Le fonctionnement du régime de la IIIe République (1875-1940) :
La IIIe République est profondément marquée par deux grandes dynamiques : d’une part, un déséquilibre institutionnel, avec la domination écrasante du pouvoir législatif, et d’autre part, l’émergence et la consolidation d’un libéralisme politique.
Les lois constitutionnelles de 1875 marquent un tournant décisif pour la IIIe République, jetant les bases de son organisation politique et institutionnelle. Trois lois successives définissent ce cadre : celle du 24 février, consacrée au Sénat, celle du 25 février, qui régit l’organisation des pouvoirs publics, et celle du 16 juillet, axée sur les rapports entre ces pouvoirs.
&1 : le déséquilibre institutionnel au profit du législatif
Sous la IIIe République, le pouvoir législatif acquiert une domination quasi absolue, reléguant l’exécutif à un rôle subordonné. Ce déséquilibre institutionnel résulte de la Constitution Grévy, qui instaure un parlementarisme absolu, renforcé par la légitimité populaire exclusive des assemblées. Le parlement concentre une grande partie des pouvoirs, y compris l’initiative et l’adoption des lois, tout en contrôlant étroitement l’exécutif, affaibli par l’abandon du droit de dissolution et la dépendance aux majorités parlementaires. Ce contexte, couplé à une instabilité chronique et à l’usage occasionnel des décrets-lois, illustre l’hégémonie législative sur l’équilibre républicain.
- [PDF] Cours gratuit de Droit constitutionnel
- La IVe République (1946-1958), un régime instable
- Les difficiles débuts de la IIIe République (1875-1940)
- Le régime politique de la IIIe République
- La naissance du libéralisme
- La période révolutionnaire (1789-1814)
- Le régime présidentiel, la séparation stricte des pouvoirs
A] La toute puissance du pouvoir législatif
Sous la IIIe République, le régime parlementaire évolue vers une domination quasi absolue du pouvoir législatif, au détriment de l’exécutif. Cette suprématie parlementaire découle de plusieurs mécanismes institutionnels et pratiques, et contraste fortement avec l’équilibre recherché par les lois constitutionnelles de 1875.
a) Un parlementarisme absolu instauré par la Constitution Grévy
La Constitution Grévy a consolidé un parlementarisme absolu, dans lequel le parlement occupe une position prépondérante. Ce déséquilibre trouve son origine dans un affaiblissement graduel du pouvoir exécutif et une concentration des pouvoirs autour du législatif.
- Légitimité populaire exclusive du parlement
- Le parlement est le seul organe constitutionnel élu au suffrage universel, ce qui lui confère une légitimité démocratique incontestable.
- En comparaison, le Président de la République est élu par les chambres parlementaires, ce qui le prive d’une base électorale directe et affaiblit son autorité.
- Un pouvoir législatif étendu et hégémonique
- Le parlement dispose de l’initiative, de la délibération et de l’adoption des lois, mais son influence dépasse le cadre traditionnel du législatif.
- Le domaine de la loi, indéfini par les lois constitutionnelles de 1875, permet au parlement d’intervenir dans une multitude de secteurs, y compris ceux qui relèveraient normalement du pouvoir réglementaire.
- Subordination du pouvoir réglementaire
- Le pouvoir réglementaire, détenu par le Président de la République et le gouvernement, ne peut être exercé qu’en vertu d’une loi préalable.
- Cette dépendance empêche l’exécutif d’agir de manière autonome et renforce l’hégémonie du parlement sur l’ensemble de l’action publique.
- Un contrôle parlementaire renforcé
- Le parlement peut engager la responsabilité politique des ministres ou du conseil des ministres à travers des interpellations et des questions, ce qui rend l’exécutif constamment vulnérable.
- En parallèle, le chef de l’État s’est privé de l’usage de son droit de dissolution de la chambre des députés, prévu pourtant par les lois constitutionnelles. Cette renonciation déséquilibre davantage les rapports entre les deux pouvoirs.
b) Les effets du déséquilibre : instabilité et transfert partiel des compétences législatives
La domination parlementaire a eu des conséquences majeures sur le fonctionnement institutionnel :
- Instabilité gouvernementale liée à la double responsabilité
- Le gouvernement est politiquement responsable devant les deux chambres, ce qui accroît son instabilité.
- Des gouvernements ayant la confiance de la chambre des députés ont été contraints à la démission en raison de l’hostilité du Sénat, illustrant l’influence disproportionnée du législatif.
- Un dessaisissement progressif au profit de l’exécutif
- Face aux crises économiques et sociales, le parlement a recours à des mécanismes comme les lois de plein pouvoir et les décrets-lois, permettant au gouvernement de prendre des mesures normalement réservées au législatif.
c) Les lois de plein pouvoir et les décrets-lois : une réponse pragmatique
- Les lois de plein pouvoir
- Ces lois autorisent le gouvernement à légiférer temporairement sur des sujets relevant normalement de la compétence du parlement. Elles apparaissent souvent dans des contextes d’urgence, pour répondre à des crises économiques ou sociales majeures.
