La démocratie du XXe au XXIe siècle

  1. La démocratie du XXe au XXIe siècle

On a assisté au fil des temps à un regain de méfiance envers les représentants (A), mais aussi envers le peuple lui-même (B), méfiance dont les racines sont lointaines. À cette double méfiance, certains juristes apportent une réponse discutable (C).

 

A / La méfiance envers les représentants

 

Cette méfiance a ressurgi plusieurs fois dès la fin du XIXe siècle, sous la forme de l’antiparlementarisme (au sens large) : on a vu la vague éphémère du boulangisme (1848 – 1889), mais après celle-ci, le pays a connu des pics d’agitation nationaliste et antiparlementaire, au moment notamment de l’affaire Dreyfus (1898 – 1899), puis pendant les années 30 (avec crise du 6 février 1934), mais aussi avec la brève flambée du poujadisme dans les années 1950…

 

Le fait nouveau est que la forme prise aujourd’hui de l’antiparlementarisme n’est plus réservée à une droite ligueuse nationaliste ni à une extrême-gauche révolutionnaire. De façon rampante, parfois inconsciente, le phénomène s’est désormais répandu un peu partout. De nos jours, on n’idolâtre plus la loi comme étant l’expression de la volonté générale, et corollairement, on ne fait plus vraiment confiance à ceux qui adoptent la loi au nom du peuple.

 

Autrefois, avant qu’ils se convertissent au régime représentatif, les Jacobins se méfiaient du mouvement représentatif, et disposaient de différents moyens pour peser sur les représentants. De nos jours aussi, divers procédés sont mis en œuvre pour corriger les défauts de la représentation politique, notamment la manifestation, la grève, le lobbying associatif.

 

  • Une manifestation s’inscrit dans la ligne des journées révolutionnaires d’autrefois, mais dans un mode très édulcoré (pas de massacres). Ainsi, une manifestation peut faire plier une majorité élue par le peuple. L’argument habituel des acteurs de la manifestation, qui rejoint l’idée ancienne de l’idée révolutionnaire de 1792-93 est que « le peuple est dans la rue ». Mais ceci n’est qu’un slogan : une manifestation, même massive, sera toujours minoritaire, face à la majorité silencieuse. En effet, le jour de la manifestation, l’immense majorité du peuple vaque à ses occupations quotidiennes. Le seul moyen de savoir si le peuple est en phase avec les manifestants est le recours au sondage, qui est souvent simpliste et déformant.

 

  • Une grève (autorisée depuis 1864 à condition de respecter la liberté de travail pour ceux qui ne veulent pas y participer) peut avoir pour objet et effet de faire reculer le représentant législateur. Cependant, tout comme les syndicats qui peuvent l’animer, la grève est un instrument de défense d’intérêts particuliers, mis en œuvre par des particuliers (et non pas par le peuple).

 

  • Les associations, très en vogue depuis quelques années, sont elles aussi des groupes de particuliers qui ne sont en rien habilités à s’exprimer au nom du peuple.

 

→ Ces divers moyens de corriger la représentation ne sont pas à proprement parler des moyens démocratiques ; ils ne procèdent de la démocratie que par auto-proclamation. Sauf par un heureux hasard, aucun d’entre eux ne traduit à coup sûr la volonté du peuple ni n’est démocratique en soi. Tout au plus pourraient-ils accompagner une démocratie, contribuer à l’éclairer. Mais en démocratie, si le mot a un sens, c’est le peuple entier qui s’exprime et décide. Or, le peuple lui-même est aussi un objet de méfiance.

 

B / La méfiance envers le peuple

 

Le XXe siècle a renoué avec le référendum (a), mais ce procédé a été considéré comme suspect (b), parce que le peuple lui-même est redevenu suspect (c).

 

  • a) Le retour du référendum

 

Il y a eu trois référendums en 1945-46, puis cinq avec le général de Gaulle. La consultation par oui ou par non est donc entrée en grâce après un purgatoire de 75 ans, dû au souvenir négatif du second empire. Cependant, le choc de la libération et la personnalité propre du général de Gaulle y ont été pour beaucoup.

 

Après 1958, De Gaulle a été critiqué pour ces « dérives plébiscitaires », en particulier pour son abus de l’article 11 de la Constitution. L’inconstitutionnalité commise en octobre 1962 a été lavée, effacée, anéantie par la volonté du peuple souverain. De plus, certes De Gaulle a récidivé en 1969, mais cette récidive a abouti mécaniquement à la démission du président, qui s’est montré cohérent avec lui-même.

 

On reproche souvent à De Gaulle ses chantages à la démission (à l’occasion des référendums), mais aussi de n’avoir posé au peuple que certaines questions. C’est oublier que ce chantage renouait objectivement avec l’idée de mandat impératif, qui était un correctif démocratique possible à la représentation politique, correctif résolument écarté depuis 1789. C’est aussi oublier que par ces référendums, on posait effectivement des questions, = c’est le peuple qui décidait. Autrement dit, l’époque gaullienne a été un moment plutôt démocratique de l’histoire du pays, si on la compare aux époques précédentes et suivantes.

 

  • b) Le déclin du référendum

 

L’article 89 de la Constitution de 1958 prévoyait deux procédés de révision :

 

  • le premier semblait de règle (vote par les deux chambres puis référendum)
  • réunion en congrès à Versailles, vote à la majorité des 3/5.

