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L’encadrement des libertés fondamentales

L’encadrement des droits et libertés en temps « normal » et en période exceptionnelle

L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789 énonce que la liberté consiste à « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Les bornes de cette liberté ne peuvent être déterminées que par la loi, ce qui exclut l’idée d’une liberté absolue. Les libertés doivent donc être encadrées pour garantir la coexistence harmonieuse des droits individuels dans la société. Ces modalités d’encadrement varient selon que l’on se trouve en temps normal ou dans des circonstances exceptionnelles.

  • Dans des circonstances normales, les libertés fondamentales sont régies par les lois ordinaires qui en garantissent l’exercice tout en encadrant les abus. Ce régime de droit commun repose sur plusieurs principes :
    • Les restrictions doivent être prévues par la loi, conformément à l’article 34 de la Constitution, qui confie au législateur la tâche de fixer les garanties essentielles des libertés publiques.
    • Toute limitation doit respecter le principe de proportionnalité, consacré notamment par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et des juridictions européennes.
    • Les libertés sont protégées par les juge constitutionnel, administratif et judiciaire, qui veillent au respect des droits fondamentaux.
  • Dans certaines circonstances graves (guerre, catastrophes naturelles…), il peut y avoir l’application de règles exceptionnelles qui affaiblissent les droits et libertés (état de siège, article 16…).

A. Les différents régimes d’encadrement des libertés en temps « normal » : régimes de droit commun

Les droits et libertés fondamentaux sont énoncés dans des termes souvent généraux, qu’il s’agisse des instruments internationaux ou des constitutions nationales. Pour leur donner une portée concrète et les encadrer, des textes législatifs et réglementaires sont nécessaires. Cette régulation vise à concilier l’exercice des droits avec les impératifs de l’ordre public et les exigences de la vie sociale.

1) Le rôle central de la loi dans la régulation des libertés

  • L’expression de la volonté générale : Selon l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, la loi est l’expression de la volonté générale. L’article 4 de la DDHC confère à la loi la fonction de définir les limites de l’exercice des libertés, assurant que celles-ci ne nuisent pas à autrui.
  • L’innovation de la Constitution de 1958 : L’article 34 de la Constitution de la Cinquième République précise que la loi fixe les règles relatives à l’exercice des libertés publiques. Ce principe met en avant le rôle du débat démocratique, conduit au sein des assemblées, pour définir les modalités d’encadrement des libertés.
  • Le contrôle par le Conseil constitutionnel : En tant que gardien de la Constitution, le Conseil constitutionnel veille à ce que la loi respecte les droits et libertés fondamentaux. Il a établi deux principes clés :
    • La loi doit renforcer l’effectivité des libertés : décision Entreprise de presse du 10 octobre 1984.
    • La loi ne doit pas priver de garanties légales les exigences constitutionnelles : décision Maîtrise de l’immigration du 16 août 1993.

Intervention en cas de carence législative : Si le législateur n’intervient pas pour encadrer une liberté, le pouvoir réglementaire peut combler cette lacune. Le juge administratif valide cette approche, en veillant toutefois à ce que les mesures réglementaires respectent les principes constitutionnels.

2) Les trois régimes juridiques d’encadrement des libertés

Les modalités d’encadrement des libertés varient selon le régime juridique appliqué. Trois régimes principaux existent, allant du plus restrictif au plus libéral.

1. Le régime préventif de l’autorisation

C’est le régime le plus restrictif, dans lequel l’individu ne peut exercer une liberté qu’après avoir obtenu une autorisation préalable de l’administration. Ce contrôle préalable vise à prévenir les risques liés à l’exercice de certaines libertés.

  • Caractéristiques :
    • L’autorisation préalable est une condition sine qua non pour exercer le droit ou la liberté concernée.
    • Ce régime est souvent appliqué pour des libertés susceptibles d’avoir des impacts importants sur l’ordre public ou la morale publique.
  • Exemples :
    • Liberté cinématographique : La diffusion d’un film est soumise à un visa d’exploitation délivré par le ministre de la Culture, afin de prévenir les atteintes à la moralité ou à l’ordre public.
    • Liberté d’aller et venir : L’obtention du permis de conduire est une condition préalable pour circuler avec un véhicule motorisé.

2. Le régime de la déclaration préalable

C’est un régime intermédiaire, dans lequel l’exercice d’une liberté n’est pas conditionné à une autorisation, mais nécessite une déclaration à l’administration. Cette dernière est simplement informée et ne peut pas empêcher l’exercice de la liberté, sauf dans des cas particuliers.

  • Caractéristiques :
    • L’administration est informée des modalités d’exercice de la liberté, ce qui lui permet d’intervenir en cas de problème.
    • La déclaration n’implique pas d’autorisation, sauf si des conditions spécifiques sont prévues.
  • Exemples :
    • Liberté d’association : Depuis la loi du 1er juillet 1901, la création d’une association nécessite une déclaration auprès de la préfecture. Le préfet est tenu de délivrer un récépissé dès lors que les formalités sont respectées.
      • Décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 : la loi ne peut soumettre la liberté d’association à un régime d’autorisation, car cela contreviendrait à un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République (PFRLR).
    • Rave parties : En vertu d’une loi de 2001, l’organisation de ces événements doit faire l’objet d’une déclaration préalable auprès du préfet. Celui-ci peut, sous certaines conditions, suspendre la délivrance du récépissé pour vérifier les conditions de sécurité.