- Les décrets-lois
- Les décrets-lois permettent au gouvernement de prendre des actes réglementaires ayant force de loi. Bien que critiqués pour leur ambiguïté juridique, ils sont utilisés pour accélérer le traitement de situations complexes.
-
Un renforcement temporaire du pouvoir exécutif
- Ces mécanismes, bien que contraires à l’esprit des lois constitutionnelles de 1875, ont permis de redonner un rôle actif au pouvoir exécutif, longtemps marginalisé.
B] La mise en retrait et la subordination du pouvoir exécutif sous la IIIe République
La Troisième République se distingue par un affaiblissement marqué du pouvoir exécutif, symbolisé par la marginalisation progressive du Président de la République et la fragilité institutionnelle du conseil des ministres. Trois aspects principaux illustrent cette subordination du pouvoir exécutif au parlement.
a) L’effacement progressif du Président de la République
Sous la IIIe République, la fonction présidentielle perd son influence et devient largement honorifique. Ce déclin résulte d’une combinaison de facteurs institutionnels et politiques :
- Une légitimité limitée
- Contrairement à une élection au suffrage universel direct, le Président de la République est élu par les assemblées parlementaires, ce qui le prive d’une légitimité populaire et d’une capacité à mener une politique indépendante.
- Une perte d’influence en politique étrangère
- Si la Constitution confère au Président un rôle dans les affaires diplomatiques, cette prérogative est progressivement exercée par le gouvernement et les ministres, marginalisant davantage le chef de l’État.
- Un droit de dissolution inexistant en pratique
- Bien que les lois constitutionnelles de 1875 lui accordent le pouvoir de dissoudre la chambre des députés, cette faculté disparaît de facto, la dissolution étant perçue comme un acte anti-démocratique.
- Une dépendance aux majorités parlementaires
- Le Président ne peut ni choisir librement ses ministres ni s’opposer à leur démission lorsque les majorités parlementaires se fragmentent. Les gouvernements se forment et tombent en fonction des alliances politiques au sein du parlement, réduisant le rôle du Président à un simple spectateur.
- Un rôle purement formel dans le gouvernement
- En théorie, le Président de la République préside le conseil des ministres, mais cette prérogative est surtout symbolique. Les décisions réelles sont prises par le président du conseil et les ministres, laissant au chef de l’État des pouvoirs d’exécution mineurs.
b) La fragilité institutionnelle du conseil des ministres
L’instabilité gouvernementale est une caractéristique majeure de la IIIe République, causée par des dysfonctionnements structurels et politiques :
- Une instabilité chronique
- Entre 1871 et 1940, pas moins de 140 gouvernements se succèdent, certains ne durant que quelques semaines. Cette instabilité est alimentée par l’absence de mécanismes clairs pour encadrer la responsabilité politique du gouvernement devant le parlement.
- Des démissions incontrôlées
- Le gouvernement peut être contraint de démissionner sans qu’un vote formel de défiance ne soit nécessaire. Les causes incluent :
- Le rejet d’un projet de loi crucial par une majorité relative.
- L’annonce implicite par le gouvernement de sa volonté de démissionner en cas de rejet d’un texte.
- Les fractures internes au sein des coalitions parlementaires soutenant le gouvernement.
- Le gouvernement peut être contraint de démissionner sans qu’un vote formel de défiance ne soit nécessaire. Les causes incluent :
- Le multipartisme et la volatilité des alliances
- La Troisième République est marquée par un multipartisme exacerbé, favorisant la formation de coalitions fragiles. Ces alliances, souvent opportunistes, se dissolvent rapidement, provoquant des renversements fréquents de gouvernement.
c) L’absence de statut juridique du président du conseil des ministres
La faiblesse de l’exécutif est accentuée par l’ambiguïté juridique entourant la fonction de président du conseil des ministres :
- Une fonction non prévue par la Constitution
- Les lois constitutionnelles de 1875 ne mentionnent pas explicitement la fonction de président du conseil. Le conseil des ministres, selon les textes, est en principe présidé par le Président de la République, sauf en cas d’empêchement.
- Une absence de pouvoirs propres
- Le président du conseil ne dispose d’aucune prérogative spécifique pour imposer sa volonté. Il se contente souvent de gérer les affaires courantes et de coordonner les ministres, sans réelle capacité décisionnelle.
- Un rôle subordonné
- En pratique, le président du conseil est soumis aux mêmes contraintes que le gouvernement dans son ensemble : il dépend des coalitions parlementaires pour conserver sa position et ne peut imposer une ligne politique claire face aux divergences internes.
