La crise du service public
La notion de service public présente une dualité significative, à la fois institutionnelle et fonctionnelle, qui en fait un concept complexe. Elle peut être perçue
- soit comme une institution (tel qu’un organisme comme la SNCF),
- soit comme une mission (par exemple, l’éducation ou la santé).
En droit, cette notion est surtout assimilée à une activité d’intérêt général, souvent exercée sous l’autorité d’une personne publique. Cependant, la distinction entre ses dimensions organiques (institutionnelles) et matérielles (fonctionnelles) a suscité des évolutions et des crises marquantes au XXe siècle, exacerbées aujourd’hui par les exigences du droit de l’Union Européenne.
I) La crise de la notion classique du service public
On distingue la crise de la définition matérielle et la crise de la définition organique
La crise de la définition matérielle : une évolution vers la distinction entre SPA et SPIC
Au XIXe siècle, les services publics importants, que l’on identifiera plus tard comme des Services Publics Administratifs (SPA), étaient principalement assurés par des personnes publiques. L’École du service public, influente à cette époque, affirmait que seules les personnes publiques étaient légitimes pour gérer des services publics au sens strict. En effet, l’addition des critères organique (l’acteur public) et matériel (l’intérêt général de l’activité) justifiait l’application du droit administratif et l’intervention du juge administratif.
- La définition du Service public en droit administratif
- Droit administratif L2 : cours et fiches
- La crise du service public
- Les critères d’identification du service public
- Les critères de la distinctions SPA / SPIC
- La distinction SPA / SPIC
- Création et suppression des services publics
Or, cette doctrine s’est rapidement trouvée en décalage avec les transformations de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, marquées par une intensification de l’interventionnisme économique et social des personnes publiques. Les activités de service public se diversifiaient, notamment dans des secteurs plus proches du secteur privé en termes de gestion. Ces nouvelles activités, bien qu’elles soient reconnues comme relevant du service public, se distinguaient des SPA par leur mode de fonctionnement et leur finalité commerciale. Soumettre ces activités au droit administratif devenait problématique, car elles s’alignaient davantage avec les modalités de gestion du droit privé.
La décision du Bac d’Eloka, un tournant décisif
La crise de la définition matérielle s’est manifestée par l’arrêt de 1921, souvent cité sous le nom de l’affaire du Bac d’Eloka. Le Tribunal des conflits y reconnaît que certains services publics, bien que gérés par une personne publique, peuvent fonctionner selon des règles analogues à celles d’une entreprise privée. Dans ce cas, malgré la gestion publique, le droit privé devient le régime applicable, et le juge judiciaire est compétent pour traiter les litiges.
Dans cette affaire, le Tribunal des conflits a estimé que la traversée en bac, bien qu’organisée par une personne publique, se déroulait selon des conditions propres à une entreprise privée. Le Tribunal a donc confié la réparation des dommages causés par un accident lors de cette traversée aux juridictions judiciaires, rejetant ainsi la compétence du juge administratif. Cette nouvelle approche a fait apparaître la notion de Service Public Industriel et Commercial (SPIC), qui a ouvert la voie à une gestion de certaines missions publiques selon des modalités de droit privé.
La montée des SPIC, un modèle hybride
Cette décision a marqué un tournant, car elle a introduit l’idée que les personnes publiques peuvent non seulement gérer des SPA, mais aussi des SPIC qui relèvent du droit privé. Les SPIC, par nature, opèrent comme des entités commerciales et sont soumis aux règles de la concurrence. Ils relèvent alors de la compétence du juge judiciaire en matière de litiges, à l’instar des entreprises du secteur privé.
Cette évolution a mis à mal l’École du service public et son fondement idéologique, qui liait systématiquement le service public au droit administratif. À partir de 1921, l’existence d’une mission d’intérêt général ne suffisait plus à déclencher automatiquement l’application du droit administratif. Au contraire, la nature même des activités et le mode de gestion allaient devenir déterminants pour identifier le régime juridique approprié.
L’opposition de Duguit, un dernier rempart contre la distinction SPIC/SPA
L’apparition des SPIC a ébranlé les fondements théoriques de l’École du service public. Léon Duguit, un des grands théoriciens de cette école, a fermement contesté cette distinction, refusant d’admettre que des services d’intérêt général puissent être soustraits au droit administratif et à la compétence du juge administratif. Pour Duguit, la mission de service public devait primer sur les modalités de gestion : qu’une activité soit exercée par une personne publique ou privée, elle devait être régie par le droit public dès lors qu’elle poursuivait un objectif d’intérêt général.
La crise de la définition organique : le service public confié aux personnes privées
La jurisprudence du Conseil d’État a progressivement établi une distinction nette entre le service public en tant que mission et le service public en tant qu’organe, en favorisant une approche matérialiste de la notion. Ce changement a remis en cause la conception initiale défendue par l’École du service public, qui associait étroitement la gestion des services publics aux personnes publiques. Cette dissociation n’est toutefois pas apparue brutalement, mais s’est renforcée au fil du XXe siècle, en s’appuyant sur des précédents et sur l’évolution des missions confiées aux acteurs privés dans le cadre de partenariats avec l’administration publique.
