Les critères de la distinctions SPA / SPIC

Les critères de la distinctions SPA / SPIC

Bien que le service public soit unique par essence, sa concrétisation s’est historiquement fragmentée en différentes catégories pour répondre aux besoins variés de la société. En 1921, cette notion a été enrichie par la distinction entre Services Publics Administratifs (SPA) et Services Publics Industriels et Commerciaux (SPIC). Ces deux catégories incarnent la dualité qui permet au concept de service public de s’adapter aux réalités changeantes des fonctions administratives et économiques.

L’émergence de la distinction entre SPA et SPIC : un tournant du XXe siècle

Avec la montée de l’État-providence au début du XXe siècle, l’État a progressivement étendu son champ d’intervention au-delà de ses fonctions régaliennes. Durant cette période marquée par le socialisme municipal, les entités publiques ont pris en charge des services à vocation économique et commerciale, auparavant réservés au secteur privé. Cela a soulevé la question du régime juridique applicable à ces nouvelles activités.

Deux éléments ont posé des problèmes pour appliquer uniformément le droit administratif aux activités industrielles et commerciales nouvellement assumées par des personnes publiques :

  • Inadéquation du critère organique : Les activités relevant des services publics industriels et commerciaux pouvaient difficilement être distinguées des activités similaires exercées par des entités privées. En l’absence de distinction claire, le droit administratif ne se justifiait pas toujours pour régir ces activités.
  • Risque d’élargissement excessif du champ du droit administratif : Soumettre toutes ces activités au droit administratif aurait signifié une extension considérable de la compétence des juridictions administratives. Cela aurait alourdi le contentieux administratif de manière peu adaptée à des litiges de nature essentiellement commerciale.

Dans l’arrêt Bac d’Eloka de 1921, le Tribunal des conflits a affirmé la légitimité d’une gestion de certains services publics selon des normes de droit privé, actant ainsi une séparation fondamentale. Dès lors, les SPA sont soumis au droit public et relèvent de la compétence administrative, tandis que les SPIC sont régis par le droit privé, relevant ainsi de la juridiction judiciaire. Cette division est restée ancrée dans la jurisprudence, créant un modèle dual qui a évolué en fonction des besoins de la société.

La jurisprudence et la tentative avortée d’une troisième catégorie de services publics

Une tentative de création d’une troisième catégorie est apparue en 1955, avec la décision Naliato. Dans ce cas, le Tribunal des conflits a estimé que certains services publics sociaux présentaient des similitudes suffisantes avec des activités de droit privé pour être traités en conséquence. Cependant, cette notion n’a pas survécu à l’épreuve du temps. Les tribunaux judiciaires et administratifs ont observé des différences entre les services sociaux publics et privés, et ont neutralisé cette approche. Finalement, en 1983, le Tribunal des conflits a abandonné cette catégorie dans l’arrêt Gambini contre la ville de Puteaux, affirmant ainsi le retour à la dichotomie SPA-SPIC.

Les difficultés et les critiques envers le régime dual SPA-SPIC

Bien que la jurisprudence du Bac d’Eloka ait permis une meilleure adaptation des services publics à des activités commerciales, elle a aussi généré une complexité juridique qui persiste un siècle plus tard. Ce régime hybride impose l’application tantôt du droit administratif, tantôt du droit privé, ce qui complique la gestion et l’interprétation des litiges. En outre, les différences de régime entraînent des questions sur la compétence des juridictions, créant des controverses et des inefficacités.

Face à cette situation, certaines voix au sein de la doctrine contemporaine remettent en question l’existence même des SPIC, plaidant pour une simplification du concept de service public. Cependant, la soumission de l’ensemble des services publics au droit administratif semble peu réaliste. La diversité des activités couvertes par les services publics, et leur ancrage dans des domaines aussi variés que la gestion des infrastructures, les activités économiques et la prestation de services sociaux, nécessitent en effet une flexibilité qui ne peut être assurée par un régime juridique unique.

Les critères de la distinction SPA / SPIC

Dès son instauration, la distinction entre Services Publics Administratifs (SPA) et Services Publics Industriels et Commerciaux (SPIC) a soulevé des questions complexes d’identification et de délimitation. Malgré les efforts de nombreux théoriciens, une définition complète et satisfaisante de ces catégories de services publics n’a jamais été établie par la doctrine universitaire. La théorie développée par Matter, qui proposait une distinction entre SPA et SPIC selon leur « nature, » s’est avérée insuffisante, car elle ne permettait pas d’appliquer ces concepts de manière pratique. En conséquence, c’est souvent au juge qu’il revient de déterminer la nature du service public en question et d’apporter des éléments pour trancher entre SPA et SPIC.

