Les conditions d’application de l’exception d’ordre public et ses effets
L’exception d’ordre public international est relevée par le juge , elle a pour fonction d’empêcher la perturbation que risque de produire l’application ou la reconnaissance de normes étrangères dont le contenu heurterait les conceptions dominantes de l’ordre juridique du for. L’exception suppose donc que soit enclenché le mécanisme du jeu de la règle de conflit et, dans une seconde étape, l’ordre public international constitue un mécanisme d’éviction de la loi étrangère normalement compétente lorsque les dispositions de celle-ci heurtent la conception française de l’ordre public international français, de sorte que ces normes étrangères « ne saurai[ent] avoir d’efficacité en France » (1re Civ., 23 janvier 1979). Le juge procède alors à une substitution de la loi française à la loi étrangère. Pour faire intervenir l’ordre public, le juge prend en considération les liens, plus ou moins proches, entretenus entre la situation juridique et le for.
- Les conditions d’intervention de l’exception
La loi étrangère doit être concrètement contraire à l’ordre public. Ce qui déclenche le jeu de l’exception de l’ordre public, ce n’est pas le contenu en soi de la loi étrangère, mais c’est le résultat auquel conduirait son application en l’espèce. C’est ce résultat qui doit paraître inadmissible, et non la loi en elle-même. L’appréciation doit se faire in concreto. Affirmation qu’il faut un peu relativiser. Le plus souvent, elle est vraie. Mais ça implique qu’on puisse facilement et rapidement constater la conformité du résultat de l’application de la loi étrangère à notre ordre public. Mais parfois, c’est plus difficile, voire même impossible.
Ex : une loi étrangère attribue automatiquement la garde de l’enfant au père en cas de divorce. Au regard de notre ordre public, c’est choquant, en apparence. En droit français, la garde doit être accordée en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant. Ceci étant, il est possible que dans un cas d’espèce, l’attribution de la garde au père soit conforme à l’intérêt de l’enfant. Mais pour le savoir, il va falloir faire des investigations. On ne peut pas le savoir rapidement et facilement. Dans ce cas-là, beaucoup d’auteurs estiment qu’autant écarter immédiatement la loi étrangère qui ne tient pas compte de toute façon des droits de l’enfant et appliquer la loi française. On procèderait à une appréciation in abstracto de la loi étrangère.
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Mais la condition essentielle du déclenchement de l’ordre public est la condition d’ordre spatial. En effet, la contrariété d’une loi étrangère à l’ordre public international ne va pas toujours conduire à un refus de l’appliquer. Encore faut-il vérifier que cette application aurait un impact négatif sur l’ordre public du for. Il faut qu’un lien spatial existe entre la situation litigieuse et la France. Mais alors, quel lien retenir ?
Le 1er lien possible est le fait que le juge français est saisi de la question. On peut penser que c’est un lien suffisant. Mais ça l’est rarement. On estime rarement que la situation litigieuse est suffisamment proche de la France pour choquer son ordre public dès lors que le juge français est saisi. Donc pour que ce lien spatial soit considéré comme suffisant, il faut vraiment que la loi étrangère soit particulièrement choquante (cas d’une loi étrangère contraire à l’ordre naturel : loi qui permettrait l’esclavage, par exemple).
2ème lien plus pertinent mais aussi plus complexe à mettre en œuvre : la société française doit être concernée. Or elle ne l’est pas par un rapport juridique qui est né à l’étranger entre des personnes domiciliées à l’étranger dont aucune n’est française. Et le juge français est simplement interrogé sur la validité de ce rapport. On pourrait faire valoir qu’opposer l’ordre public à cette situation risquerait de bouleverser les prévisions des parties. Donc question essentielle : à partir que quand considère-t-on que la société française est concernée ? Il faut distinguer un critère général et un critère plus récent dans le domaine du statut personnel.
