc pas de véritables actes de souveraineté constituante. Toutefois, tout le monde s’accorde à reconnaître le caractère plébiscitaire du second empire.
Mais l’adjectif « plébiscitaire » n’est pas seulement péjoratif, il doit avoir un contenu : en effet, on peut le qualifier de « plébiscitaire » car les élections ne sont pas de simples choix des députés. De plus, le grand public de l’époque ne pouvait pas bien faire la distinction entre les deux façons d’utiliser le suffrage universel, d’où la confusion entre l’acte de souveraineté et l’acte technique d’élection. Cette conception était indéfendable en droit républicain, mais celle-ci a cessé d’être indéfendable dans un régime plébiscitaire où le chef de l’État peut faire appel au peuple à tout moment. En effet, dans le régime plébiscitaire le suffrage a toujours quelque chose de souverain, donc de constituant.
Lors des élections législatives du Second empire, le peuple se prononce pour ou contre l’empire lui-même. D’ailleurs, le ministre de l’intérieur précise à chaque fois qu’il s’agit d’un vote « des amis ou des ennemis de l’empire ». La pratique plus que discutable des candidatures officielles permet de tracer en toute clarté la frontière qui sépare les amis du régime impérial et ses adversaires.
Pour les dernières élections législatives du second empire (1869), le gouvernement impérial se retrouve quelque peu affaibli, harcelé par les oppositions. Ce gouvernement croit bon de renoncer de fait au système des pures candidatures officielles. Il y a encore un patronage, mais moins puissant : beaucoup arrivent à se faire élire alors qu’ils sont loin d’être de vrais bonapartistes. Le résultat (4,4 millions contre 3,3) est médiocre : pour la première fois, le gouvernement de Napoléon III ne rallie pas à lui la majorité des inscrits (seulement 42% des inscrits). On peut même se poser une question plus inquiétante : est ce qu’il y a même une véritable majorité des votants pour soutenir l’empire ? En effet, il faut tenir compte du nombre important des élus libéraux dont la loyauté bonapartiste est plus que douteuse. Un certain nombre de ces élus libéraux (que l’on compte parmi ces 4,4M) ont en effet préféré ne pas se vanter du soutien du gouvernement de peur que cela leur fasse perdre des voix !
En tout état de cause, une majorité des 4/7 est indigne d’un Bonaparte rassembleur. En effet, il ne faut pas oublier que depuis toujours, depuis ses origines consulaires, le bonapartisme se devait d’être rassembleur = vocation même du bonapartisme, qui se voulait hyper-majoritaire. Il peut donc y avoir en 1869 un doute sur la légitimité même du régime, non seulement au sein du peuple (dont la volonté n’est pas apparue avec la netteté habituelle), mais aussi dans la conscience de Napoléon III. Il n’existe qu’un moyen d’enlever ce doute : le plébiscite du 8 mai 1869.
→ Contrairement à ce qui est dit par la plupart des historiens et politistes, il n’y avait aucun paradoxe, mais au contraire une parfaite logique à recourir au plébiscite en 1870.
→ Beaucoup de bonapartistes autoritaires (dans l’ensemble piètres juristes et peu imaginatifs) étaient incapables de comprendre ce mécanisme dans son ensemble. Nous ne devons donc pas s’étonner que certains d’entre eux aient protesté en 1870 contre la décision de Napoléon III de recourir au plébiscite. Selon eux, il ne fallait surtout pas galvauder le plébiscite ; le recours à l’appel au peuple ne devait être qu’exceptionnel, que pour régler une décision dynastique nouvelle et imprévue.
Les élus bonapartistes forment le groupe parlementaire dit « de l’appel au peuple », qui va bientôt restaurer l’empire qui est tombé en 1870. Mais à la longue, les bonapartistes sont amenés à approfondir la question du plébiscite. Dans les premières années de la IIIème République, les bonapartistes (de même que les monarchistes) luttent contre les républicains qui sont en train d’acclimater la république en France. Or les bonapartistes ne veulent en aucun cas être confondus avec les monarchistes. Dès lors, ils veulent approfondir une démarche originale = en l’occurrence une démarche démocratique. C’est ainsi qu’on voit resurgir dans le discours le thème des rêveries politiques de 1832 = on voit resurgir la nécessité d’un plébiscite à chaque succession au trône.
Dans les faits, le second empire était allé beaucoup plus loin ; Napoléon III, à sa façon, a respecté l’article 28 de la Déclaration de 1793, auquel il avait souscrit dans sa jeunesse. = Le second empire est au fond le seul régime politique à avoir été refondé tous les 6 ans par une adhésion populaire implicitement constituante.
Les républiques ultérieures ont adopté la démarche inverse, en interdisant toute révision constitutionnelle remettant en cause la forme républicaine du gouvernement. Ce faisant, la République (pour d’évidentes raisons de prudence) entend bien assujettir à ses lois les générations futures.
Leçon n°16 : La Restauration manquée (1871 – 1875)
Le 8 février 1871, élection de l’assemblée dite de Bordeaux, dont la composition peut surprendre. La victoire des monarchistes en 1849 avait montré que malgré le SU, l’électorat français était susceptible de suivre selon une formule républicaine militante « les nobles et les prêtres ». Louis-Napoléon, en créant un lien direct entre le peuple et lui, avait émancipé une partie de cet électorat de la tutelle de ces « maîtres traditionnels ». = On pouvait penser que l’exemple de 1849 était révolu. C’est pourquoi la composition de l’Assemblée élue en 1871, dite de Bordeaux, peut donner l’impression étrange d’un retour en arrière. En effet, les notables monarchistes semblent avoir récupéré leur puissance politique. Ils obtiennent environ 400 sièges contre un peu plus de 200 aux républicains. Au total, les monarchistes ont plus de 60% des sièges, = situation politique nouvelle qui va faire naître l’espoir d’une troisième restauration, après celles de 1814 et 1815.
Néanmoins, ce genre de parallélisme historique a ses dangers. En effet, la défaite de Sedan a été une sorte de nouveau Waterloo. En cas de restauration précipitée, on pourrait accuser le roi d’être venu « dans les fourgons de l’étranger ». Mais de quel roi s’agit-il ? La majorité monarchiste est partagée. Elle préfère organiser le provisoire (I) ; au fil des mois, on va se tromper sur la possibilité d’une fusion monarchiste (II), et donc d’une restauration (III).
- I – L’organisation du provisoire
La République de 1871 est en réalité une fausse république (A), et sera prolongée en 1873 par le septennat (B). En revanche, avec les lois constitutionnelles de 1875, on entrera dans le définitif (C).
A / Une fausse République
L’Assemblée nationale élue le 8 février 1871 choisit le 17 février un personnage fort connu à l’époque, Adolphe Thiers comme chef du pouvoir exécutif de la République, en attendant qu’il soit statué sur les institutions de la France. = La question constitutionnelle est ajournée, Thiers ne doit pas chercher à régler cette question, ne doit se consacrer qu’au redressement du pays / la situation difficile de la France et la libération du territoire. Cette nomination de Thiers a été appelée le « pacte de Bordeaux », titre provisoire qui ne dessine qu’une république en pointillés.
