Le juge, protecteur des libertés publiques

Le statut juridictionnel national des libertés publiques.

Le système français de protection des libertés publiques s’organise autour de deux ordres de juridictions, judiciaire et administratif, un dualisme historique et complexe qui s’explique par le principe de séparation des pouvoirs hérité de la Révolution française. À l’inverse de nombreux pays qui se contentent d’un seul ordre juridictionnel (généralement judiciaire) pour défendre les droits et libertés, la France dispose de juridictions administratives spécialisées pour connaître des litiges impliquant l’administration. Toutefois, cette spécificité engendre parfois des situations compliquées, sources de débats quant à l’efficacité et à la célérité de la protection des libertés fondamentales.

Dans un premier temps, il faut souligner que la juridiction administrative n’est pas un monde à part, étranger à tout contrôle : elle obéit à des règles procédurales strictes, peut être censurée par des autorités supérieures (comme le Tribunal des conflits ou la Cour européenne des droits de l’homme), et doit elle-même faire respecter la légalité dans le cadre de sa mission de régulation des rapports entre l’administration et les administrés. Ensuite, le principe de séparation des pouvoirs, souvent interprété en faveur de la compétence de la juridiction administrative, limite parfois l’intervention du juge judiciaire, notamment face à certains actes pris par l’administration ou en cas de conflits de compétence. Enfin, la dualité juridictionnelle peut, dans certains dossiers, rallonger les délais de jugement, suscitant des interrogations quant au délai raisonnable de procédure exigé par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

Le Conseil d’État : une institution à la fois administrative et juridictionnelle

  • Le Conseil d’État remplit un rôle particulier, car il est à la fois conseiller du gouvernement sur les projets de loi et juge suprême de l’ordre administratif. Cette double attribution a suscité des critiques sur un éventuel mélange des genres, toutefois le système français a toujours considéré que la haute juridiction administrative était apte à concilier ces deux missions.
  • Malgré les apparences, le Conseil d’État n’échappe pas non plus à toute forme de contrôle : ses décisions peuvent faire l’objet de recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, si une violation d’un droit garanti par la Convention est alléguée, et le Tribunal des conflits peut intervenir lorsque se pose une question de compétence entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif.

A – La primauté du statut judiciaire pour la protection des libertés publiques

Un rôle naturellement protecteur

  • Dans nombre d’États, on ne trouve pas d’autre juge que le juge judiciaire pour assurer la garantie des droits fondamentaux. En France, l’émergence d’un ordre administratif est venue s’y superposer, mais le juge judiciaire demeure historiquement et constitutionnellement le gardien de certaines libertés essentielles.
  • L’article 66 de la Constitution consacre explicitement le juge judiciaire comme gardien de la liberté individuelle en proclamant que « nul ne peut être arbitrairement détenu » et en confiant à l’autorité judiciaire la charge de faire respecter ce principe. Les décisions du Conseil constitutionnel (12 janvier 1977 ou 29 décembre 1983 notamment) ont élargi cette notion de liberté individuelle à divers champs : liberté d’aller et venir, respect de la vie privée, inviolabilité du domicile, secret des correspondances, protection de l’intégrité physique, etc.
  • Le juge judiciaire est donc perçu comme le protecteur naturel des libertés publiques, même si, en pratique, il n’a pas toujours pu exercer pleinement cette fonction en raison de la théorie des conflits ou de certaines limites imposées par la jurisprudence administrative.

L’indépendance du juge judiciaire

  • L’indépendance constitutionnelle des magistrats du siège est garantie par les articles 64 et 65 de la Constitution, qui instaurent le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
  • Depuis sa réforme progressive, notamment par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 (entrée en vigueur le 23 janvier 2011), le CSM n’est plus présidé par le Président de la République, mais par le premier président de la Cour de cassation pour la formation compétente à l’égard des magistrats du siège, et par le procureur général près la Cour de cassation pour la formation relative aux magistrats du parquet.
  • Le CSM se prononce sur la carrière des magistrats (nominations, promotions) et en matière disciplinaire. Il est essentiel à la préservation des libertés publiques, car un juge soumis au pouvoir politique ne pourrait garantir efficacement les droits individuels.
  • Depuis la révision constitutionnelle de 2008, tout justiciable peut, par ailleurs, saisir directement le CSM pour dénoncer un manquement d’un magistrat à ses devoirs.

Les difficultés liées à la compétence judiciaire

  • De longue date, le juge judiciaire s’est trouvé entravé dans sa mission de protecteur des libertés en raison de la théorie des conflits : chaque fois qu’un acte administratif entrait en jeu, la juridiction administrative revendiquait sa compétence, amenant parfois de longues querelles qui retardent la décision finale.
  • Malgré les dispositions fortes de l’article 66 de la Constitution, la séparation des autorités administratives et judiciaires (héritée de la loi des 16 et 24 août 1790) a longtemps favorisé le juge administratif pour connaître d’un grand nombre d’actes potentiellement attentatoires aux libertés.