- Le critère général
Le critère général est le lieu de naissance de rapport juridique. Rapport juridique né à l’étranger : sans contact avec la France. Rapport juridique né en France : l’ordre public de la France est concerné. Ex : un divorce prononcé à l’étranger à l’époque où c’était prohibé en France a néanmoins été reconnu valable en France (Cour de cassation, 21/02/1860, Bukley). Mais surtout, le principe en la matière a été posé par la Cour de cassation dans une affaire où il s’agissait de reconnaître les effets en France d’un divorce par consentement mutuel prononcé à l’étranger en application de la loi étrangère alors qu’à l’époque le droit français n’admettait que le divorce pour faute. La Cour de cassation, dans un arrêt du 17/04/1953 Rivière, a dit que « la réaction à l’encontre d’une disposition contraire à l’ordre public n’est pas la même suivant qu’elle met obstacle à l’acquisition d’un droit en France ou suivant qu’il s’agit de laisser produire en France les effets d’un droit acquis sans fraude à l’étranger ». Dans ce divorce par consentement mutuel, l’ordre public réagit si on demande au juge français de prononcer le divorce. En revanche, pour voir si on reconnaît en France le divorce prononcé à l’étranger, il faut que le juge déduise des effets d’un divorce prononcé à l’étranger. Il s’agit seulement de laisser produire en France les effets d’un droit acquis sans fraude à l’étranger.
Donc l’ordre public va jouer parce que la société française est concernée lorsqu’il s’agira pour le juge français soit de créer une situation nouvelle en France soit de consacrer une situation préexistante mais non encore révélée. Ex : action en recherche de filiation naturelle. La situation est préexistante mais elle n’est pas encore révélée. Avant, on considérait que toutes les lois étrangères plus libérales que la loi française en matière de recherche de paternité étaient contraires à l’ordre public. Si le juge avait été saisi à cette époque, il aurait examiné la loi applicable (loi nationale de l’enfant, plus libérale). Cette loi était contraire à l’ordre public. Il ne s’agissait pas de créer un lien mais de constater une situation non encore révélée.
Le juge pourra aussi opposer l’ordre public lorsqu’on lui demande de se prononcer sur la validité d’une situation antérieurement créée et révélée en France. Ex : il est saisi d’une action en nullité d’un mariage qui aurait été célébré en France. Le mariage a été créé et il a été révélé. Mais une des parties agit en nullité parce qu’il s’agit d’un mariage polygamique. Condition de fond : loi nationale des époux. Cette loi nationale permet l’union bigamique. Elle est contraire à l’ordre public français et le juge peut opposer son ordre public puisqu’on lui présente une situation créée en France et révélée en France. On dit dans ces cas là que l’exception d’ordre public joue dans son effet plein. Lorsque la société française n’est pas concernée, on parle de l’effet atténué de l’ordre public. L’ordre public ne va pas jouer lorsque la situation a été créée et révélée à l’étranger. En réalité, l’effet atténué est un effet zéro (on ne va pas opposer l’ordre public).
La formule de l’arrêt Rivière n’envisage pas tous les cas de figure possibles. On n’envisage que le cas où la loi étrangère contraire à l’ordre public est relative aux conditions de création du rapport juridique. Mais parfois, c’est dans les effets attachés à un rapport juridique que la loi étrangère est contraire à l’ordre public. Ex : loi étrangère sur le mariage dont les effets conduisent à la soumission de la femme mariée à l’autorité de son mari. De nos jours, c’est contraire à l’ordre public français. Quand c’est l’effet et non pas les conditions de création qui sont contraires à l’ordre public, il suffit, pour que l’ordre public joue, que l’effet en question soit réclamé en France (même si le rapport juridique est réclamé à l’étranger). La seule chose sur laquelle l’ordre public ne jouera pas sont les effets qui se sont déjà produits à l’étranger avant la saisine du juge français. Tout nouvel effet réclamé à un juge français pourra déclencher le jeu de l’exception d’ordre public.
2ème précision sur l’arrêt Rivière : le critère retenu est le lieu de l’acte ou du fait juridique à l’origine de la création du rapport de droit. Mais parfois, un acte peut très bien intervenir à l’étranger tout en intéressant la France parce que d’autres éléments du rapport juridique (notamment nationalité des parties ou résidence) se rattachent à la France. Ex : une décision d’un juge tunisien qui avait confié au père la garde d’un enfant sans tenir compte de l’intérêt de l’enfant ; or au moment de la décision étrangère, l’enfant vivait en France avec sa mère. Les juges français ont considéré que l’Etat français était suffisamment concerné et que la loi étrangère était contraire à l’ordre public français. Si, dans cette situation, tout le monde avait habité en Tunisie au moment de la décision, il n’y avait pas de lien avec la France au moment de la décision. Donc pas d’exception d’ordre public (probablement).
