Les critères de distinction entre domaine public et privé

Les critères de distinction entre domaine public et domaine privé

  • Le domaine public est constitué de tous les biens que la personne publique a décidé d’y incorporer. Cette incorporation est soit le résultat d’une décision expresse de classement, soit celui d’une affectation à un service public avec réalisation d’aménagements spécifiques, soit enfin d’une affectation de fait à l’usage du public (art.L.2111-1 et suiv. du Code de la Propriété des Personnes Publiques).
  • A l’inverse, font partie du domaine privé les biens qui ne dépendent pas du domaine public (art. L-2211-1 du CG3P). Ils sont pour l’essentiel soumis au droit privé.

Conseils bibliographiques :

  • Melleray, La recherche d’un critère réducteur de la domanialité, AJDA 2004, p.490
  • Melleray, Définition et critères du domaine public, RFDA 2006, p.907 (très bonne synthèse)
  • Hubrecht, Faut-il définir le domaine public et comment ?, AJDA 2005, p.598 (assez technique)
  • Yolka, RJEP 2006, p.411 (bonne base de cours)
  • Lavialle, Que reste-t-il de la jurisprudence Société Le Béton ?, RFDA 2010, p.533

I ) L’évolution des critères de distinction dans la jurisprudence administrative

Le juge administratif, jusqu’en 2006, n’a jamais utilisé la définition du législateur. Il a donc toujours fait comme si la loi ou le pouvoir réglementaire n’avait pas donné de définition, et a toujours forgé sa propre définition.

  • A) La conception initiale du domaine public : les biens affectés à l’usage de tous

Où est-ce que le juge est-il allé chercher l’inspiration pour définir le domaine public ? Il s’est beaucoup inspiré de la doctrine. Victor Proudhon avait écrit un ouvrage en 1834, il était le premier à proposer une distinction entre le domaine public et le domaine privé, en disant que le domaine public correspondait à l’ensemble des biens affectés à l’usage de tous. Cela a été la première définition retenue par le juge administratif.

Le premier arrêt qui fait une référence explicite aux écrits de Proudhon est bien postérieur : c’est un arrêt du 28 juin 1935 dit Marecar, selon lequel le cimetière est affecté à l’usage du public, et doit dès lors être compris parmi les dépendances du domaine public.

Il y a également l’arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 22 avril 1960 Berthier où le juge va considérer que les promenades publiques font partie du domaine public parce qu’elles sont affectées à l’usage de tous.

Un troisième arrêt retient le même raisonnement : c’est l’arrêt du 30 mai 1975 Dame Gozzoli, selon lequel une plage fait partie du domaine public parce qu’elle est affectée à l’usage de tous.

Il ne faut pas entendre par “usage de tous” usage collectif, mais plutôt ensemble des biens qui peuvent faire l’objet d’un usage direct, sans autorisation, par les particuliers.

Ce premier critère est-il encore opérant aujourd’hui ? Oui, le juge continue de s’y référer pour certains biens :

  • arrêt du Conseil d’Etat du 21 mars 1984 EPAD où le juge va dire que la place centrale du quartier de la Défense à Paris est bien une dépendance du domaine public parce qu’elle est affectée à l’usage de tous ;
  • arrêt du Tribunal des conflits du 22 septembre 2003 Commune de Juiville où le bien en question est considéré comme faisant partie du domaine public parce que la commune le laisse à l’usage direct des riverains ;
  • arrêt du Conseil d’Etat du 25 mai 2007 Société Zebra Auto où un circuit routier exploité par une commune est considéré comme faisant partie du domaine public parce qu’il est ouvert au public.

Conseils bibliographiques

  • note sur l’arrêt du 22 septembre 2003, AJDA 2004, p.930

  • B)L’inclusion ultérieure des biens affectés au service public

Le juge a été très vite obligé d’instaurer un deuxième critère d’identification du domaine public. L’enjeu pour le juge est de déterminer le régime applicable et notamment la protection du bien concerné.

L’inconvénient du premier critère est qu’il est trop restrictif, il conduisait à écarter du domaine public des biens qui n’étaient peut-être pas utilisés par tous mais qui revêtait pourtant une grande utilité publique.