Détermination de la nature d’un service public : une démarche en deux étapes

  1. Recherche d’une qualification textuelle : La première étape consiste pour le juge à vérifier si le texte instituant le service public désigne expressément celui-ci comme un SPA ou un SPIC. Dans ce contexte, deux cas de figure peuvent se présenter :
    • Qualification par une loi : Si une loi qualifie explicitement le service public en question, le juge est tenu de respecter cette qualification, même si elle semble incorrecte, comme dans la décision du Tribunal des conflits du 24 avril 1978 (Société Boulangerie de Kourou). Dans ce cas, le juge est lié par la loi, indépendamment de la conformité de cette qualification à la réalité de l’activité.
    • Qualification par un texte infra-législatif : Lorsque la qualification provient d’un règlement ou d’une autre source infra-législative, le juge peut exercer un contrôle. Cela signifie qu’il peut réévaluer et, si nécessaire, requalifier l’activité. Par exemple, dans l’affaire Société distillerie bretonne (1968), le Tribunal des conflits a considéré qu’un établissement qualifié de SPIC par un texte réglementaire exerçait en réalité une activité de SPA. De plus, le Conseil d’État, dans sa décision Berger (1986), a affirmé que le juge administratif pouvait redéfinir l’activité d’un établissement public en se basant sur la nature réelle de celle-ci.
  2. Application des critères jurisprudentiels en l’absence de qualification textuelle : Lorsqu’aucun texte ne qualifie explicitement le service, il revient au juge d’appliquer les critères dégagés par la jurisprudence. Avant 1956, la jurisprudence manquait de précision dans la distinction entre SPA et SPIC, mais la décision du Conseil d’État du 16 novembre 1956 (Union syndicale des industries aéronautiques – USIA) a établi des critères clairs pour identifier les SPIC.
    • Objet, ressources, et fonctionnement : Les SPIC sont désormais identifiés sur la base de trois critères principaux : l’objet du service, l’origine des ressources et les modalités de fonctionnement, qui doivent tous trois ressembler à des activités commerciales. Cette approche permet de déterminer la nature commerciale d’un service public, en l’assimilant à une activité exercée par le secteur privé.
    • Principe d’« administrativité des services publics » : Le Conseil d’État a également instauré la présomption que tout service assuré par une personne publique est administratif par nature, sauf si les critères cumulatifs de la jurisprudence USIA permettent de démontrer le contraire. Ainsi, un service public est présumé être un SPA, et cette présomption n’est levée que si une ressemblance avec une activité commerciale est établie selon les critères de l’objet, des ressources, et du fonctionnement.
    • Ce cadre repose sur trois critères cumulatifs pour établir si un service public peut être assimilé à une activité privée : objet du service, origine des ressources, et modalités de fonctionnement. Voici les 3 critères cumulatifs  :

a) Objet du service : Le premier critère de qualification repose sur l’objet même du service public et les activités qui le concrétisent. Pour qu’un service public soit reconnu comme un Service Public Industriel et Commercial (SPIC), son objet doit se rapprocher des activités exercées par des entreprises commerciales, autrement dit, des activités pouvant être identiques ou similaires à celles du secteur privé.