 

Ce deuxième procédé était destiné à simplifier le processus. Aujourd’hui, l’exception est presque devenue la règle et l’on a assisté à un déclin du référendum constituant. Par exemple, des abandons de la souveraineté destinées à mettre en conformité la France avec l’Union européenne ont été adoptés par le congrès et non par le souverain. C’est ce qui a fait dire au professeur Jean-Marie Denquin que « la liste des choses trop sérieuses pour les confier à la volonté du peuple ne cesse de s’allonger ».

 

Cette tendance bien réelle semble avoir connu deux exceptions, mais en réalité ce sont de fausses exceptions :

 

  • l’adoption du quinquennat en 2000 avait surtout un caractère technique, et n’a guère influé sur la substance profonde de la Constitution.
  • le traité constitutionnel pour l’Europe en 2005, où on a pu croire au retour du « pouvoir du dernier mot » sur une question qui n’était pas constitutionnelle. Cette présomption d’erreur en mai 2005 a été une forme méprisante pour la majorité des votants : le 29 mai 2005, à l’annonce des résultats, Chirac a dit qu’il voulait donner une nouvelle impulsion contre le chômage. Cela signifiait que le président reprochait le vote de la majorité des votants. Dans la nuit suivante, il a voulu inciter les gouvernants européens à poursuivre le processus de ratification du traité, qui avait été rejeté par le peuple.

 

= Souverain ou non, le peuple est aujourd’hui suspect.

 

  • c) Le peuple suspect

 

De nos jours, les hommes politiques, les « sages », les intellectuels se réfèrent à des principes, = à ce qu’il faut penser, mais non pas à ce que veut le peuple. Pourtant, si un référendum doit avoir un résultat conforme aux principes, il est inutile / s’il doit avoir un résultat non conforme, il ne faut pas y avoir recours. Autrement dit, le référendum doit demeurer très exceptionnel voire disparaître de l’arsenal politique.

 

Il y a là non pas un fait nouveau, mais à de vieux réflexes du XIXe siècle, mutation de transposition. Aujourd’hui, la volonté du peuple est jugée potentiellement dangereuse. Le pays, au cours de ses décennies décisives, a connu le progrès, la modernisation, la rationalisation, l’alphabétisation, l’information.

 

Le citoyen électeur d’aujourd’hui vit dans un monde urbanisé et qui a progressé, ne se comporte plus comme autrefois. Par conséquent, il a perdu depuis longtemps ses réflexes unanimistes dont Louis-Napoléon Bonaparte avait su tirer ses plus grands profits. Il est censé avoir aujourd’hui surmonté son ignorance, accédé à la pleine conscience civique. Le peuple français est mieux à même qu’au XIXe siècle de prendre en main son destin pour accéder au bonheur par des moyens politiques. C’est à peu près le programme des Lumières du XVIIIe siècle.

 

Malgré cela, il est devenu politiquement correct de dire que le peuple peut avoir de mauvais penchants, on ne l’exalte plus du tout comme autrefois. De nos jours, comme en 1789, une élite éclairée pense connaître mieux que le peuple la volonté générale. La démocratie au sens fort n’est pas une valeur prioritaire de la République, sauf bien sûr à tordre encore un peu plus le mot.

 

C / La « démocratie constitutionnelle »

 

S’il y a pu y avoir quelques moments où l’idée d’une certaine démocratisation partielle a pu progresser, la courbe est dans l’ensemble plutôt descendante. Certains universitaires influents écartent résolument l’idée qu’il y ait pu y avoir un quelconque déficit démocratique dans les dernières années, mais au contraire une renaissance de la démocratie constitutionnelle, // Conseil constitutionnel, considéré comme un instrument démocratique de la volonté du peuple. Le Conseil constitutionnel produit « une forme démocratique qui le légitime » (Dominique Rousseau).

 

En réalité, la démocratie constitutionnelle relève de l’axiome et non du théorème (le théorème se démontre, ≠ l’axiome). Comment être sûr qu’un organe sans légitimité élective va produire un discours conforme à la volonté du souverain ? Comment le caractère démocratique de l’action du Conseil constitutionnel pourrait résulter d’une définition de la démocratie dont le Conseil constitutionnel serait lui-même l’auteur ?

 

= Le Conseil dit que ce qu’il est fait est de la démocratie, donc c’est de la démocratie. À ce compte, il faudrait par exemple admettre le syllogisme discutable des Jacobins de 1793-94 qui affirmaient en substance : « Nous sommes le peuple, nous sommes au pouvoir donc le peuple est au pouvoir, et la république française est une démocratie ». Il est à craindre que la démocratie constitutionnelle ne soit qu’un sophisme habile qui cache un déclin démocratique.

 

→ Raymond Aron était obligé pour se faire comprendre par ses lecteurs d’utiliser des mots familiers, comme le terme de « démocratie représentative » (oxymore). Mais pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui la « démocratie représentative », Aron préférait préciser sa pensée, et ainsi préférait l’expression de « régime pluraliste constitutionnel ».

 

En effet, la France n’a pas connu la démocratie. Elle a surtout connu un régime représentatif, entrecoupé de rares moments circonstanciels de « démocratie semi-directe ».

 

Aujourd’hui, ce qu’on appelle communément « démocratie » consiste le plus souvent en deux choses contradictoires :

 

  • par le haut, cela consiste le plus souvent à faire le bien du peuple sans le consulter
  • par le bas, cela consiste à empêcher le législateur élu du peuple d’accomplir sa mission.

 

Ce dialogue là n’a rien de démocratique, car c’est un dialogue de sourds. Toute démocratie digne de ce nom doit être marquée par l’existence d’un libre débat, mais actuellement, il n’y a pas de dialogue entre ces deux conceptions.