1. Le recul progressif du critère organique au profit du critère matériel
Dès le XIXe siècle, les concessions permettaient déjà de déléguer contractuellement des missions de service public à des personnes privées. Ce système a permis d’inclure les acteurs privés dans la gestion de services publics, tout en maintenant une certaine supervision publique. Cependant, au cours du XXe siècle, la jurisprudence a évolué pour reconnaître que des missions de service public pouvaient être confiées à des organismes privés par des textes législatifs ou réglementaires, sans recourir à des contrats de concession.
Ce tournant jurisprudentiel a pris naissance avec l’arrêt Établissement Vézia du 20 décembre 1935, où le Conseil d’État a reconnu l’existence d’organismes privés d’intérêt public, capables de gérer des missions publiques. L’arrêt de la Caisse primaire “Aide et Protection” du 13 mai 1938 a ensuite renforcé cette orientation, en permettant que certaines missions de service public soient exercées par des entités privées, tout en restant sous le contrôle des autorités publiques. Ces décisions ont marqué un premier jalon dans la séparation entre la dimension organique et la dimension matérielle du service public.
2. Le développement des services publics délégués aux personnes privées
Avec la reconnaissance de services publics à gestion privée dans l’affaire du Bac d’Eloka en 1921, le juge a admis que des missions d’intérêt général puissent être confiées à des organismes de droit privé, formalisant ainsi l’idée de services publics industriels et commerciaux (SPIC). Cette notion de service public à gestion privée a permis de confier des activités de service public à des acteurs privés, sans les soumettre aux règles de droit administratif, mais au droit privé. Ce modèle a ouvert la voie à une diversification des formes de gestion du service public, dont certaines ont pu se réaliser en dehors de l’appareil administratif classique.
Parallèlement, la jurisprudence a continué à se développer en admettant que des missions de service public plus traditionnelles puissent également être confiées à des personnes privées, comme dans le cas de la Caisse primaire “Aide et Protection”. Ce mouvement, renforcé par l’arrêt Monpeurt du 31 janvier 1942, a reconnu aux organismes privés investis de missions de service public le pouvoir d’adopter des actes administratifs, soumis à la compétence du juge administratif. En 1943, l’arrêt Bouguen a confirmé cette jurisprudence en incluant également les ordres professionnels, tels que l’ordre des médecins, dans cette catégorie. En conséquence, l’ordre des médecins, bien que privé, a été reconnu comme assurant une mission de service public et ses actes qualifiés d’actes administratifs.
3. Conditions d’application du droit administratif aux missions de service public
L’application du droit administratif aux organismes privés assumant une mission de service public est subordonnée à deux conditions cumulatives :
- L’accomplissement d’une mission de service public : Il doit être établi que la mission exercée relève d’un service public, avec un objectif d’intérêt général.
- L’usage de prérogatives de puissance publique (PPP) : L’organisme doit exercer des PPP, conférant des pouvoirs étendus, tels que le droit d’édicter des règlements ou de prendre des décisions de nature administrative.
Le Conseil d’État a précisé que ces organismes privés ne seront soumis au droit administratif et au juge administratif que si le litige concerne spécifiquement l’exercice de leur mission de service public et les PPP. À titre d’exemple, les arrêts Bernardi de 1978 et Bureau Veritas de 1983 ont rappelé que la compétence administrative s’applique uniquement lorsque le dommage ou le litige trouve sa source dans l’exercice direct de ces PPP. En revanche, si l’activité en cause n’implique pas de telles prérogatives, c’est le juge judiciaire qui sera compétent, et le droit privé applicable.
4. Implications de cette crise pour le droit administratif
La dissociation entre les critères organique et matériel a conduit à un paradoxe : certaines personnes publiques sont désormais soumises au droit privé, alors que certains organismes privés sont régis par le droit administratif en raison des missions de service public qui leur sont confiées. Cette double évolution reflète une adaptation continue du droit administratif aux réalités socio-économiques, permettant de délimiter avec précision le champ d’intervention du juge administratif. Plusieurs arrêts clés ont consolidé cette évolution :
- L’arrêt Affortit et Vingtain de 1954, qui a redéfini la notion d’agent public.
- L’arrêt Ministre de l’Agriculture contre Consorts Grimoird de 1956, précisant la qualification de contrat administratif.
- L’arrêt Effimieff de 1955 du Tribunal des conflits, qui a fondé une définition du travail public en lien avec le service public.
Enfin, en 2010, un avis contentieux du Conseil d’État (affaire Béligaud) a réaffirmé que la notion de service public continue de jouer un rôle central dans la qualification d’ouvrage public, confirmant la résilience de cette notion malgré ses évolutions. Le service public est ainsi comparable à un phénix juridique, continuellement redéfini, mais qui conserve un rôle structurant dans le droit administratif français.