      • La nature de l’activité est déterminante : Si celle-ci est orientée vers un profit ou une logique commerciale, elle peut être qualifiée de SPIC. En revanche, des activités dépourvues de caractère lucratif ou des activités touchant à la préservation de la sécurité publique sont souvent exclues de cette qualification. C’est le cas, par exemple, dans le jugement du Tribunal des conflits du 19 novembre 1990 (CNASEA) pour des activités principalement financées par des subventions, ou encore dans le cas Crouzel (1981), où la préservation de la sécurité publique a été un facteur pour écarter le caractère industriel et commercial.
      • Exemples concrets : Des activités comme la collecte des ordures, les services de remontées mécaniques, ou la gestion d’un entrepôt frigorifique sont souvent considérées comme des activités commerciales. Dans l’arrêt Alberti-Scott de 2005, le Tribunal des conflits a affirmé que la distribution d’eau relève généralement d’un SPIC, soulignant ainsi que des services publics, par leur nature, peuvent être similaires aux activités commerciales classiques.
    • b) Origine des ressources : Le deuxième critère se concentre sur la source des ressources qui financent le service public. Pour être reconnu comme un SPIC, un service doit disposer de ressources comparables à celles d’une entreprise commerciale, principalement par le biais de redevances ou de paiements directs effectués par les usagers.
      • Application du critère : Si le financement du service provient en majeure partie des redevances payées par les utilisateurs, le service est considéré comme de nature commerciale. Dans l’affaire SA de Molitg-les-Bains (2 décembre 1991), le Tribunal des conflits a considéré que des ressources perçues via des redevances remplissaient ce critère. De la même façon, l’arrêt SCI la Colline (1998) a confirmé que des recettes publicitaires ou des revenus de trésorerie sont typiquement des ressources caractéristiques d’une activité commerciale.
      • En revanche, des financements par subventions ou impôts indiquent un Service Public Administratif (SPA), car ils suggèrent une vocation publique, non commerciale. Cette distinction est bien illustrée par la décision Syndicat mixte d’équipement de Marseille du 25 avril 1994, où des ressources principalement issues de subventions ont écarté la qualification de SPIC.
    • c) Modalités de fonctionnement : Le dernier critère examine si les pratiques administratives et comptables du service public sont similaires à celles d’une entreprise privée.
      • Exemples de fonctionnement commercial : Des services utilisant des pratiques de tarification, des règles de comptabilité de type privé, ou ayant une structure organisationnelle proche de celle d’une entreprise sont davantage orientés vers le statut de SPIC. Toutefois, des services gratuits, dépourvus de but lucratif, ou soumis à des modalités administratives strictes, sont souvent considérés comme des SPA. C’est le cas dans l’arrêt Benoit de 1930, où la gratuité du service a exclu la qualification commerciale.
      • Influence de la réglementation publique : Lorsque l’État impose un contrôle strict ou un monopole législatif, cela favorise la reconnaissance du caractère administratif du service. Par exemple, dans l’affaire préfet du Val-d’Oise (15 décembre 2003), un Groupement d’Intérêts Publics géré sous le contrôle d’une autorité préfectorale et soumis aux règles de la comptabilité publique a été qualifié de SPA, en raison de la nature fortement administrée de ses opérations.

Les trois critères de l’arrêt USIA (1956) doivent être remplis cumulativement : La reconnaissance d’un SPIC ne se fait que si le service répond aux trois critères simultanément. Si un seul de ces critères s’écarte de ceux d’une entreprise privée, le service public sera qualifié de SPA. Cette distinction souligne la spécificité des SPA, qui ne sont définis que par défaut, comme des services ne répondant pas aux critères commerciaux d’un SPIC. Le cadre jurisprudentiel permet ainsi au juge, qu’il soit administratif ou judiciaire, de trancher sur la nature de chaque service public en tenant compte de la réalité de son fonctionnement, de ses ressources, et de son objet.

Application judiciaire et évolution doctrinale de la distinction SPA/SPIC

Les critères définis par la jurisprudence USIA de 1956 doivent être respectés de manière cumulative pour qu’un service public soit qualifié de Service Public Industriel et Commercial (SPIC). En effet, un service sera classé comme un SPIC uniquement s’il répond simultanément aux trois critères : l’objet de l’activité, l’origine des ressources, et les modalités de fonctionnement.

  • Exigence de cumul des critères : Si l’activité d’un service diffère d’une entreprise privée pour un seul de ces critères, il sera automatiquement classé comme Service Public Administratif (SPA). Cela signifie que les SPA sont définis négativement, c’est-à-dire par exclusion des critères permettant de reconnaître un SPIC. Autrement dit, tout service public qui ne remplit pas intégralement les trois critères sera considéré comme un SPA.
  • Définition négative des SPA : Cette approche négative implique que les SPA ne sont pas définis par des caractéristiques propres, mais plutôt par leur incapacité à satisfaire les critères cumulatifs de commercialité propres aux SPIC. Par conséquent, les SPA incluent tous les services publics qui ne peuvent être assimilés à des activités industrielles ou commerciales typiques du secteur privé.

Rôle du juge judiciaire dans l’application des critères

En plus du juge administratif, le juge judiciaire est également habilité à appliquer ces critères pour déterminer la nature d’un service public. La Chambre sociale de la Cour de cassation, dans son arrêt Compagnie des eaux et de l’ozone (juillet 1995), a illustré ce rôle en appliquant les critères USIA pour décider de la compétence judiciaire en matière de litiges concernant certains services publics. Cet arrêt confirme que les juridictions judiciaires se réfèrent aussi aux critères de 1956 pour trancher les questions relatives à la distinction SPA/SPIC, ce qui renforce la portée universelle des critères USIA dans l’appréciation de la nature des services publics.