Thiers, ancien président du Conseil de la monarchie de Juillet, ne serait-il pas qu’un pur produit de la République orléaniste ? Après l’écrasement de l’insurrection de la Commune de Paris (de mars à mais 1871), la loi Rivet du 31 août 1871 donne à Thiers un nouveau titre provisoire de président de la République, et réserve à l’Assemblée le pouvoir constituant. // Usurpation de 1789, lorsque les députés du Tiers-État avaient entendu donner une Constitution au royaume. → Cette république n’est pas encore la république, c’est une solution d’attente sans aucun caractère définitif, censée ouvrir la porte à la possibilité d’une nouvelle Restauration monarchique.
B / Le septennat
En 1873 aux yeux des monarchistes, Thiers est devenu inutile voire encombrant. En effet, il a accompli sa mission et libéré le territoire de l’occupation allemande, + rétabli l’ordre en écrasant dans le sang la Commune de Paris en 1871. De plus, il s’est rapproché peu à peu des républicains, au point d’oser affirmer en novembre 1872 que la République était le « gouvernement légal du pays », ce qui ne plaît pas à la majorité monarchiste de l’assemblée.
L’élément déclencheur qui va accélérer les choses va être l’élection partielle à Paris en avril 1873, qui voit la victoire du républicain radical Barodet, traduisant les progrès de la gauche dure. Les monarchistes s’affolent et imputent ces progrès républicains à la politique de Thiers, de plus en plus ambiguë vis-à-vis des républicains. Un des leaders orléanistes, le Duc de Broglie réclame un « gouvernement à lutter contre le radicalisme et à rétablir l’ordre moral dans notre pays ». S’ensuit un vote de l’assemblée hostile à Thiers, mais obtenue de peu le 24 mai 1873. Thiers démissionne mais cette démission a une logique tactique : personnage extrêmement vaniteux, Thiers est convaincu que l’assemblée va le supplier de reprendre sa présidence.
Cependant, elle donne à Thiers pour successeur le maréchal de Mac Mahon qui considère qu’il n’est là que pour « garder la place » du chef de l’État, dans la perspective d’une prochaine restauration de la monarchie. Néanmoins, les prises de position publique du comte de Chambord (aîné des Bourbons) montrent bien qu’un accord politique entre les orléanistes et les légitimistes n’est pas pour demain. En attendant, les monarchistes et particulièrement les orléanistes choisissent de faire prolonger la présidence de Mac Mahon. C’est ainsi qu’est votée la loi du septennat du 19 novembre 1873, loi improvisée et circonstancielle, mais qui aura de belles années devant elle.
C / Les lois constitutionnelles de 1875
Au fil des mois, la situation pourrit lentement du côté des monarchistes : les Orléanistes s’éloignent des légitimistes et ont tendance à se rapprocher des républicains modérés, pour voter ensemble les lois constitutionnelles des 24 et 25 février / 16 juillet 1875, qui forment la Constitution de la III ème République.
Cette Constitution paraît assez souple pour pouvoir servir de cadre à une monarchie orléaniste. La Constitution de 1875 prévoit un chef de l’État puissant, deux chambres dont les pouvoirs sont équilibrés, un parlementarisme dualiste. Mais elle a un inconvénient, qui va se révéler décisif : ce texte rend désormais constitutionnel le régime républicain (amendement Wallon du 30 janvier 1875 sur l’élection du président de la République). D’ailleurs, pas plus qu’en 1791 ni qu’en 1848, il n’y aura de référendum sur cette question.
- II – La fusion improbable
L’idée de fusion n’est pas nouvelle à l’époque. Depuis 1848 et plus encore depuis la mort en exil de Louis-Philippe en 1850, on avait assisté à plusieurs tentatives de rapprochements voire de fusion entre les légitimistes et les orléanistes. Ces tentatives s’expliquaient par une nécessité objective pour les monarchistes français : il s’agissait d’opposer un front commun des monarchistes à l’idée républicaine, puis au bonapartisme plébiscitaire de Louis-Napoléon Bonaparte puis de Napoléon III. Mais toutes ces tentatives de fusion avaient échoué l’une après l’autre.
Or, en 1873, on peut avoir l’impression que péniblement, les deux courants se sont enfin mis d’accord sur le préalable indispensable à une fusion : la personne du futur roi. En effet, en août 1873, le comte de Paris (chef de la branche d’Orléans) semble se réconcilier avec son lointain cousin le comte de Chambord, et se rallier à sa candidature. Comme le comte de Chambord n’a pas d’héritier mâle, certains orléanistes laissent à entendre qu’après sa mort, ce serait logiquement le comte de Paris qui lui succéderait. En réalité, rien de tel n’a été décidé, mais le climat créé par cette impression semble préciser l’ouverture vers une possible restauration. De fait, la fusion entre les monarchistes donnent l’impression d’être près de se réaliser autour d’une politique commune (A), mais une fois de plus le comte de Chambord met les choses au point (B).
A / Une politique commune ?
Avec le recul du temps, on a l’impression que les deux branches sont très liées, mais il n’en est rien : d’importantes différences les opposent.
Les orléanistes sont d’abord des conservateurs de centre-droit, avant toute fidélité dynastique. Ces conservateurs pouvaient-ils se mettre d’accord avec leurs frères les légitimistes, qui de leur côté étaient traditionalistes et surtout très réticents à l’égard de l’héritage de la Révolution française ? Au premier abord, cela semble impossible, mais il faut tout de même nuancer.
En effet, au XIXe siècle, beaucoup d’orléanistes avaient fini par se « droitiser », par être de moins en moins centristes. Symétriquement, beaucoup de légitimistes s’étaient laissés influencer par leur siècle, et s’étaient donc libéralisés, étaient prêts à un certain nombre de concessions comme l’indique le nombre peu élevé des légitimistes rigides. Dès 1871, on ne comptait même pas un tiers de légitimistes « rigides » à l’assemblée de Bordeaux. En pratique, la politique commune est toute trouvée, semble s’imposer d’elle-même : la politique de l’ordre moral, menée par le duc De Broglie, président du Conseil depuis 1873.
Cette politique d’ordre moral a deux objectifs principaux : épurer la haute administration des éléments républicains (introduits entre autres sous Thiers) en les remplaçant par des orléanistes, des légitimistes et même quelques bonapartistes. Parallèlement à cette épuration, en matière religieuse on prend une série de mesures qui rappellent à certains l’époque lointaine de la restauration (ex: construction de la basilique du Sacré-Cœur, décidée en partie pour expier les crimes de la Commune). La religion prend de plus en plus part dans la vie politique, judiciaire et scolaire = rechristianisation (ex: crucifix dans les lieux publics). Cette politique d’ordre moral est censée préparer le terrain politique en vue d’une restauration ; c’est pourquoi les légitimistes se préparent de bonne foi et avec une ferveur naïve au retour du roi Henri V (titre du comte de Chambord s’il était monté sur le trône) à Paris.
B / L’affaire du drapeau blanc
Dans ses manifestes politiques diffusés à l’occasion, le comte de Chambord s’est toujours montré intransigeant dès 1871. Dans un manifeste de juillet 1871, il préconisait la décentralisation, la garantie des libertés publiques « auquel tout peuple chrétien a droit », le suffrage universel, le contrôle des chambres, mais il refusait d’inscrire tout cela dans la ligne de la Révolution. D’ailleurs, croyant à la force des symboles, il ajoutait « Henri V ne peut abandonner le drapeau blanc d’Henri IV ».
