Les critères d’identification du service public

Les critères d’identification du service public

L’identification d’une activité comme service public repose sur divers critères et éléments. En droit administratif, le service public est traditionnellement perçu comme une activité d’intérêt général assurée ou contrôlée par une personne publique. Néanmoins, une personne privée peut également se voir confier une mission de service public, notamment en raison de l’évolution jurisprudentielle et de la diversité des missions d’intérêt général. Le Conseil d’État a élaboré des critères précis pour déterminer si une activité doit être qualifiée de service public, en tenant compte de plusieurs aspects essentiels.

1. La Finalité d’Intérêt Général

Une activité est généralement reconnue comme un service public lorsqu’elle poursuit une finalité d’intérêt général. Ce critère est fondamental : l’activité doit répondre à des besoins collectifs, contribuer au bien-être de la société ou encore répondre à des objectifs d’utilité publique. Par exemple, la gestion des réseaux d’eau, de transport, ou de santé est systématiquement qualifiée de service public car elle vise à satisfaire des besoins essentiels de la population.

2. Contrôle et Implication de l’Administration

La nature du lien entre l’activité et l’administration est un élément déterminant :

  • Gestion directe par une personne publique : Lorsque l’activité est assurée par une entité publique (État, collectivité territoriale, établissement public), la qualification de service public est quasiment automatique.
  • Gestion par une personne privée sous contrôle public : Dans ce cas, une personne privée, bien que non directement intégrée à l’administration, peut être considérée comme assurant une mission de service public si l’administration exerce un contrôle étroit sur l’activité (délégation de service public, subventions, pouvoir de régulation). Le Conseil d’État dans la jurisprudence APREI (2007) précise que si une personne privée remplit une mission d’intérêt général et que l’administration lui impose des obligations spécifiques et un contrôle, l’activité peut être qualifiée de service public même en l’absence de contrat.

3. Prérogatives de Puissance Publique (PPP)

Les prérogatives de puissance publique (PPP) sont des pouvoirs spécifiques que la loi accorde pour assurer une mission d’intérêt général. La présence de PPP est un indice important pour identifier un service public :

  • Une personne privée peut être reconnue comme exerçant un service public si elle détient des PPP pour l’activité, lui permettant d’imposer des décisions ou d’exécuter certaines actions pour l’intérêt général (expropriation, pouvoir de sanction).
  • Cependant, la jurisprudence montre que même en l’absence de PPP, une activité peut être qualifiée de service public si elle remplit les autres critères d’intérêt général et de contrôle public. Par exemple, dans l’arrêt Ville de Melun (1990), l’association en charge des animations de la commune a été reconnue comme gérant une mission de service public sans pour autant disposer de PPP.

I) Le critère de l’intérêt général

Le concept de service public revêt une dimension essentielle de satisfaction des besoins collectifs, répondant ainsi à un impératif d’intérêt général. Cependant, ce lien entre service public et intérêt général, bien que fondamental, demeure flou et complexe, car la notion d’intérêt général elle-même est sujette à une interprétation variable et souvent subjective. En général, l’intérêt général se distingue des intérêts privés, qu’il dépasse et transcende, mais il ne les additionne pas mécaniquement ; cette idée repose sur une conception volontariste inspirée par Rousseau, où le bien commun prévaut sur les intérêts individuels. Par exemple, des actions comme la perception des impôts répondent aux besoins de la collectivité sans satisfaire directement les intérêts individuels.

La frontière fluctuante de l’intérêt général Dans une société donnée, les frontières entre les intérêts généraux et les intérêts privés sont parfois délicates à établir. Ainsi, alors qu’un hôpital constitue évidemment un service d’intérêt général, une boulangerie peut également jouer un rôle essentiel dans une petite commune isolée. Cependant, il serait excessif de classer toutes les activités à bénéfices communautaires dans la catégorie du service public. Au contraire, seules les activités orientées vers une satisfaction directe et prioritaire de l’intérêt général devraient être qualifiées de services publics.

L’appréciation évolutive de l’intérêt général par le juge

Pour déterminer si une activité relève du service public, le juge administratif procède par une analyse casuistique, fondée sur les circonstances de chaque affaire. Ce processus aboutit à une définition mouvante et large de l’intérêt général, influencée par les choix politiques et les évolutions économiques, sociales et culturelles de la société. Par exemple, le Conseil d’État a, au fil du XXe siècle, progressivement qualifié certaines activités culturelles de services publics.