- Le critère spécial
Apparemment, c’est le critère de la nationalité française de l’une ou l’autre des parties qui est utilisé en matière de statut personnel où on voit la jurisprudence introduire un ordre public de proximité. On peut en donner quelques illustrations. La jurisprudence a dit que cet ordre public impose la faculté pour un Français domicilié en France de demander le divorce. Cour de cassation civ. 1ère, 1er avril 1981, arrêt De Pedro. En principe, une loi étrangère qui interdit le divorce n’est pas contraire à l’ordre public ; l’ordre public exige seulement un mode de relâchement. Sauf si l’une des parties est domiciliée en France.
En matière de filiation, la Cour de cassation pose à titre de principe que les lois étrangères qui prohibent la recherche de paternité naturelle ne sont en principe pas contraires à la conception française de l’ordre public international (civ. 1ère, 3/11/1988). Mais la Cour de cassation retient par ailleurs : « il en est autrement lorsque ces lois ont pour effet de priver un enfant français ou résidant habituellement en France du droit d’établir sa filiation » (civ. 1ère, 10/02/1993).
Selon la Cour de cassation, la conception française de l’ordre public s’oppose à ce que le mariage polygame contracté à l’étranger par celui qui est encore l’époux d’une française produise ses effets à l’encontre de celle-ci (civ. 1ère, 6/07/1988 Baaziz).
Cet ordre public de proximité pose de nombreuses questions : quel est le critère exact de déclenchement de l’exception : nationalité, cumul de la nationalité et de la résidence habituelle, seule résidence ? Question du domaine aussi. Du coup, la doctrine se demande si c’est véritablement de l’exception d’ordre public. Si les règles étrangères sont vraiment contraires à l’ordre public, pourquoi va-t-on discriminer un enfant étranger qui agit en France ?
- Les effets de l’intervention de l’exception d’ordre public
Deux effets : éviction de la règle étrangère contraire à l’ordre public, puis remplacement par la règle du for apte à régir la question de droit posée au juge. Effet négatif d’éviction et effet positif de substitution. Sur l’aspect positif, on trouvera toujours au for une règle susceptible de régler la question de droit (caractère complet des ordres juridiques). Si on évince la loi étrangère, on trouvera toujours une règle équivalente au for pour régler la question de droit. Seule précision à faire : généralement, on considère qu’il faut limiter l’éviction de la loi étrangère au strict nécessaire. L’exception d’ordre public est un élément perturbateur dans le jeu des règles de conflit. Il faut le faire intervenir au minimum. On en tire la conclusion que la loi française ne doit se substituer à la loi étrangère que dans les dispositions de celles-ci qui sont contraires à l’ordre public.
Ex : un parent est exclu d’une succession en raison d’une différence de religion avec le défunt. Cette règle est contraire à notre ordre public donc elle sera évincée. Pour autant, il ne faut pas appliquer la loi française à l’ensemble de la succession. On peut continuer à appliquer la loi étrangère sur le quantum des droits de parents de même ordre et de même degré que la personne en question.
C’est le principe mais il n’est pas toujours possible de le mettre en œuvre. L’éviction partielle n’est pas toujours possible. Chaque ordre juridique forme un ensemble, un tout dont les différents éléments ne peuvent pas toujours être dissociés les uns des autres. Parfois, on va être obligé d’étendre l’éviction au-delà de ce qui était nécessaire. Civ. 1ère, 15/05/1953 : la Cour de cassation écarte la loi bolivienne qui ne permettait de prononcer ni le divorce ni la séparation de corps. L’ordre public français exige au moins un mode de relâchement du lien matrimonial. On applique la loi française pour prononcer une séparation de corps. Mais on ne peut pas s’y limiter. Après, il faut régler les intérêts patrimoniaux des époux. Or on ne peut pas appliquer la loi bolivienne sur ce point. Ces conséquences patrimoniales de la séparation de corps ne pouvaient pas être envisagées par la loi bolivienne donc il fallait aller chercher dans la loi française les règles pour régler cette question de droit.