En janvier 1872, le comte de Chambord persiste, il refuse toujours d’être « le roi légitime de la Révolution ». Comme son grand-père Charles X, le comte de Chambord rejette la Révolution. Il ne rejette pas les acquis de la Révolution, mais les rejette en tant que principes révolutionnaire = il les accepte sans vouloir pour autant les inscrire dans la ligne révolutionnaire. De même, il est très sensible à la misère des humbles et aux questions sociales (≠ de nombreux républicains), mais il traite ces questions à la manière traditionnelle (catholique voire paternaliste), = dans le refus de la modernité.
En octobre 1873, il persiste encore pour faire cesser ces bruits. Il redit son refus de la Révolution et du symbole par excellence de la Révolution : le drapeau tricolore, restant fidèle au drapeau blanc. On prétend bien souvent que cette « affaire du drapeau blanc » a mis un point final aux chances d’une restauration. Mais cette vision est un peu trompeuse : y a-t-il réellement eu une « affaire du drapeau blanc » ? En effet, le comte de Chambord n’a jamais changé d’avis sur cette question ; de plus, les chances d’une Restauration étaient imaginaires.
- III – La Restauration impossible
Plusieurs raisons rendaient plus qu’invraisemblable la restauration : d’abord des raisons dynastiques et morales (A), mais aussi des raisons arithmétiques (B).
A / Des raisons dynastiques et morales
Une vraie réconciliation entre les monarchistes français était peu probable au XIX ème siècle, vu le contentieux extrêmement lourd qui les opposait. Depuis le XIV ème siècle et selon la loi salique, à l’extinction de la branche royale aînée, c’était l’aîné de la branche immédiatement cadette par les mâles qui montaient sur le trône. Cette règle a été conservée, restant règle de référence. À la mort du comte de Chambord en 1883, ce sont les Bourbons d’Espagne qui succèdent (descendants de Louis XIV), alors que les Orléans (auxquels ont appartenu Louis-Philippe ou encore le comte de Paris) ne descendent que de Louis XIII. Autrement dit, il y a donc une impossibilité juridique pour un légitimiste de se rallier au comte de Paris en 1883. Pourtant, la chose importe assez peu car cette impossibilité juridique est tout à fait théorique, elle aurait pu être surmontée sans difficultés. En effet, à l’époque, la masse connaît très mal le droit capétien.
En 1883, l’opposition persistante entre les deux courants est due à deux facteurs, deux points du domaine de l’honneur et de la morale politique. Ces deux points de séparation sont le régicide de 1793 / l’usurpation de 1830 :
- Le temps a passé, mais aucun légitimiste n’a oublié qu’en 1793, le député Philippe Égalité (duc d’Orléans) avait voté à la Convention nationale la mort de son cousin XVI.
- De même, aucun légitimiste n’a oublié qu’en 1830, Louis-Philippe (fils de Philippe Égalité) avait usurpé le trône de son cousin Charles X.
→ Les Orléans sont bien sûr des Capétiens, mais une sorte de race maudite.
B / L’arithmétique politique
En février 1871, lors des élections à l’Assemblée de Bordeaux, les électeurs s’étaient jetés dans les bras des monarchistes car ces derniers étaient résignés à conclure une paix rapide avec l’empire allemand, ≠ les républicains patriotiques voulaient poursuivre la lutte.
À l’époque, on pouvait être élu dans plusieurs départements (ex: Thiers avait été élu dans 26 départements, et avait donc dû en choisir un et démissionner des 25 autres), d’où la nécessité d’élections complémentaires. En juillet 1871, les républicains gagnent 100 sièges. Au gré des élections partielles, trois ans plus tard, les monarchistes finissent par se retrouver en minorité à l’assemblée. Il manque environ 40 sièges pour restaurer la monarchie : ou trouver ces voix ?
L’élan électoral si surprenant de février 1871 était bel et bien conjoncturel. Les pratiques du second empire avaient formé un nouvel électorat moins soumis aux notables, prêt à basculer en partie du côté des républicains, qui retrouvent ainsi les 2/3 des sièges en 1876 – 1877.
→ La Restauration était quasiment impossible dès le départ. Pourquoi donc en avoir tant parlé ? Bien souvent, les républicains à cette époque ont joué à se faire peur, alors même que le danger était bien moins grand qu’ils le croyaient. Cette habitude est occasionnelle chez eux (ex: en 1934-36). De plus, les monarchistes ont pris leurs désirs pour des réalités, aveuglés : pour beaucoup de royalistes à l’époque, l’histoire était en train de se répéter, ≈ cycle. La chute de l’Empire devait être le prélude d’une nouvelle restauration. Certains y croiront encore en 1873, et même en 1875. Le cycle « monarchie – république – empire » devait être pour eux continuel, alors même que ce cycle n’est qu’une apparence, un hasard de l’histoire, une illusion, sans aucune caractère déterministe.
En se montrant impitoyable et féroce, dans la répression de l’insurrection révolutionnaire de la Commune de Paris,Thiers avait démontré la possibilité d’une République d’ordre, donc une République rassurante pour les honnêtes gens à qui le mot « République » faisait peur depuis 1793 : il a levé les préventions des modérés. On peut considérer que la répression de 1871 a été un facteur indirect et complémentaire de l’échec de la Restauration.
Leçon n°17 : La démocratie en France
Le mot démocratie nous est extrêmement familier, il est aujourd’hui suremployé, même dans les milieux intellectuels et universitaires. L’adjectif « démocratique » désigne ce qui est conforme aux droits de l’homme, ce qui est décidé après un débat libre, ou bien égalitaire, équitable, voire même ce qui est juste ou souhaitable. Son sens s’est considérablement affaibli dernièrement. La perte de sens concerne non seulement les mots dérivés, mais le mot même de démocratie : on approfondit les à côté (la périphérie) alors qu’on en a au fond oublié la définition d’ensemble. Il est parfois stupéfiant de constater à quel point les politistes et juristes parviennent à s’accommoder d’un tel flou sur une notion pourtant essentielle. Le détour par les sources est souvent très fluctuant.
À Athènes, cité grecque qui a inventé et a vécu la démocratie aux Ve et IVe siècles avant JC, le mot dèmokratia signifiait la toute puissance du peuple. On trouvait deux définitions du mot dèmos = ensemble, universalité des citoyens ou masse des citoyens modestes. Dans un cas comme dans l’autre, le peuple exerçait sa toute puissance directement, chaque semaine, en se rassemblant physiquement. En effet, l’assemblée (ou ekklesia) n’était pas une institution formée de membres, encore moins de membres élus : l’ekklesia était le peuple athénien réuni et rassemblé. Le mot démocratie suppose nécessairement une intervention directe du peuple.
Avec une définition stricte de la démocratie, il est incontestable que la France n’a jamais connu la démocratie au sens premier. Cela étant posé, est ce que la France, à défaut, a connu des moments démocratiques, = moments où le peuple a eu « le dernier mot » ? Ces moments ont été très rares, mais notamment sous l’époque révolutionnaire (I), au XIXe siècle (II), et enfin durant l’époque contemporaine des XXe et XXIe siècles (XXI).