Exemples d’évolutions jurisprudentielles :

  • 1916 : L’arrêt Astruc et société du théâtre des Champs-Élysées rejette la notion d’intérêt général pour l’activité théâtrale.
  • 1923 : Un changement s’opère avec l’arrêt Gheusi, où l’activité théâtrale est finalement reconnue comme d’intérêt général.
  • 1944 : Avec l’arrêt Léoni, le Conseil d’État confirme que la création et gestion de théâtres municipaux relève bien du service public.
  • 1959 : L’arrêt Syndicat des exploitants de cinématographes de L’Oranie inclut les représentations théâtrales et cinématographiques en plein air dans cette qualification.

Cette jurisprudence continue d’évoluer, étendant la reconnaissance de l’intérêt général à des manifestations artistiques variées, notamment musicales, théâtrales et cinématographiques. Par exemple, en 1995, le festival de jazz de Nice est reconnu comme un service public administratif, car il contribue au rayonnement culturel de la collectivité.

Les services publics et l’intégration d’activités économiques

Le Conseil d’État a admis que certaines activités à vocation économique pouvaient être qualifiées de service public si elles poursuivent un but d’intérêt général. Cependant, la rentabilité financière ne doit pas primer, et l’activité doit servir en priorité l’intérêt collectif. En 1966, l’arrêt Ville de Royan qualifie l’activité d’un casino de service public en raison de son rôle dans le développement de la station balnéaire, mais en 2012, l’arrêt SA Groupe Partouche a clarifié que les jeux de casino eux-mêmes ne constituent pas un service public.

Exemples et limites :

  • Fédérations sportives : En 1974, le Conseil d’État considère que les fédérations sportives remplissent une mission de service public, même pour des compétitions professionnelles à forte dimension commerciale.
  • Loterie nationale : Qualifiée initialement de service public dans l’arrêt Angrand de 1948, cette qualification est supprimée en 1999 dans l’arrêt Rolin à propos de la Française des jeux, car l’activité de loterie ne poursuit plus un intérêt général à proprement parler.

La différenciation entre activités de service public et activités de profit

La doctrine, notamment René Chapus, distingue entre les activités de plus grand service et les activités de plus grand profit. Les premières se concentrent sur la satisfaction des besoins d’intérêt général, tandis que les secondes cherchent principalement à maximiser les profits. Les activités dont l’objectif principal est le profit ne peuvent être considérées comme des services publics, sauf lorsqu’elles sont subordonnées à l’intérêt général, comme c’est le cas pour les impôts.

Cette orientation conduit le Conseil d’État à refuser la qualification de service public à des activités comme celle d’un restaurant, même bien situé, si son objectif est uniquement lucratif (arrêt de 1999, Ville de Paris). En définitive, seules les activités pour lesquelles le profit est accessoire et non le but principal peuvent prétendre au statut de service public. Cette approche permet de circonscrire la notion de service public aux services essentiels au bien-être collectif, tout en excluant les activités de nature purement commerciale.

 

II) Le critère du rattachement à la personne publique (critère organique)

Conformément à sa définition littérale, l’expression « service public » désigne une activité visant à satisfaire un besoin collectif essentiel. Il s’agit donc bien de rendre un service au public, répondant nécessairement à un impératif d’intérêt général. Toutefois, cette notion d’intérêt général reste difficile à cerner, car elle ne se réduit pas à une simple addition des intérêts individuels. Inspirée par des concepts rousseauistes, la conception volontariste de l’intérêt général considère qu’en le satisfaisant, les intérêts individuels se trouvent par là même satisfaits. Cette vision de l’intérêt général comme transcendant les intérêts privés permet de distinguer nettement les activités d’intérêt général, par exemple un hôpital, des activités d’intérêt privé, telles qu’une boulangerie. Néanmoins, cette frontière n’est pas toujours évidente à établir, notamment dans les cas où une activité individuelle a un rôle social important dans certaines circonstances, comme celle d’un boulanger dans une commune isolée.

