L’ordre public face aux libertés fondamentales

L’ordre public : entre protection des droits et impératifs de sécurité

L’ordre public est une notion fondamentale en droit, articulée autour de la nécessité de concilier la protection des droits fondamentaux avec les impératifs de sécurité et de stabilité sociale. Si les droits fondamentaux bénéficient d’une protection renforcée, comme le souligne l’arrêt NOLD de la CJUE (1970), ils ne sont pas absolus. L’arrêt illustre que, dès les années 1970, le droit communautaire reconnaît la nécessité d’un équilibre entre les libertés individuelles et les impératifs d’ordre public. Cette réflexion s’étend à la raison d’État, à l’intérêt général et à la préservation de la dignité humaine, notions clés pour comprendre les limites imposées aux droits fondamentaux.

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I. L’ordre public et ses déclinaisons

La raison d’État, bien que rarement invoquée, et l’intérêt général, omniprésent, sont deux déclinaisons de l’ordre public. Si la première relève d’une approche exceptionnelle et parfois contestée, la seconde s’inscrit dans une logique de régulation permanente des libertés pour assurer le bien commun. Ensemble, elles illustrent les multiples facettes de l’équilibre entre droits individuels et stabilité collective.

1. La raison d’État : une invocation exceptionnelle et déclinante

La raison d’État permet à un État de justifier des atteintes aux droits fondamentaux pour des raisons politiques ou sécuritaires. Bien qu’historiquement utilisée pour préserver la stabilité nationale, son usage est devenu rarissime.

  • Définition et principe :
    • La raison d’État repose sur la capacité de l’État à apprécier seul la nature, le contenu et le motif des mesures prises.
    • Elle s’applique principalement dans des contextes de crises majeures, comme les conflits ou les menaces graves à l’ordre public.
  • Exemple jurisprudentiel : arrêt PY c. France (2005)
    • La CEDH a examiné les conditions d’accès à la nationalité calédonienne, imposant 10 ans de résidence pour limiter les tensions post-conflit.
    • Bien que cette exigence ait pu paraître disproportionnée, elle a été considérée comme essentielle à l’apaisement d’un conflit meurtrier.
    • Cet arrêt illustre que, dans des situations extrêmes, des restrictions peuvent être justifiées pour préserver la stabilité nationale.
  • Expulsions pour menace à l’ordre public : En 2024, la France a expulsé des ressortissants étrangers soupçonnés de radicalisation, invoquant un impératif de sécurité nationale. Cependant, certaines décisions ont été contestées devant la CEDH, qui a insisté sur la nécessité de preuves concrètes pour justifier une telle mesure.

Déclin de la raison d’État : Aujourd’hui, la raison d’État est largement supplantée par des notions plus encadrées juridiquement, comme l’intérêt général, réduisant ainsi les risques d’arbitraire.

2. L’intérêt général : un principe omniprésent et adaptable

L’intérêt général se distingue de la raison d’État par son caractère permanent et sa portée universelle. Il guide l’action publique en conciliant les droits individuels avec les besoins collectifs.

  • Définition et rôle :
    • L’intérêt général est une notion floue, souvent définie comme la recherche du bien commun à travers l’action publique.
    • Il constitue :
      • Le fondement de l’action administrative,
      • La finalité des politiques publiques,
      • Une limite aux libertés individuelles, justifiée par la nécessité de préserver les équilibres sociaux.
  • Encadrement juridictionnel :
    • Conseil constitutionnel : S’assure que les lois répondent à des objectifs d’intérêt général, conformément à la Constitution.
    • Conseil d’État : Contrôle in concreto si un acte administratif respecte cet objectif.
    • Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et CJUE : Vérifient si les atteintes aux droits fondamentaux sont proportionnées et nécessaires au regard de l’intérêt général.