- I – Révolution et démocratie (1789 – 1799)
Révolution ne signifie pas démocratie. Les hommes de 1789 n’ont établi qu’un régime représentatif (A) ; c’est par réaction contre les défauts de ce régime que les Jacobins de 1793 ont entendu fonder leur démocratie, selon leurs critères de définition (B).
A / Le choix d’un régime représentatif
Contrairement à ce que croit volontiers le grand public, les hommes de 1789 n’ont pas établi la démocratie : dans leur immense majorité, ces hommes n’étaient pas des démocrates, et s’accommodaient fort bien de la forme monarchique à laquelle les Français étaient habitués depuis de nombreux siècles.
Le 17 juin 1789, les députés du tiers état aux états généraux se proclament Assemblée nationale ; ce faisant, ils bouleversent totalement le paysage juridique et politique. En effet, ce jour là, la Révolution place la souveraineté dans la nation (entendue comme l’universalité des citoyens). Il faut alors choisir entre la représentation et la démocratie.
Sieyès expose cette alternative à l’assemblée constituante dans son discours du 17 septembre 1789. Selon lui, si le peuple participe immédiatement à la formation de la loi, il y a démocratie. Au contraire, si le concours du peuple à la législation est médiat, il y a gouvernement représentatif. Le choix de Sieyès est parfaitement clair, ne laisse place à aucune ambiguïté. « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent à faire eux-mêmes la loi. Dans un pays qui n’est pas une démocratie, et la France ne saurait l’être, le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » = Selon Sieyès et l’immense majorité de ses collègues députés à l’Assemblée nationale constituante, la France de 1789 ne doit pas être une démocratie.
La démocratie suppose qu’on fasse une place non négligeable à l’expression directe de la volonté du peuple. Or, l’article 6 de la DDHC du 26 août 1789 entrouvrirait une porte dans cette direction : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. » Mais les apparences semblent privilégier le concours personnel. Ces virtualités démocratisantes ne se sont pas démocratisées ; les constituants presque unanimes ont opté pour le régime représentatif.
Ce choix fait par les constituants en 1789 était peut-être le meilleur, il était sans doute dicté par la raison, la sagesse politique, par le simple bon sens. Mais un régime représentatif n’est pas pour autant une démocratie. D’ailleurs, personne à l’époque n’a songé sérieusement à prétendre que le régime représentatif était la démocratie. Cependant, le mandat représentatif pour lequel ont opté les constituants unanimes comportait un risque, dénoncé autrefois par Jean-Jacques Rousseau : que ce mandat trahisse la volonté générale. Robespierre et ses amis Jacobins, qui étaient volontiers rousseauistes, ont partagé cette crainte de trahison.
B / La « démocratie » jacobine
Les Jacobins, qui se voulaient démocrates (à la différence des hommes des hommes de 1789), se méfiaient d’une représentation politique. Ils étaient donc favorables à tout ce qui pouvait contribuer à ramener les représentants gouvernants dans le droit chemin (ex: l’action des clubs, les journées révolutionnaires…).
Néanmoins, l’attitude des Jacobins change très rapidement, après la fameuse journée révolutionnaire du 2 juin 1793 qui les a débarrassés de leurs adversaires Girondins. Désormais au pouvoir, ils apprécient les avantages concrets du régime représentatif et s’en accommodent sans l’avouer très clairement, se ralliant même au régime représentatif. = Volte-face qu’ils vont devoir justifier.
Dans un premier temps, la nouvelle équipe au pouvoir des Montagnards jacobins font bâcler par la Convention une nouvelle Constitution du 24 juin 1793, dite Constitution de l’an I. Ce texte limite les risques inhérents à la représentation politique en prévoyant des élections de députés qui seraient directes et annuelles. Le texte de la Constitution de l’an I fait une place à une certaine démocratie avec la possibilité d’une mise en œuvre du référendum législatif (art.58, 59 et 60). La Constitution est adoptée par référendum au mois de juillet 1793, mais ne sera jamais mise en vigueur.
À l’époque du gouvernement révolutionnaire (octobre 1793 – juillet 1794), l’idée dominante est celle d’une « représentation souveraine du peuple ». Les députés à la Convention sont purs et vertueux, comme le peuple. Ainsi, ils ont tendance à s’identifier au peuple = puisqu’ils sont eux-mêmes le peuple, il n’y a plus besoin de consulter le peuple. De même, puisque le Comité de salut public est en quelque sorte un concentré de la Convention nationale, le petit groupe dirigeant est presque « plus peuple que le peuple ». Son pouvoir collégial est donc qualifié de démocratie. Dans ces conditions, s’opposer au gouvernement-peuple, c’est s’opposer au peuple ; on ne saurait donc exercer de pressions sur lui. C’est pourquoi beaucoup de clubs parisiens sont forcés de fermer début 1794, il n’y a donc plus de journées révolutionnaires après celles de septembre 1793.
Autrement dit, certes la république jacobine s’est qualifiée elle-même de démocratie, mais elle a fait ceci par auto-proclamation ; si on y regarde de près, elle a poussé pourtant à l’extrême le refus de la démocratie, propre du régime représentatif.
- II – Le XIXe siècle
Depuis 1789, la France a privilégié la représentation politique. Dans un premier temps, la part accordée à la démocratie a été faible et occasionnelle (A) ; dans un second temps, l’absence de démocratie a été dissimulée par une synonymie entre démocratie et république (B).
A / La faible part de la démocratie
Une question est restée classique depuis le XVIIIe siècle : comment, dans un grand pays tel que la France moderne, faire une place à la participation du peuple ? Étant donné l’importance du territoire et de la population, il est impossible en pratique que le peuple entier se gouverne lui-même au quotidien, à la façon athénienne d’autrefois. Il est également impossible de soumettre toutes les lois à la délibération et à l’approbation du peuple.
Dans ces conditions, le seul procédé démocratique praticable est le référendum occasionnel de démocratie semi-directe. Ce procédé a été utilisé dans la Constitution de l’an I et dans la Constitution de l’an III. C’est dans cette perspective que s’inscrivent au départ les appels au peuple napoléoniens (a) ; d’autre part, quand on est à la recherche d’un moment démocratique au XIXe siècle, on ne peut pas ne pas songer au « moment 1848 » (b).
a) Les appels au peuple napoléoniens
On en dénombre sept appels au peuple chez les Bonaparte :
· l’oncle Napoléon Bonaparte, devenu Napoléon Ier en 1804, y a recouru quatre fois :
· en 1799 : Constitution de l’an VIII
· en 1802 : consulat à vie
· en 1804 : hérédité impériale
· en 1815 : adoption de l’acte additionnel aux Constitutions de l’empire.
· le neveu Louis-Napoléon Bonaparte , devenu Napoléon III, y a recouru trois fois : en 1851, en 1852 et en 1870.
Sauf démocratie directe à l’antique, impossible dans un grand État moderne, la démocratie minimum est le référendum. Or, au XIX ème siècle, les seuls ayant pratiqué la consultation populaire par oui ou non sont les Bonaparte. Cela nous conduit à une interrogation : est ce qu’il n’y aurait eu de démocratique en France que les deux césarismes napoléoniens ?