3. Le régime répressif

C’est le régime le plus libéral, où l’exercice des libertés est présumé libre. L’administration n’intervient que a posteriori, en sanctionnant les abus ou les violations des règles.

  • Caractéristiques :
    • La liberté est exercée de manière autonome, sans formalités préalables.
    • Les sanctions interviennent uniquement en cas d’abus ou de trouble à l’ordre public.
  • Exemples :

    • Liberté de réunion : Elle ne nécessite aucune autorisation préalable. Cependant, en cas de troubles ou de violences, des sanctions peuvent être prononcées.
    • Liberté d’aller et venir : Les déplacements à vélo ne nécessitent pas de formalités. Toutefois, un cycliste peut être sanctionné s’il enfreint le Code de la route.

B. Les règles exceptionnelles : affaiblissement des droits et libertés

Dans certaines circonstances graves, les droits et libertés peuvent être temporairement limités au nom de la préservation de l’ordre public et de la sécurité nationale. Ces régimes d’exception sont prévus par la Constitution et le droit positif français.

 

1. Article 16 de la Constitution

L’article 16 de la Constitution de 1958 confère au président de la République des pouvoirs exceptionnels, lui permettant de concentrer entre ses mains les trois fonctions de l’État : législative, exécutive et réglementaire. Il peut être activé lorsque deux conditions cumulatives sont réunies :

  1. Une menace grave et immédiate pèse sur les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire ou l’exécution des engagements internationaux.
  2. Le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu.

Le Président doit informer la Nation et consulter le Premier ministre, les présidents des deux chambres et le Conseil constitutionnel avant de mettre en œuvre cet article.

Révision de 2008

La révision constitutionnelle de 2008 a introduit un encadrement des pouvoirs conférés par l’article 16, en prévoyant des mécanismes de contrôle :

  • Après 30 jours d’exercice, le Conseil constitutionnel peut être saisi (par 60 députés ou sénateurs, ou par les présidents des assemblées) pour vérifier que les conditions d’application restent réunies.
  • Après 60 jours, cet examen devient automatique.

Historique d’application

L’article 16 n’a été utilisé qu’une seule fois, par le général de Gaulle, lors du putsch des généraux en Algérie en 1961. Bien que la crise ait pris fin en juin, les pleins pouvoirs ont été maintenus jusqu’en septembre, suscitant des critiques sur la prolongation injustifiée de mesures restrictives.

Risques pour les libertés

L’article 16 donne des pouvoirs extrêmement larges au président, qui peut :

  • Prendre des mesures à portée législative ;
  • Modifier des règlements ;
  • Décider de procédures juridiques dérogatoires.

Ce mécanisme, bien qu’encadré, est une source potentielle de dérives, car il limite considérablement les droits individuels et la séparation des pouvoirs.

 

  • 2. L’état de siège : article 36 de la Constitution

L’état de siège est prévu à l’article 36 de la Constitution et encadré par le Code de la défense. Il est déclaré par décret en Conseil des ministres, dans deux situations spécifiques :

  1. Péril imminent résultant d’une guerre étrangère ;
  2. Insurrection armée.

Pour une prolongation au-delà de 12 jours, une autorisation parlementaire est nécessaire.

Effets de l’état de siège

L’état de siège transfère les pouvoirs des autorités civiles aux autorités militaires, avec des conséquences majeures :

  • Renforcement des pouvoirs de police : les militaires peuvent interdire des publications, des réunions ou procéder à des perquisitions sans autorisation judiciaire.
  • Extension des compétences des tribunaux militaires, qui peuvent juger des civils pour certains délits.

Historique d’application

  • Première Guerre mondiale (1914-1918) et Seconde Guerre mondiale (1939-1945) : l’état de siège a été décrété pour faire face aux menaces extérieures.
  • Son usage est devenu rare depuis l’avènement de la Cinquième République.

Impact sur les libertés

L’état de siège représente une suspension partielle des droits fondamentaux, notamment en matière de liberté d’expression, de réunion et de sûreté.

 

3. L’état d’urgence

Bien qu’il ne soit pas mentionné dans la Constitution, l’état d’urgence est un régime d’exception spécifique au droit français, prévu par la loi de 1955 (voir développement détaillé plus haut). Il est déclenché en cas de péril grave pour l’ordre public ou de calamité publique, permettant le renforcement des pouvoirs des autorités administratives.

a) En droit français : l’état d’urgence dans la loi de 1955

L’état d’urgence est une mesure exceptionnelle prévue par la loi du 3 avril 1955 (modifiée plusieurs fois), qui confère des pouvoirs accrus aux autorités administratives en cas de crise majeure. Cette mesure peut être décrétée lorsque la situation présente une gravité particulière.