Pour qu’une activité soit qualifiée de service public, il ne suffit pas qu’elle réponde à l’intérêt général ; il est également nécessaire qu’elle puisse être rattachée à une personne publique. Ainsi, deux critères cumulatifs sont requis :

  • L’intérêt général qui définit l’objectif de l’activité
  • Le lien organique avec une personne publique, garantissant le contrôle ou l’influence de celle-ci sur l’activité

Critère organique : le lien indispensable avec une personne publique

Ce critère organique suppose que l’administration exerce une certaine emprise sur l’activité, par le biais d’un contrôle direct ou indirect. Une personne privée ne peut jamais décider seule de transformer une activité en service public ; cela relève de l’administration, comme l’a rappelé le Conseil d’État dans son arrêt du 6 avril 2007 concernant la commune d’Aix-en-Provence. Ce lien entre l’activité d’intérêt général et la personne publique peut prendre deux formes :

  • La gestion directe : C’est l’hypothèse où la personne publique gère elle-même le service public en utilisant ses propres moyens. Cette gestion en régie est courante pour des services tels que la justice ou encore l’entretien de la voirie par les communes. Dans certains cas, la gestion est confiée à un établissement public, comme illustré dans l’arrêt Navizet de 1959. La personne publique garde alors une maîtrise totale sur l’exécution de la mission.
  • La gestion indirecte : Lorsque la mission de service public est confiée à une personne privée, tout en demeurant sous le contrôle de la personne publique. Dans cette configuration, la personne publique détient un certain pouvoir de surveillance ou de contrôle sur l’opérateur privé.

Délégation de la gestion d’un service public

Le rattachement organique d’une activité d’intérêt général à une personne publique peut résulter d’une délégation expresse ou implicite.

  • Délégation expresse : Elle se traduit par un contrat ou un acte unilatéral conférant la mission de service public à une personne privée. Dans cette situation, la personne publique fixe les conditions d’exercice de la mission, la durée, les objectifs et la rémunération du gestionnaire privé. La personne publique conserve la maîtrise du service en encadrant strictement la délégation.
  • Délégation implicite : En l’absence de délégation formelle, la jurisprudence a développé un faisceau d’indices pour établir un lien de subordination entre la personne publique et la personne privée. Cette méthode permet d’identifier un rattachement organique suffisant pour qualifier l’activité de service public. Les indices retenus par la jurisprudence, notamment l’arrêt Narcy, peuvent être classés en deux catégories :
    • Contrôle de la personne publique : Le lien est évalué par rapport à l’origine de la personne privée (a-t-elle été créée par une personne publique ?), son financement (bénéficie-t-elle de fonds publics ?), ses moyens matériels (l’administration met-elle à disposition ses ressources ?) et les mécanismes de contrôle dont dispose la personne publique (contrôle de gestion, nomination des dirigeants, etc.).
    • Prérogatives de puissance publique : La présence de prérogatives de puissance publique comme le monopole ou la faculté d’émettre des décisions unilatérales est également un indice pertinent de rattachement organique. Ce critère n’est cependant plus systématiquement indispensable, mais il renforce le lien entre l’activité et la personne publique.

Exemples jurisprudentiels de rattachement organique

Les arrêts de la Commune d’Aix-en-Provence (2007) et Narcy illustrent bien comment la notion de service public peut inclure des personnes privées chargées d’exécuter une mission d’intérêt général, sous réserve d’un contrôle public. De même, l’arrêt Monpeurt de 1942 a reconnu à certains comités d’organisation la capacité d’exercer des prérogatives de puissance publique tout en restant des personnes privées, ce qui les rattache juridiquement à la notion de service public. Ce raisonnement a été étendu aux ordres professionnels, comme dans l’arrêt Bouguen de 1943.

Ces exemples montrent bien que l’État et les collectivités locales peuvent assurer directement une mission de service public, mais qu’ils peuvent aussi la déléguer, à condition de conserver un droit de regard et de contrôle. Les activités confiées à des personnes privées peuvent ainsi bénéficier de financements, de moyens matériels, ou être soumises à une réglementation spéciale qui les relie étroitement à l’administration.

 

Fiche d’arrêt – Service Public et rattachement organique

1. Arrêt Narcy (Conseil d’État, 28 juin 1963)

  • Faits : Le Conseil d’État était saisi pour déterminer si les centres techniques industriels, institués par une loi de 1948, poursuivaient une mission de service public.
  • Problème juridique : Comment définir une activité comme mission de service public ? Quels critères permettent d’établir un lien organique avec une personne publique ?
  • Solution et portée :
    • Le Conseil d’État applique une méthode dite du faisceau d’indices :
      • L’organisme doit disposer de prérogatives de puissance publique (PPP).
      • Il doit être soumis à un contrôle par les pouvoirs publics.
      • L’activité doit être d’intérêt général.
    • L’arrêt établit que l’existence de PPP n’est pas une condition unique et déterminante.
    • Portée : Introduit le faisceau d’indices pour caractériser la mission de service public.