Le consulat et les deux empires reposaient sur une adhésion populaire bien réelle. Mieux, sous le Second empire s’est développée une conception plébiscitaire des élections législatives. Dans la doctrine napoléonienne, le peuple était souverain chaque fois qu’il s’exprimait. Par conséquent, lorsque le peuple français élisait tous les six ans une nette majorité de députés favorables au régime, il était sous-entendu que le peuple refondait l’empire de Napoléon III de façon quasi-constituante. On ne peut pas nier cet aspect des choses ; néanmoins, on ne peut pas qualifier les régimes napoléoniens de démocraties. D’ailleurs, le peuple n’était concerté que rarement.
De plus, les trois premiers appels au peuple de Napoléon ont débouché de manière presque implacable sur une repersonnalisation, incarnation de la souveraineté, radicalement incompatible avec la notion de démocratie (qui suppose une réelle souveraineté du peuple). Enfin, les deux régimes ont comprimé la plupart des libertés publiques (de presse, de réunion…), considérées comme nécessaires à l’épanouissement d’une quelconque démocratie. Par conséquent, il ne reste pas grand chose de démocratique, en dehors peut-être de ce moment de 1848.
b) L’illusion de 1848
La Révolution du 24 février 1848 a pu faire naître de grands espoirs dans le pays, mais ces espoirs ont été assez vite déçus. Il y avait des choses très prometteuses au départ :
- la proclamation du suffrage universel direct en mars 1848
- le développement, l’éclosion autour de ce principe du SUD d’une sorte de ferveur, assimilable à une sorte de religion politique du SUD
- l’élection de l’Assemblée le 23 avril 1848 (première étape du processus constituant)
Tous ces éléments étaient très prometteurs ; mais la dynamique démocratique s’est arrêtée là. Il n’y a pas eu de référendum constituant dans la logique des révolutionnaires d’autrefois. Les républicains de l’époque étaient très attachés (si ce n’est trop) au régime représentatif.
Par ailleurs, beaucoup de républicains manquaient de confiance dans le suffrage universel. Dans ces conditions, Louis-Napoléon Bonaparte a pu prétendre que sa propre élection à la présidence de la République en 1848 avait été un véritable acte de souveraineté, par lequel le peuple souverain avait désavoué la Constitution de 1848. Cela nous ramène à un césarisme démocratique, mais pas à la démocratie.
En 1850 et 1851, l’extrême-gauche française néo-montagnarde se livre à de très intéressantes réflexions sur le « gouvernement direct » (= la démocratie directe d’aujourd’hui). Ces réflexions sont développées sur un mode théorique si ce n’est utopique. En réalité, c’est Louis-Napoléon Bonaparte qui récupère sur le terrain une partie de ses aspirations démocratiques bien réelles.
→ La seconde République a manqué son possible rendez-vous avec la démocratie.
B / Démocratie et république
Après la Seconde république, les républicains souvent méfiants à l’égard du peuple n’ont pas vraiment cherché à rattraper leur rendez-vous manqué de 1848 avec la démocratie. Ils ont préféré accréditer, comme l’avait fait autrefois Robespierre dans son discours du 5 février 1794, l’idée très discutable que les notions de république et de démocratie étaient synonymes.
De ce point de vue, la genèse de la IIIe République est très instructive. Le 8 septembre 1870 (= 4 jours seulement après la chute de Napoléon III), un décret du gouvernement de la défense nationale prévoit l’élection d’une Assemblée constituante. Ce décret sera ensuite enterré, car les circonstances de guerre faisaient que les gouvernants avaient d’autres préoccupations.
En janvier 1871, la guerre est perdue mais le Chancelier Prusse Bismarck ne veut pas négocier le futur traité de paix avec des hommes qui seraient parvenus au pouvoir par une sorte de bluff politique parisien. Il veut avoir pour interlocuteur un gouvernement issu d’élections régulières. Cela explique l’élection le 8 février 1871 de l’Assemblée nationale, qui s’installe à Bordeaux puis à Versailles. Le 31 août 1871, par la loi Rivet, l’Assemblée nationale de Versailles se déclare « investie » du pouvoir constituant. Il y a là usurpation du pouvoir souverain, d’où va naître quatre ans plus tard la IIIe République. À première vue, cette usurpation est comparable à celle de juin-juillet 1789, lorsque les états généraux (à commencer par le tiers état) s’étaient transformés en assemblée nationale constituante. Mais à la différence des hommes de 1789 qui n’avaient guère le choix, les gouvernants de 1871 ont agi en connaissance de cause : ils avaient en main toutes les données du problème, avaient derrière eux 80 ans de politique constitutionnelle = ils avaient une large culture politique.
Contrairement aux principes républicains adoptés par la Convention en septembre 1792, les trois lois constitutionnelles de 1875 n’ont pas été soumises à un référendum. Parmi les républicains, il y avait des partisans du recours à un référendum constituant, notamment le radical Alfred Naquet, mais ils étaient peu nombreux et marginalisés. Pourquoi n’avoir pas recouru à cette procédure démocratique ? La question que la plupart des républicains se seraient posés à l’époque aurait plutôt été : à quoi bon recourir au référendum ? En 1848, si les constituants avaient soumis la Constitution à un référendum, la tâche de Louis-Napoléon aurait été plus difficile.
Puisqu’on est en République, puisqu’il existe des libertés publiques, qu’en France le débat politique est ouvert et libre, qu’il y a des élections périodiques, on est en démocratie. Ce point de vue quelque peu réducteur a perduré, c’est ainsi qu’a pu s’imposer une idée qui va à l’encontre d’une formule célèbre : « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » = idée que la démocratie était un gouvernement pour le peuple, mais non par le peuple, la seule participation du peuple constituant à élire des députés titulaires d’un mandat représentatif, = députés représentants libres de tout contrôle populaire.
- III – Du XXe au XXIe siècle
On a assisté au fil des temps à un regain de méfiance envers les représentants (A), mais aussi envers le peuple lui-même (B), méfiance dont les racines sont lointaines. À cette double méfiance, certains juristes apportent une réponse discutable (C).
A / La méfiance envers les représentants
Cette méfiance a ressurgi plusieurs fois dès la fin du XIXe siècle, sous la forme de l’antiparlementarisme (au sens large) : on a vu la vague éphémère du boulangisme (1848 – 1889), mais après celle-ci, le pays a connu des pics d’agitation nationaliste et antiparlementaire, au moment notamment de l’affaire Dreyfus (1898 – 1899), puis pendant les années 30 (avec crise du 6 février 1934), mais aussi avec la brève flambée du poujadisme dans les années 1950…
Le fait nouveau est que la forme prise aujourd’hui de l’antiparlementarisme n’est plus réservée à une droite ligueuse nationaliste ni à une extrême-gauche révolutionnaire. De façon rampante, parfois inconsciente, le phénomène s’est désormais répandu un peu partout. De nos jours, on n’idolâtre plus la loi comme étant l’expression de la volonté générale, et corollairement, on ne fait plus vraiment confiance à ceux qui adoptent la loi au nom du peuple.
Autrefois, avant qu’ils se convertissent au régime représentatif, les Jacobins se méfiaient du mouvement représentatif, et disposaient de différents moyens pour peser sur les représentants. De nos jours aussi, divers procédés sont mis en œuvre pour corriger les défauts de la représentation politique, notamment la manifestation, la grève, le lobbying associatif.