Conclusion : La Troisième République incarne un affaiblissement institutionnel du pouvoir exécutif, marqué par l’effacement du Président de la République, l’instabilité du conseil des ministres et l’absence de cadre juridique clair pour le président du conseil. Ces failles reflètent une suprématie du parlement, dans un système où l’exécutif reste prisonnier des alliances politiques fluctuantes et des crises gouvernementales répétées. Cette faiblesse structurelle sera une des causes de la chute de la Troisième République en 1940.
&2 – L’essor du libéralisme politique sous la IIIe République
La Troisième République constitue une période marquée par une montée en puissance du libéralisme politique, malgré les crises importantes qui l’ont jalonnée. Cette phase est caractérisée par deux dynamiques principales : le renforcement des libertés individuelles et collectives, ainsi que le développement du pluralisme politique, façonnant ainsi un régime plus ouvert et participatif.
A. Le renforcement des libertés
Sous la IIIe République, une série de lois et réformes vient consacrer les libertés fondamentales et renforcer l’État de droit. Ces évolutions reflètent la volonté d’instaurer un régime politique stable et démocratique.
- Les grandes lois sur les libertés
- Liberté de la presse : La loi du 29 juillet 1881, toujours en vigueur aujourd’hui dans ses grandes lignes, garantit une large liberté d’expression, limitant les restrictions aux délits spécifiques tels que la diffamation ou l’incitation à la haine.
- Liberté de réunion : Les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 facilitent l’organisation de réunions publiques sans autorisation préalable, consolidant un espace de débat démocratique.
- Liberté syndicale : La loi du 21 mars 1884, dite loi Waldeck-Rousseau, reconnaît officiellement le droit de former des syndicats, un pilier des droits sociaux.
- Liberté d’association : La loi du 1er juillet 1901 constitue une avancée majeure, en permettant la création d’associations sans autorisation préalable, contribuant à l’essor des organisations de la société civile.
- Liberté de culte et de religion : La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État consacre la laïcité de l’État, garantissant à la fois la liberté de conscience et l’égalité des cultes devant la loi.
- L’émergence du recours pour excès de pouvoir
- Sur le plan juridictionnel, le recours pour excès de pouvoir se développe, permettant à tout citoyen de contester devant le juge administratif les actes ou décisions des autorités publiques jugés contraires à la loi. Cette innovation contribue à la protection des libertés individuelles face à l’administration.
- La décentralisation et les libertés locales
- La IIIe République amorce un important mouvement de décentralisation, renforçant les libertés locales.
- La loi du 10 août 1871 confère aux conseils généraux une autonomie accrue pour la gestion des départements.
- La loi du 5 avril 1884 donne aux conseils municipaux des compétences élargies, tout en instaurant le maire élu comme une figure centrale de l’administration locale.
- La IIIe République amorce un important mouvement de décentralisation, renforçant les libertés locales.
B. Le développement du pluralisme politique
La IIIe République est également marquée par une transformation du paysage politique français, caractérisée par la multiplication des partis politiques et l’essor du multipartisme.
- L’essor du multipartisme
- Sous la IIIe République, les partis politiques se diversifient et se multiplient, reflétant une société plus engagée et politisée. Ces formations couvrent tout le spectre politique, des monarchistes aux républicains, en passant par les socialistes et les radicaux.
- Cette dynamique aboutit à une compétition acharnée entre les partis pour accéder au pouvoir, contribuant à structurer le débat public mais aussi à fragiliser les gouvernements.
- Les limites structurelles des partis politiques
- Malgré leur prolifération, les partis politiques de l’époque restent souvent peu structurés, reposant davantage sur des personnalités fortes que sur des programmes ou des bases militantes solides.
- Cette faiblesse organisationnelle explique en partie l’instabilité parlementaire chronique : les coalitions se font et se défont rapidement, rendant difficile la constitution de majorités durables.
- Les gouvernements de concentration républicaine
- Face à la montée des extrêmes, la IIIe République privilégie souvent des gouvernements de concentration républicaine, regroupant les forces modérées (radicaux, SFIO, MRP) tout en excluant les partis extrémistes, tels que les monarchistes ou les communistes.
- Si cette stratégie permet de stabiliser provisoirement le régime, elle a l’inconvénient de limiter les choix politiques pour les électeurs, les coalitions successives adoptant des politiques relativement proches les unes des autres.
En conclusion : La IIIe République incarne l’essor du libéralisme politique en France, consolidant des libertés fondamentales et favorisant l’émergence d’une démocratie pluraliste. Toutefois, ce contexte libéral est marqué par des défis importants, notamment l’instabilité gouvernementale liée au multipartisme et aux faiblesses organisationnelles des partis. Malgré ces limites, la Troisième République a durablement marqué l’histoire politique française en jetant les bases d’un régime démocratique moderne.