2. Arrêt APREI (Conseil d’État, 22 février 2007)

  • Faits : L’arrêt précise les critères pour reconnaître une mission de service public lorsqu’une personne privée est impliquée.
  • Problème juridique : Dans quels cas une mission d’intérêt général assurée par une personne privée est-elle qualifiée de service public sans PPP ?
  • Solution et portée :
    • Le Conseil d’État rappelle que l’existence de PPP est un indice, mais non nécessaire.
    • Il fixe des critères : le contrôle de la personne publique sur l’activité, l’intérêt général poursuivi et, éventuellement, un financement public.
    • Portée : Confirme et clarifie le faisceau d’indices, tout en excluant le caractère impératif des PPP.

3. Arrêt Commune d’Aix-en-Provence (Conseil d’État, 6 avril 2007)

  • Faits : La commune d’Aix-en-Provence souhaitait reconnaître comme mission de service public une activité culturelle gérée par une association sans contrat de délégation.
  • Problème juridique : Une mission de service public peut-elle être reconnue en l’absence de contrat, sur la base de l’implication et du financement public ?
  • Solution et portée :
    • Le Conseil d’État admet la qualification de service public, lorsque l’activité est financée et contrôlée par la personne publique.
    • Portée : Introduit la notion de financement public et de droit de regard de la personne publique comme critères d’évaluation.

4. Arrêt Boulogne-Billancourt (Conseil d’État, 21 mars 2007)

  • Faits : Une association, créée par la commune de Boulogne-Billancourt, assurait une mission d’intérêt général.
  • Problème juridique : Quand peut-on considérer une personne privée comme « transparente » dans l’exécution d’une mission de service public ?
  • Solution et portée :
    • La personne privée est jugée « transparente » si elle est créée par la personne publique, dépend financièrement d’elle et si son organisation est sous contrôle de cette dernière.
    • Portée : Renforce l’application du critère organique en cas de gestion indirecte par une personne publique.

III ) L’existence d’un régime juridique exorbitant et la qualification de service public

Un régime juridique ne modifie généralement pas la qualification d’une activité, mais il en découle. Par exemple, une activité est soumise à un régime juridique exorbitant parce qu’elle est déjà qualifiée de service public. Toutefois, il arrive que le juge inverse ce raisonnement et utilise le régime juridique particulier d’une activité pour justifier sa qualification de service public. Dans ces cas, le régime exorbitant sert d’indice renforçant l’idée que les pouvoirs publics considèrent cette activité comme un service public. Cette approche judiciaire est particulièrement appliquée lorsqu’une personne privée, sans contrat formel avec l’administration, gère une activité. Les indices permettant de déceler un régime juridique exorbitant sont principalement les suivants :

  1. Présence ou absence de Prérogatives de Puissance Publique (PPP)

    La présence de PPP est un indicateur fort pour qualifier une activité d’intérêt général comme un service public, même si elle est exercée par un organisme privé. Néanmoins, une personne privée sans PPP peut également être reconnue comme exerçant une mission de service public, notamment si :

    • Le législateur a décidé explicitement de confier cette mission à l’entité privée.
    • L’administration exerce un contrôle sur cette activité ou l’organisme concerné.

    Cette interprétation est illustrée par plusieurs décisions du Conseil d’État. Dans l’affaire Bernardi (1968), une clinique privée chargée du traitement de troubles mentaux a été qualifiée de service public, bien qu’elle ne dispose d’aucune PPP. De même, une association financée par la commune de Melun, responsable d’activités culturelles, a été reconnue comme exerçant une mission de service public (Conseil d’État, 20 juillet 1990). Enfin, dans l’arrêt Commissariat à l’énergie atomique (2008), le Conseil d’État a considéré le Centre d’étude sur la protection nucléaire, financé par EDF et le Commissariat à l’énergie atomique, comme chargé d’une mission de service public en raison de sa nature et de son financement.

  2. Existence d’obligations de service public
    Un autre critère de qualification repose sur les obligations de service public qui encadrent l’activité. En règle générale, ces obligations découlent de la qualification de service public et ne la précèdent pas. Toutefois, dans certains cas, l’obligation de respecter des principes fondamentaux comme ceux d’égalité ou de continuité dans le fonctionnement d’un service peut suffire à établir le caractère de service public. Par exemple, un service soumis à des exigences de continuité est parfois perçu comme un service public parce qu’il se conforme aux mêmes règles que celles des services publics établis.

En conclusion, le Conseil d’État adopte une approche flexible pour qualifier une activité de service public, en s’appuyant non seulement sur la présence de PPP mais également sur le cadre réglementaire et les obligations associées à l’activité, qui révèlent un intérêt public manifeste.