· Une manifestation s’inscrit dans la ligne des journées révolutionnaires d’autrefois, mais dans un mode très édulcoré (pas de massacres). Ainsi, une manifestation peut faire plier une majorité élue par le peuple. L’argument habituel des acteurs de la manifestation, qui rejoint l’idée ancienne de l’idée révolutionnaire de 1792-93 est que « le peuple est dans la rue ». Mais ceci n’est qu’un slogan : une manifestation, même massive, sera toujours minoritaire, face à la majorité silencieuse. En effet, le jour de la manifestation, l’immense majorité du peuple vaque à ses occupations quotidiennes. Le seul moyen de savoir si le peuple est en phase avec les manifestants est le recours au sondage, qui est souvent simpliste et déformant.
· Une grève (autorisée depuis 1864 à condition de respecter la liberté de travail pour ceux qui ne veulent pas y participer) peut avoir pour objet et effet de faire reculer le représentant législateur. Cependant, tout comme les syndicats qui peuvent l’animer, la grève est un instrument de défense d’intérêts particuliers, mis en œuvre par des particuliers (et non pas par le peuple).
· Les associations, très en vogue depuis quelques années, sont elles aussi des groupes de particuliers qui ne sont en rien habilités à s’exprimer au nom du peuple.
→ Ces divers moyens de corriger la représentation ne sont pas à proprement parler des moyens démocratiques ; ils ne procèdent de la démocratie que par auto-proclamation. Sauf par un heureux hasard, aucun d’entre eux ne traduit à coup sûr la volonté du peuple ni n’est démocratique en soi. Tout au plus pourraient-ils accompagner une démocratie, contribuer à l’éclairer. Mais en démocratie, si le mot a un sens, c’est le peuple entier qui s’exprime et décide. Or, le peuple lui-même est aussi un objet de méfiance.
B / La méfiance envers le peuple
Le XXe siècle a renoué avec le référendum (a), mais ce procédé a été considéré comme suspect (b), parce que le peuple lui-même est redevenu suspect (c).
a) Le retour du référendum
Il y a eu trois référendums en 1945-46, puis cinq avec le général de Gaulle. La consultation par oui ou par non est donc entrée en grâce après un purgatoire de 75 ans, dû au souvenir négatif du second empire. Cependant, le choc de la libération et la personnalité propre du général de Gaulle y ont été pour beaucoup.
Après 1958, De Gaulle a été critiqué pour ces « dérives plébiscitaires », en particulier pour son abus de l’article 11 de la Constitution. L’inconstitutionnalité commise en octobre 1962 a été lavée, effacée, anéantie par la volonté du peuple souverain. De plus, certes De Gaulle a récidivé en 1969, mais cette récidive a abouti mécaniquement à la démission du président, qui s’est montré cohérent avec lui-même.
On reproche souvent à De Gaulle ses chantages à la démission (à l’occasion des référendums), mais aussi de n’avoir posé au peuple que certaines questions. C’est oublier que ce chantage renouait objectivement avec l’idée de mandat impératif, qui était un correctif démocratique possible à la représentation politique, correctif résolument écarté depuis 1789. C’est aussi oublier que par ces référendums, on posait effectivement des questions, = c’est le peuple qui décidait. Autrement dit, l’époque gaullienne a été un moment plutôt démocratique de l’histoire du pays, si on la compare aux époques précédentes et suivantes.
b) Le déclin du référendum
L’article 89 de la Constitution de 1958 prévoyait deux procédés de révision :
- le premier semblait de règle (vote par les deux chambres puis référendum)
- réunion en congrès à Versailles, vote à la majorité des 3/5.
Ce deuxième procédé était destiné à simplifier le processus. Aujourd’hui, l’exception est presque devenue la règle et l’on a assisté à un déclin du référendum constituant. Par exemple, des abandons de la souveraineté destinées à mettre en conformité la France avec l’Union européenne ont été adoptés par le congrès et non par le souverain. C’est ce qui a fait dire au professeur Jean-Marie Denquin que « la liste des choses trop sérieuses pour les confier à la volonté du peuple ne cesse de s’allonger ».
Cette tendance bien réelle semble avoir connu deux exceptions, mais en réalité ce sont de fausses exceptions :
- l’adoption du quinquennat en 2000 avait surtout un caractère technique, et n’a guère influé sur la substance profonde de la Constitution.
- le traité constitutionnel pour l’Europe en 2005, où on a pu croire au retour du « pouvoir du dernier mot » sur une question qui n’était pas constitutionnelle. Cette présomption d’erreur en mai 2005 a été une forme méprisante pour la majorité des votants : le 29 mai 2005, à l’annonce des résultats, Chirac a dit qu’il voulait donner une nouvelle impulsion contre le chômage. Cela signifiait que le président reprochait le vote de la majorité des votants. Dans la nuit suivante, il a voulu inciter les gouvernants européens à poursuivre le processus de ratification du traité, qui avait été rejeté par le peuple.
= Souverain ou non, le peuple est aujourd’hui suspect.
c) Le peuple suspect
De nos jours, les hommes politiques, les « sages », les intellectuels se réfèrent à des principes, = à ce qu’il faut penser, mais non pas à ce que veut le peuple. Pourtant, si un référendum doit avoir un résultat conforme aux principes, il est inutile / s’il doit avoir un résultat non conforme, il ne faut pas y avoir recours. Autrement dit, le référendum doit demeurer très exceptionnel voire disparaître de l’arsenal politique.
Il y a là non pas un fait nouveau, mais à de vieux réflexes du XIXe siècle, mutation de transposition. Aujourd’hui, la volonté du peuple est jugée potentiellement dangereuse. Le pays, au cours de ses décennies décisives, a connu le progrès, la modernisation, la rationalisation, l’alphabétisation, l’information.
Le citoyen électeur d’aujourd’hui vit dans un monde urbanisé et qui a progressé, ne se comporte plus comme autrefois. Par conséquent, il a perdu depuis longtemps ses réflexes unanimistes dont Louis-Napoléon Bonaparte avait su tirer ses plus grands profits. Il est censé avoir aujourd’hui surmonté son ignorance, accédé à la pleine conscience civique. Le peuple français est mieux à même qu’au XIXe siècle de prendre en main son destin pour accéder au bonheur par des moyens politiques. C’est à peu près le programme des Lumières du XVIIIe siècle.
Malgré cela, il est devenu politiquement correct de dire que le peuple peut avoir de mauvais penchants, on ne l’exalte plus du tout comme autrefois. De nos jours, comme en 1789, une élite éclairée pense connaître mieux que le peuple la volonté générale. La démocratie au sens fort n’est pas une valeur prioritaire de la République, sauf bien sûr à tordre encore un peu plus le mot.
C / La « démocratie constitutionnelle »
S’il y a pu y avoir quelques moments où l’idée d’une certaine démocratisation partielle a pu progresser, la courbe est dans l’ensemble plutôt descendante. Certains universitaires influents écartent résolument l’idée qu’il y ait pu y avoir un quelconque déficit démocratique dans les dernières années, mais au contraire une renaissance de la démocratie constitutionnelle, // Conseil constitutionnel, considéré comme un instrument démocratique de la volonté du peuple. Le Conseil constitutionnel produit « une forme démocratique qui le légitime » (Dominique Rousseau).