B – L’importance de la jurisprudence et des notions clés dans la protection des libertés

  1. La théorie de la voie de fait
  • La voie de fait est un mécanisme qui autorise le juge judiciaire à se déclarer compétent dans des situations où l’administration, par un acte ou une mesure manifestement insusceptible de se rattacher à un texte légal ou réglementaire, porte une atteinte grave à une liberté fondamentale.
  • À l’origine, deux hypothèses majeures caractérisaient la voie de fait :
    • L’exécution irrégulière d’un acte qui, en lui-même, pouvait être régulier.
    • Un acte totalement étranger à la sphère légale ou réglementaire, s’apparentant à une action arbitraire de l’administration.
  • Toutefois, la jurisprudence a progressivement restreint cette notion. Le Tribunal des conflits, dans ses décisions ultérieures (par exemple, 27 mars 1952, Dame de la Murette), a privilégié le recours au juge administratif lorsque des circonstances exceptionnelles pouvaient être invoquées. La décision Bergoend c. ERDF (TC, 17 juin 2013) a encore resserré les critères de la voie de fait, exigeant une atteinte entraînant l’extinction d’un droit de propriété ou une atteinte à une liberté individuelle au sens strict (entendant souvent par là la privation de liberté physique).
  • Ainsi, la voie de fait a perdu de son ampleur, car la jurisprudence administrative s’est ouvertement reconnue compétente pour constater et indemniser certaines atteintes qui relevaient auparavant du juge judiciaire.
  1. Le principe de la légalité
  • Traditionnellement, le juge pénal était autorisé à contrôler et interpréter la légalité des règlements de police (Cass. Crim., 3 août 1810). Le code pénal punit ainsi les infractions commises « en violation des règlements légalement faits », ce qui implique la faculté pour le juge judiciaire de vérifier la validité de ces textes.
  • Cependant, le Tribunal des conflits, notamment dans l’arrêt Septfonds (16 juin 1923), a posé des limites à ce contrôle du juge judiciaire, en distinguant les actes réglementaires (qui peuvent être interprétés par le juge judiciaire) et les actes individuels (dont la légalité ne peut être contrôlée par le juge judiciaire que dans des hypothèses restreintes).
  • Au fil du temps, la Cour de cassation a affirmé la compétence de la juridiction pénale pour apprécier la légalité même des actes individuels lorsqu’ils servent de base à des poursuites pénales (arrêts Dame Roux, Vuckovic). Aujourd’hui, le code de procédure pénale entérine un élargissement des prérogatives du juge judiciaire, l’autorisant à écarter l’application d’un acte administratif illégal si la solution de l’affaire pénale en dépend.
  1. Le mécanisme de la responsabilité pénale
  • Un autre levier de protection des libertés publiques réside dans la possibilité de poursuivre pénalement les agents publics lorsqu’ils violent gravement les droits fondamentaux (détentions arbitraires, atteintes à l’intégrité physique, etc.). Cependant, la mise en cause pénale d’un agent de l’administration s’est longtemps heurtée à des freins juridiques.
  • L’article 75 de la Constitution de l’an VIII imposait qu’aucune poursuite ne pouvait être engagée contre un fonctionnaire sans autorisation préalable du Conseil d’État. Cette disposition était initialement justifiée par une lecture stricte du principe de séparation des pouvoirs, mais elle a souvent conduit à protéger abusivement certains actes, voire des abus caractérisés.
  • Malgré l’abrogation de cet article et plusieurs réformes (ordonnance de 1828, décret-loi de 1870), la jurisprudence administrative a créé ou maintenu des obstacles : la distinction faute de service / faute personnelle, l’intervention fréquente du conflit positif, etc.
  • Des modifications législatives successives ont tenté de renforcer le juge judiciaire (loi du 7 février 1933, article 112 du code d’instruction criminelle, article 136 du code de procédure pénale). Toutefois, le Tribunal des conflits a parfois réduit leur portée en estimant que le juge judiciaire ne devait pas se prononcer sur la légalité de l’acte administratif en cause, sauf atteinte grave à la liberté individuelle.

C – La complexité du dualisme juridictionnel à l’aune de la Convention européenne des droits de l’homme

  • L’article 6 § 1 de la CEDH exige que toute personne ait droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et dans un délai raisonnable. Or, la multiplicité des étapes procédurales, renforcée par la coexistence de deux ordres de juridictions, peut entraîner un véritable allongement du temps de traitement d’un litige.
  • Certains estiment donc que ce dual système risque de se heurter aux exigences de la Convention lorsqu’un requérant doit naviguer entre le juge administratif et le juge judiciaire pour faire reconnaître ses droits. Bien que des mécanismes de simplification existent (recours préjudiciel, Tribunal des conflits), la critique persiste concernant le risque d’incohérence jurisprudentielle ou de multiplication des délais, au détriment de la protection rapide et efficace des libertés.
  • Pour autant, les juridictions françaises s’efforcent de se conformer aux standards européens. Elles développent peu à peu des mécanismes de coordination (protocoles, circulaires sur la gestion des conflits de compétence, etc.) afin de limiter les retards et l’insécurité juridique pour les justiciables.

Résumé : L’architecture institutionnelle française, partagée entre l’ordre administratif et l’ordre judiciaire, façonne un statut juridictionnel national des libertés publiques parfois complexe à manier. Bien que le juge judiciaire occupe une place essentielle dans la protection de la liberté individuelle, la présence d’un juge administratif compétent pour la quasi-totalité des actes de l’administration peut restreindre l’intervention judiciaire classique. Des instruments tels que la voie de fait, le contrôle de la légalité par les juridictions pénales et la responsabilité pénale des agents publics illustrent le rôle de la juridiction judiciaire, mais leurs contours ont souvent été limités par la jurisprudence administrative et la théorie des conflits. L’évolution du Conseil supérieur de la magistrature garantit davantage l’indépendance du juge judiciaire, néanmoins, la dualité juridictionnelle demeure source de débats, notamment au regard des obligations de la France en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme sur le respect du délai raisonnable.

 

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