Ex : universités, hôpitaux, voies ferroviaires.

C’est la doctrine qui va critiquer en premier ce critère, en particulier Léon Duguit. Il a été le premier à critiquer le caractère trop restrictif du premier critère et à proposer un critère alternatif. Selon lui, le domaine public, c’est effectivement les biens à l’usage de tous, mais également les biens affectés à un service public.

Le Conseil d’Etat a opéré réception de ce deuxième critère dans les années 60 :

  • arrêt du 19 octobre 1956 Société Le Béton : la question qui se posait était de savoir si les terrains inclus dans la dépendance d’un port maritime faisaient partie ou pas du domaine public ; le juge a retenu l’affirmative car d’après lui, ils étaient nécessaires au fonctionnement du service public portuaire ;
  • arrêt de section du 5 février 1965 Société Lyonnaise des Transports : le litige portait sur un garage ouvert aux usagers à proximité d’une gare ; le juge retient qu’il fait partie du domaine public car il est le complément nécessaire du service public ferroviaire.

À partir de cette période, en jurisprudence, le juge a recours à deux critères alternatifs pour déterminer si l’objet fait partie du domaine public : parce qu’il est ouvert à l’usage de tous ou parce qu’il est affecté à l’exploitation d’un service public, à condition qu’il appartienne à une personne publique.

Est-ce toujours évident de distinguer le contenu des deux critères en pratique ? En effet, un bien peut être à l’usage de tous et être affecté à un service public.

Ex : à propos d’une promenade publique, l’arrêt du Conseil d’Etat du 22 avril 1960 Berthier a retenu qu’elle faisait partie du domaine public parce qu’elle était ouverte à l’usage de tous, mais l’arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 11 mai 1959 Dauphin qui portait également sur une promenade publique avait retenu qu’elle faisait partie du domaine public car elle était affectée au service public culturel.

L’arrêt du Conseil d’Etat du 22 avril 1977 Michaud concernait des halles municipales, le juge a retenu qu’elles faisaient partie du domaine public car elles étaient affectées au service public de l’organisation de l’alimentation.

Ce critère fait-il l’objet d’une utilisation actuelle ? Oui, et c’est même surtout ce critère qui est utilisé par le juge plus que le premier.

Ex : pour un gîte rural exploité par une commune ; le Conseil d’Etat va dire qu’il fait partie du domaine public car il est affecté au service public du développement économique dans son arrêt du 25 janvier 2006 Commune de la Souche.

Pour les locaux de l’Etat mis à la disposition de la cinémathèque française ; le Conseil d’Etat va dire qu’ils font partie du domaine public car ils sont affectés au service public culturel dans son avis du 18 mai 2004.

Pour les remontées mécaniques sur les pistes de ski et une base de loisirs exploitées par une commune ; le Conseil d’Etat va dire qu’ils font partie du domaine public car ils sont affectés au service public touristique dans ses arrêts des 19 avril 2005 et 16 mars 2010.

Conseils bibliographiques

  • note sur l’arrêt du 25 janvier 2006, AJDA 2006, p.231
  • note sur l’arrêt du 16 mars 2010, Contrat d’occupation du domaine public – base de loisirs affectée au service public touristique et de loisirs, François Llorens, Contrats et marchés publics, 2010, commentaire 227

  • C) La nécessité d’un critère réducteur : l’aménagement spécial

Le deuxième critère présente l’inconvénient d’être trop extensif, puisqu’il est possible d’affirmer que tous les biens des personnes publiques présentent un lien plus ou moins direct avec un service public.

Ce deuxième critère, si on l’applique à la lettre, tend à faire basculer dans le domaine public tous les biens publics.

Pour cette raison, le juge a adjoint un troisième critère cumulatif : pour faire partie du domaine public, le bien doit en outre avoir fait l’objet d’un aménagement spécial en vue de le rendre conforme à sa destination.

Il ne suffit pas que le bien appartienne à une personne publique et qu’il soit affecté à un service public pour faire partie du domaine public ; il faut que la personne publique ait réalisé des aménagements spécifiques de nature à favoriser l’exploitation du service public.