En réalité, la démocratie constitutionnelle relève de l’axiome et non du théorème (le théorème se démontre, ≠ l’axiome). Comment être sûr qu’un organe sans légitimité élective va produire un discours conforme à la volonté du souverain ? Comment le caractère démocratique de l’action du Conseil constitutionnel pourrait résulter d’une définition de la démocratie dont le Conseil constitutionnel serait lui-même l’auteur ?
= Le Conseil dit que ce qu’il est fait est de la démocratie, donc c’est de la démocratie. À ce compte, il faudrait par exemple admettre le syllogisme discutable des Jacobins de 1793-94 qui affirmaient en substance : « Nous sommes le peuple, nous sommes au pouvoir donc le peuple est au pouvoir, et la république française est une démocratie ». Il est à craindre que la démocratie constitutionnelle ne soit qu’un sophisme habile qui cache un déclin démocratique.
→ Raymond Aron était obligé pour se faire comprendre par ses lecteurs d’utiliser des mots familiers, comme le terme de « démocratie représentative » (oxymore). Mais pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui la « démocratie représentative », Aron préférait préciser sa pensée, et ainsi préférait l’expression de « régime pluraliste constitutionnel ».
En effet, la France n’a pas connu la démocratie. Elle a surtout connu un régime représentatif, entrecoupé de rares moments circonstanciels de « démocratie semi-directe ».
Aujourd’hui, ce qu’on appelle communément « démocratie » consiste le plus souvent en deux choses contradictoires :
- par le haut, cela consiste le plus souvent à faire le bien du peuple sans le consulter
- par le bas, cela consiste à empêcher le législateur élu du peuple d’accomplir sa mission.
Ce dialogue là n’a rien de démocratique, car c’est un dialogue de sourds. Toute démocratie digne de ce nom doit être marquée par l’existence d’un libre débat, mais actuellement, il n’y a pas de dialogue entre ces deux conceptions.
Leçon n°18 : Remarques historiques sur les classements politiques
L’opposition gauche-droite est banale, mais n’implique pas la simplicité des notions. Lors de la question de la démocratie en France, on a vu que les mots les plus courants pouvaient déformer les réalités politiques. L’analyse du clivage gauche-droite est moins simple que ce qu’il n’y paraît (I). L’apparition à divers moments de nouvelles gauches, ou la radicalisation du discours ont souvent conduit sur la scène politique à la modération des forces politiques : des acteurs de gauche se sont reclassés peu à peu au centre ou à droite (II).
- I – Le clivage gauche-droite
Le clivage gauche-droite est né pendant la Révolution française, dès 1789, même s’il plonge ses racine dans le passé. La gauche est alors l’adhésion aux Lumières du XVIIIe siècle, alors que la droite est critique, voire dans le refus vis-à-vis des Lumières. Ce clivage naît en septembre 1789 lors du premier débat constitutionnel à l’Assemblée constituante. Les députés favorables au veto royal sur les lois se sont groupés spontanément à droite du président de l’Assemblée ; symétriquement, ceux qui y étaient hostiles se sont rangés à gauche. Les mots ont eu un succès durable, ont rythmé la vie politique jusqu’à aujourd’hui. On nous annonce régulièrement la disparition de ces notions, mais cette disparition n’est pas pour demain. Pour simplifier, il existe deux façons de concevoir le clivage gauche-droite (A). Quand on étudie l’histoire de la vie politique française en 1789, le choix entre ces deux approches ne fait pas de doute (B).
A / Deux approches
- La première approche du clivage gauche-droite est une approche situationnelle. Elle est commode, dominante, mais privilégie quelque peu l’apparence au point de produire parfois des contresens. Cette approche situationnelle s’attache surtout à la position des forces politiques, les unes par rapport aux autres, en particulier au sein des assemblées. Siéger à droite signifie toujours être de droite. Mais cette réponse relève d’une sorte de perception à l’œil nu plus que d’une analyse de fond.
- La seconde approche du clivage gauche-droite est moins sollicitée, quoique plus correspondant mieux aux réalités : c’est l’approche programmatique, qui prend en compte surtout le contenu des programmes, = les idées véhiculées par les forces politiques afin de pouvoir les opposer terme à terme, et dans leur contexte historique.
La gauche est perçue de manière analogue selon les deux approches. Par delà sa diversité, la gauche est plus ou moins identifiable dans la vie politique française à toute époque. En revanche, là où les deux approches peuvent diverger, c’est quand il s’agit de définir ce qu’est la droite. Exemples :
- À la fin de 1793 – début 1794, le gouvernement jacobin est attaqué à la fois sur sa droite (par les Indulgents ou dantonistes) et sur sa gauche (par les Exagérés ou hébertistes). Est ce à dire que l’hébertisme est à gauche et que le dantonisme est à droite, et que Robespierre et ses amis, entre ces deux factions, forment une sorte de centre ? Non, cela traduit simplement un conflit interne à la Montagne, qui ne saurait rendre compte de la division politique de l’époque.
- En 1792 – 1793, les premiers mois d’existence de la Convention nationale sont marqués par une lutte acharnée entre la Gironde et la Montagne, le conflit étant « arbitré » par la masse des députés de la Plaine, qui soutiennent dans un premier temps la Gironde avant de se retrouver en faveur de la Montagne. Selon une approche situationnelle, la Gironde peut apparaître comme une droite, la Montagne apparaissant bien sûr comme une gauche, et le reste (la Plaine) apparaissant comme un centre. Mais cette répartition ne saurait rendre compte de la division politique de la France de l’époque : cette division ne concerne que les députés, qui sont quasiment tous républicains. Or la Convention a été élue sous pression et par une minorité de Français. De plus, il y aurait du paradoxe à qualifier de « droite » la Gironde, qui quelques mois plus tôt était la gauche prononcée de l’assemblée législative.
Dans ces deux exemples, les conflits politiques au sommet de l’État ne sont pas du tout des conflits gauche-droite, mais des conflits internes à la gauche révolutionnaire. La droite qui quant à elle est à l’époque opposée au nouveau régime, n’a plus droit à la parole, absente de l’ass nationale. Mais il ne faut pas croire pour autant qu’elle a disparu de la société française.
L’approche situationnelle rendrait absolument incompréhensible le retour en force spectaculaire des royalistes après la chute de Robespierre.
B / Le critère révolution – contre-révolution
Si l’on préfère l’analyse programmatique à l’analyse situationnelle bien faible, on peut émettre plusieurs constats. Peu de temps après 1789 et pendant de très longues années, le clivage gauche-droite a opposé pour l’essentiel la révolution et la contre-révolution. À gauche, il y avait ceux qui admettaient cet événement fondateur qu’avait été la Révolution, ceux qui l’admiraient en tout ou partie, ou ceux qui voulaient même poursuivre la Révolution, lui donner de nouveaux prolongements en matière politique mais surtout sociale. De l’autre côté, à droite, on trouvait ceux qui se refusaient à admettre la Révolution, portant sur elle un jugement globalement négatif, qui rejetaient la Révolution en tout ou partie, ceux qui souhaitaient revenir sur les principes acquis par la Révolution, afin de restaurer des valeurs anciennes.