II) Le modèle français de service public remis en cause par le droit de l’UE
Le droit européen a introduit de nouvelles tensions en raison de son orientation libérale, en mettant l’accent sur la libre concurrence et en favorisant la dérégulation de secteurs économiques traditionnellement contrôlés par l’État. En particulier, le droit de l’Union Européenne a soutenu le démantèlement des monopoles publics et prône la concurrence dans des domaines historiquement dominés par le secteur public en France (ex. : la poste, les télécommunications).
- L’Union Européenne a favorisé une redéfinition des missions de service public en distinguant les services d’intérêt économique général (SIEG) et les services universels, des concepts plus ciblés et moins interventionnistes que le service public à la française.
- Dans ce contexte, certaines prérogatives publiques peuvent déroger au principe de libre concurrence (article 106-2 TFUE), à condition que les restrictions n’affectent pas les intérêts de l’Union. Cette ouverture a permis d’adapter le modèle français aux exigences européennes tout en conservant certains aspects de l’interventionnisme étatique.
Le modèle français de service public se distingue par son lien étroit avec l’État providence et un rôle fort de l’État dans l’économie. Cependant, avec l’intégration croissante de la France dans l’Union Européenne, ce modèle s’est heurté aux orientations libérales des règles européennes, axées sur la libre concurrence et la réduction des barrières économiques au sein du marché unique européen. Le droit de l’UE a eu une incidence majeure sur le modèle des services publics en France, particulièrement en ce qui concerne les monopoles nationaux et l’organisation de certaines activités économiques.
L’affrontement de 2 systèmes : Libre concurrence et interventionnisme d’État
- Le droit de l’Union Européenne valorise une liberté économique et prône la suppression des entraves à la libre concurrence. En visant à limiter les distorsions du marché, l’UE a fait progressivement pression sur les États membres, y compris la France, pour qu’ils réduisent les monopoles d’État dans certains secteurs, tels que les transports, les télécommunications et la distribution d’énergie. Cette orientation est ancrée dans le Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) qui consacre la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes.
- L’Union Européenne favorise le principe de la concurrence libre et non faussée, comme le montre la pression exercée sur la France pour transformer des établissements publics comme La Poste, anciennement un Établissement Public à caractère Industriel et Commercial (EPIC), en société anonyme. Bien que le choix d’une telle transformation incombe au législateur national, cette décision est souvent influencée par la nécessité de se conformer aux exigences européennes.
La redéfinition des services publics dans l’optique européenne
- Le droit de l’UE n’utilise pas la notion de service public telle qu’elle est perçue en France, mais introduit des concepts plus précis : services d’intérêt économique général (SIEG) et services universels. Le service universel est un ensemble minimum de services essentiels accessibles à tous, par exemple dans les secteurs des télécommunications et de la poste. Les SIEG, quant à eux, concernent des services que l’État estime nécessaires pour garantir le bien-être de la population, même si ces services pourraient être offerts par le secteur privé.
- La CJUE (Cour de Justice de l’Union Européenne) a contribué à affiner la définition des SIEG, permettant à certains opérateurs de déroger aux règles de concurrence (article 106, paragraphe 2 du TFUE). Cette disposition autorise des restrictions à la libre concurrence lorsque celles-ci sont nécessaires pour permettre à l’opérateur d’accomplir sa mission de service public, pour autant que cela ne nuise pas aux intérêts de l’Union. Cette évolution a permis aux services publics français d’adopter des modes de gestion plus souples et de s’ouvrir à des partenariats publics-privés tout en respectant des exigences de service public.
Vers une convergence relative
- Malgré des différences persistantes, une certaine convergence s’est opérée entre le droit de l’Union Européenne et la conception française du service public. Ainsi, les institutions européennes ont progressivement reconnu que certains objectifs d’intérêt général justifient des dérogations aux règles de concurrence, favorisant une approche plus équilibrée.
- De son côté, le droit français s’est également adapté aux exigences européennes, notamment par l’introduction de services publics marchands et la réduction des grands monopoles (comme pour l’électricité ou le gaz). Bien que les notions européennes de service universel et de SIEG restent marquées par une approche sectorielle et technique, elles intègrent désormais mieux la notion d’intérêt général.
Une convergence partielle mais non totale
Malgré ces rapprochements, les différences demeurent. La conception française du service public reste ancrée dans une vision politique et sociale de l’État providence, visant la cohésion sociale et l’équité. Le droit communautaire, quant à lui, s’appuie sur une vision plus économique et pragmatique, souvent plus restreinte dans son approche de l’intérêt général. Les services publics, tels qu’ils sont conçus en France, englobent des missions d’intérêt général qui ne trouvent pas toujours un équivalent dans les catégories plus techniques et minimales des SIEG ou du service universel définies par l’UE.