À l’origine, ce critère ne devait être adjoint qu’aux biens affectés au service public (on n’avait besoin d’un critère réducteur que pour le seul critère n°2).

Mais très vite, le juge l’a également appliqué aux biens affectés à l’usage de tous. Ce n’est donc pas rigoureux car la catégorie des biens affectés à l’usage de tous n’est pas extensive.

Exemples où le juge a appliqué ce critère réducteur pour des biens affectés au service public :

  • arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 11 mai 1959 Dauphin, l’aménagement spécial réside dans le fait que la commune ait fait poser à l’entrée de cette promenade deux bornes avec une chaîne pour empêcher l’accès aux voitures ;
  • arrêt du Conseil d’Etat du 13 décembre 2006 SARL Le Dôme du Marais, le bien litigieux était les locaux du Crédit municipal de Paris ; c’est le service public d’aide sociale ; le juge se contente de dire qu’ils ont été spécialement aménagés à cet effet (sans dire lequel).

Exemples où le juge a appliqué ce critère réducteur à des biens utilisés directement par le public :

  • arrêt du Conseil d’Etat du 22 avril 1960 Berthier ;
  • arrêt du Conseil d’Etat du 14 juin 1972 Eidel à propos du bois de Vincennes ;
  • arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon du 24 octobre 1995 Commune de Saint Ours à propos des réseaux publics de distribution d’eau potable.

Ce critère est très discutable et critiqué car le juge l’avait institué dans le but d’éviter une extension indéfinie du domaine public, en raison notamment de l’affectation au service public. Or, en pratique, le juge a eu une conception de l’aménagement spécial extrêmement large et extensive elle-aussi. En conséquence, ce critère a-t-il réellement joué un rôle réducteur de la domanialité ? Pas du tout, car le juge en a une conception extrêmement extensive.

Ainsi, l’arrêt du Conseil d’Etat du 30 mai 1975 Dame Gozzoli concernait une plage que le juge avait considéré comme affectée à l’usage de tous ; le juge va y voir un aménagement spécial dans le fait qu’elle faisait l’objet d’un entretien régulier.

II ) Les critères de distinction retenus par le Code général de la propriété des personnes publiques : continuité et évolution

Le Code général de la propriété des personnes publiques va reprendre pratiquement à l’identique la définition jurisprudentielle du domaine public, et notamment, au sens du Code, le domaine public est un bien qui répond à l’un des deux critères, à savoir être affecté à l’usage de tous ou être affecté à un service public.

Le Code général de la propriété des personnes publiques va maintenir la nécessité d’un critère réducteur en le reformulant. Il y a bien un critère réducteur qui ne joue que pour les biens affectés à un service public ; le Code ne parle pas d’aménagement spécial, mais vise l’existence d’un aménagement indispensable.

Les rédacteurs du Code général de la propriété des personnes publiques ont largement insisté sur le fait qu’il fallait tenter de restreindre le domaine public. Ils ont explicitement dit dans le rapport introductif que s’ils mettaient ces termes à la place de ceux utilisés par le juge, c’était pour inciter le juge à se montrer plus restrictif sur la qualification du domaine public.

Le juge a-t-il opéré réception de ce changement ? Oui, totalement.

Le Code maintient les deux critères établis par la jurisprudence mais apporte plus de cohérence au critère réducteur, puisque d’une part, il n’est appliqué désormais qu’aux biens affectés au service public, et surtout, la vocation de celui-ci est véritablement d’être un critère réducteur, ce qu’il n’était pas jusqu’à présent.

Dans l’arrêt de section du Conseil d’Etat du 28 décembre 2009 Brasserie du Théâtre, la question était de savoir si le critère de l’aménagement indispensable était un critère qui avait un effet rétroactif : le juge doit-il appliquer ce critère à des litiges nés antérieurement au Code général de la propriété des personnes publiques de 2006 ? La réponse du juge est négative, ce critère n’a pas d’effet rétroactif.

Conseils bibliographiques

  • conclusions de M. Olleon sur l’arrêt du 28 décembre 2009, BJCP 2010, n°69, p.125
  • note sur l’arrêt du 28 décembre 2009, Olivier Févrot, Définition du domaine public et dualisme juridictionnel, AJDA 2010, p.841