Par conséquent, jusqu’aux années 1870 environ, la droite s’inscrit dans la ligne de la contre-révolution. Autrement dit, la droite est successivement l’ultra-royalisme de la Restauration (1815-1830), puis cet avatar de l’ultra-royalisme qu’est le légitimisme de 1830 (fidèle à la branche aînée des Bourbons). = La droite traditionnelle n’a donc jamais été majoritaire durant le XIXe siècle, n’a même jamais cessé de rétrécir au fur et à mesure de la modernisation et de la détraditionnalisation de la société française.
Cette ligne de partage entre révolution et contre-révolution semble avoir perdu son intérêt dans le dernier tiers du XIXe siècle, à une époque où les principaux acquis de la Révolution française ont fini par être acceptés par une majorité de Français. Pourtant, on a continué à parler de la droite, comme si la droite n’était pas en train de mourir. Dès lors, deux possibilités s’offrent à nous : soit la définition de la droite doit être revue pour évoquer l’époque plus contemporaine, soit il faut trouver un autre mot pour désigner les adversaires de la gauche.
- II – Modérés et centristes
Dès la fin de l’été 1789, on a assisté à un phénomène qui n’a cessé de se reproduire, pendant la Révolution mais aussi à des périodes éloignées ; ce phénomène n’est par conséquent pas propre à la période révolutionnaire : c’est l’évolution de certaines forces politiques de la radicalité vers la modération. Les modérés (A) ne doivent pas être confondus avec le centre (B).
A / Les modérés
La gauche française, au cours de son histoire, a été longtemps une machine à fabriquer des idées nouvelles, mais aussi à fabriquer des modérés, issus de ses rangs par refus de suivre le mouvement.
En juin-juillet 1791 lors de la crise de Varennes, on voit le député Barnave et avec lui la grande majorité des députés jacobins quitter le club des Jacobins, considérés par eux comme trop radical, pour aller fonder le club rival plus modéré des Feuillants.
À l’Assemblée législative suivante, nous trouvons les Feuillants de fait à droite. Ce qu’on appelait le « parti noir » (contre-révolutionnaire) a disparu. L’aile gauche de cette nouvelle assemblée est formée de Girondins, qui se retrouvent en 1792 à droite de la Convention.
Au XIXe siècle, les radicaux constituent la gauche la plus prononcée (avant que les socialistes ne disposent d’un nombre significatif de députés), mais ensuite on les voit se modérer progressivement au XXe siècle, à tel point que certains analystes (heureusement très rares) classent les radicaux à droite pour l’époque de la IVe République ! Aujourd’hui, les radicaux dits « valoisiens » sont souvent dit un peut rapidement radicaux de droite, ce qui est en soi un oxymore, contradiction interne dans l’expression.
Les conséquences sur la notion même de droite sont considérables. Que les modérés sont repoussés vers la droite, finissent par former une « droite » au sens situationnel (= par rapport à la gauche) est incontestable. Pour autant, que ces modérés forment « la droite » est beaucoup plus discutable. Jusqu’au début de la IIIe République, il subsistait un discours alternatif de droite au discours de gauche. Ce discours a ensuite quasiment disparu. Depuis, la plupart des discours dits « de droite » se sont définis par rapport au discours de la gauche, en lui empruntant des éléments entiers. Cela a pu faciliter la radicalisation du discours de gauche, qui était ainsi incité à se renouveler. Par exemple, si on examine le programme du PSU-SFIO avant 1914, on s’aperçoit que la majeure partie de ce programme a été réalisé par des majorités et des gouvernements de gauche, mais aussi en partie par des gouvernements de droite (ex: impôt progressif sur le revenu, etc…).
Pendant de longues décennies, les droites situationnelles ont été modérées, mais elles n’étaient pas de droite parce qu’il leur manquait un véritable programme alternatif. Les droites reprenaient des éléments en les atténuant. Ces droites sont donc des « fausses droites ». De ce fait, elles n’avaient pas tort de refuser l’étiquette de droite que leur accolait volontiers leurs adversaires de droite.
Après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République en 1974, Jean Lecanuet (qui avait fondé le centre démocrate après sa candidature en 1965) annonçait que la nouvelle équipe gouvernementale allait « vider la gauche de son programme ».
La gauche, sur la longue durée, apparaît comme le moteur de la vie politique française. Les choses ont commencé à changer sous la présidence de François Mitterrand, mais le tournant majeur est sans doute 2007. On voit aujourd’hui se déployer un discours alternatif décomplexé, souvent assumé comme étant de droite, notamment parce qu’il est libéré de la notion jusqu’alors paralysante d’acquis irréversible. Cette droite n’entend plus conduire le pays selon un axe qui aurait été défini par la gauche, = par l’adversaire. Cette droite est donc à la fois situationnelle (opposée à la gauche) et programmatique, ce qui est en quelque sorte une petite révolution. Cependant, rien ne dit que ce phénomène soit appelé à durer, car il contredit plus d’un siècle d’histoire politique française.
B / Le centre en question
Parmi les forces politiques modérées, certaines peuvent se trouver en position centrale sur l’échiquier politique. Si le centrisme n’est qu’une étape dans la droitisation situationnelle, il n’y a de centrisme que situationnel et donc provisoire. Mais qu’en est-il si la position centrale est durable, ou au moins assumée positivement et de manière constructive ? Il y a alors place pour un centre au sens fort, c’est-à-dire programmatique.
En 1789, Jean Joseph Mounier et ses amis les Monarchiens (députés de la Constituante) voulaient concilier le gros des idées nouvelles et ce qu’il y avait de positif dans le passé monarchique du pays. En tant de calme, il est tout à fait possible qu’une telle démarche centriste ait pu séduire la grande majorité des Français de l’époque. Mais la dynamique révolutionnaire condamnait par avance cette démarche centriste, et les Monarchiens ont été marginalisés de manière presque humiliante dès 1789. Mounier émigre donc en 1790 dans un basculement à droite, dit-on communément, mais dans une droite situationnelle et non programmatique. En réalité, il n’est pas un contre-révolutionnaire, mais il se ralliera plus tard au centrisme napoléonien et sera préfet d’Ille-et-Vilaine.
L’orléanisme de la monarchie de Juillet est aussi une forme de centre, au sens programmatique du terme, qui emprunte à la droite et à la gauche pour construire quelque chose de solide. Mais cela n’a pas marché car il n’a pas rassemblé les Français, et n’a d’ailleurs même pas cherché à le faire, du fait de son obstination suicidaire à ne pas vouloir réformer le suffrage électoral.
Le bonapartisme est un centre réussi qui transcende la gauche et la droite en n’hésitant pas à leur emprunter des stocks entiers d’idées. La formule fonctionne assez bien, car l’échec final et apocalyptique du bonapartisme n’est pas politique mais militaire. Ensuite, il va sombrer car il va se droitiser.
→ Pour qu’existe un vrai centre, c’est-à-dire un centre programmatique qui soit « à mi-chemin de », il faut des conditions préalables : qu’il existe une gauche et une droite avec des programmes contrastés et authentiques, mais aussi il est nécessaire de trouver un compromis raisonné qui emprunte à la gauche et à la droite, pour élaborer un programme qui surmonte le clivage de manière convaincante et constructive. Sinon, les centristes situationnels seront somme toute des modérés un peu moins modérés que les autres, en attendant qu’une nouvelle gauche apparaisse et les repousse vers la droite. C’est le drame historique du centrisme en France, en particulier d’un François Bayrou.