Conditions de mise en œuvre

  • Déclaration : L’état d’urgence est déclaré par décret du président de la République en Conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire national, dans deux hypothèses :
    1. Un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public.
    2. Des événements présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamité publique, comme des catastrophes naturelles.
  • Prorogation : Au-delà de 12 jours, l’état d’urgence ne peut être maintenu qu’après approbation par le Parlement, par une loi fixant sa durée.

Conséquences juridiques

  • Renforcement des pouvoirs des préfets :
    • Instauration de couvre-feux.
    • Fermeture de certains lieux publics.
    • Assignations à résidence.
  • Renforcement des pouvoirs du ministre de l’Intérieur : possibilité de restreindre la liberté de réunion ou de procéder à des perquisitions administratives.

Application historique

  • Algérie (1955) : Première application dans le contexte de la guerre d’Algérie.
  • Nouvelle-Calédonie (1985) : Pendant les troubles liés aux revendications indépendantistes.
  • Métropole (2005) : Lors des émeutes dans certaines banlieues françaises. Un décret de 2006 y a mis fin.

Contrôle juridictionnel

  • Recours contre le décret :
    • Dans l’arrêt CE, 24 mars 2006, Rolin, le Conseil d’État a jugé que le décret déclarant l’état d’urgence n’est pas un acte de gouvernement. Il peut donc faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
    • Cependant, si le décret a été prorogé par une loi, il acquiert une valeur législative et échappe au contrôle du juge administratif.
  • Mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence :
    • Le Conseil d’État contrôle leur légalité, leur proportionnalité, et leur conformité à la loi de 1955.
    • Il vérifie également leur compatibilité avec l’article 15 de la CEDH, qui autorise les dérogations sous strictes conditions.

b) En droit européen : l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)

L’état d’urgence en droit européen trouve son fondement dans l’article 15 de la CEDH, qui permet aux États parties de déroger à leurs obligations en cas de danger public menaçant la vie de la nation.

Conditions de dérogation

  • Danger public exceptionnel et imminent : Interprétation stricte selon la CEDH.
    • Arrêt CEDH, 1er juillet 1961, Lawless c/ Irlande : La Cour a défini le danger public comme une crise exceptionnelle affectant l’ensemble de la population et menaçant la vie de la communauté.
  • Proportionnalité : Les mesures dérogatoires doivent être strictement nécessaires pour répondre à la crise.
  • Compatibilité avec d’autres obligations internationales : Les mesures ne doivent pas violer d’autres engagements juridiques internationaux.
  • Notification obligatoire : L’État doit informer le Secrétaire général du Conseil de l’Europe des mesures prises et des raisons les justifiant.

Droits intangibles

Certains droits protégés par la CEDH sont intangibles et ne peuvent jamais faire l’objet de dérogations, même en cas d’état d’urgence :

  • Droit à la vie (article 2), sauf pour des décès résultant d’actes licites de guerre.
  • Interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (article 3).
  • Interdiction de l’esclavage et du travail forcé (article 4).
  • Légalité des délits et des peines et non-rétroactivité de la loi pénale (article 7).

Droits limitables en temps normal

La CEDH permet déjà, hors circonstances exceptionnelles, des limitations proportionnées de certains droits, comme :

  • La liberté de réunion et d’association.
  • La liberté d’expression.
  • Le droit au respect de la vie privée et familiale.

c) Analyse comparative et enjeux actuels

  1. Contrôle juridictionnel : En France, le Conseil d’État contrôle les mesures individuelles et vérifie leur conformité à la loi et à la Constitution, tandis que les juridictions européennes effectuent un contrôle plus global, notamment sur la nécessité et la proportionnalité des dérogations à la CEDH.
  2. Critères de légitimité : En droit européen, les critères pour invoquer l’état d’urgence sont plus stricts qu’en droit français. La jurisprudence européenne impose une appréciation rigoureuse de la nécessité et de la proportionnalité des mesures.
  3. Modernisation : Les crises contemporaines, notamment liées au terrorisme ou aux pandémies, ont conduit à une redéfinition des états d’urgence en droit interne et à un dialogue renforcé avec les institutions européennes pour éviter les abus.

En conclusion, l’état d’urgence, qu’il soit défini par le droit français ou européen, offre un cadre juridique pour répondre aux crises graves. Toutefois, il reste soumis à des conditions strictes pour prévenir les atteintes injustifiées aux droits fondamentaux.

Quels sont les enjeux des régimes d’exception ?

  • Proportionnalité : L’utilisation des régimes d’exception suscite régulièrement des débats sur leur proportionnalité et leur respect des libertés fondamentales.
  • Encadrement juridique : Les réformes récentes, comme celles de 2008, visent à limiter les abus et à garantir un contrôle institutionnel accru.
  • Dialogue avec le droit européen : Les régimes d’exception doivent être compatibles avec les engagements internationaux de la France, notamment la Convention européenne des droits de l’homme (article 15).

Isa Germain

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