Applications concrètes :

L’intérêt général justifie de nombreuses restrictions dans divers domaines :

  • Environnement : Imposition de normes pour préserver les ressources naturelles.
  • Urbanisme : Expropriations pour des projets d’utilité publique.
  • Santé publique : Vaccinations obligatoires ou confinements en période de pandémie. Le Conseil constitutionnel a validé plusieurs mesures comme le confinement et le pass sanitaire en s’appuyant sur l’ordre public sanitaire. Ces mesures ont été jugées nécessaires pour préserver la santé publique, tout en restant proportionnées au regard de leur impact sur les libertés fondamentales (décision du Conseil constitutionnel du 5 août 2021).
  • Lutte contre le terrorisme et droits fondamentaux :
    • Affaire M.K. c. France (2023, CEDH) : Cet arrêt a confirmé que la surveillance généralisée, bien qu’importante pour prévenir des attaques terroristes, devait être strictement encadrée pour éviter une atteinte disproportionnée à la vie privée (article 8 CEDH). La Cour a insisté sur le caractère impératif de la proportionnalité entre les mesures de sécurité et le respect des libertés fondamentales.
  • Interdictions de manifestations au nom de l’ordre public :
    • En 2020, plusieurs interdictions de manifestations en France ont été justifiées par des impératifs d’ordre public, notamment en lien avec le mouvement des Gilets Jaunes. Cependant, le Conseil d’État a rappelé que ces interdictions devaient être motivées par des menaces concrètes et immédiates pour être conformes à la Constitution

II. L’ordre public : cadre constitutionnel et évolution jurisprudentielle

1. L’ordre public en droit constitutionnel : un objectif à valeur constitutionnelle

L’ordre public est explicitement mentionné à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), qui précise :

« Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »

Cet article consacre l’ordre public comme une limite légitime aux libertés fondamentales, guidant l’action publique et administrative pour maintenir la cohésion sociale.

  • Décisions du Conseil constitutionnel :
    • Janvier 1981 (loi sécurité et liberté) :
      Le Conseil constitutionnel a affirmé que la liberté individuelle et la liberté d’aller et venir doivent être conciliées avec les impératifs de l’ordre public, reconnu comme un objectif à valeur constitutionnelle.
    • Mars 2003 (loi pour la sécurité intérieure) :
      Les mesures telles que les fouilles de véhicules ont été jugées compatibles avec l’objectif d’ordre public, sous réserve de leur proportionnalité.

Ainsi, le Conseil constitutionnel veille à ce que les mesures prises pour garantir l’ordre public respectent un juste équilibre entre les libertés et les impératifs collectifs.

2. L’ordre public en droit administratif : une notion évolutive

Le Conseil d’État, par sa jurisprudence, a progressivement élargi le contenu de l’ordre public, en y intégrant des notions nouvelles en fonction des évolutions sociales et éthiques.

a) La moralité publique

  • Arrêt Société des films Lutétia (1959) :
    • Le Conseil d’État a reconnu la possibilité pour une autorité locale d’interdire la projection d’un film en raison de son caractère immoral, dès lors que cette diffusion risquait de troubler l’ordre public local.
    • Cette décision marque l’entrée de la moralité publique dans le champ de l’ordre public.

b) La dignité humaine

  • Arrêt Commune de Morsang-sur-Orge (1995) :
    • Le Conseil d’État a interdit le « lancer de nains », considérant que cette pratique portait atteinte à la dignité humaine, un composant désormais intégré à l’ordre public.
    • Cette jurisprudence élargit la notion d’ordre public à des considérations éthiques, indépendamment d’un trouble matériel effectif.

Applications concrètes dans le contexte contemporain

  • Les débats sur la laïcité, avec les interdictions liées au port de signes religieux dans certains espaces publics, relèvent également de l’ordre public, notamment pour préserver la neutralité et éviter les conflits sociaux.
  • Les restrictions sanitaires, comme les confinements ou les couvre-feux, ont été justifiées au nom de l’ordre public sanitaire, une extension récente de cette notion.
  • Arrêtés anti-mendicité : En 2023, le Conseil d’État a annulé un arrêté interdisant la mendicité dans le centre d’une grande ville française, rappelant que de telles mesures devaient respecter la dignité des personnes concernées.
    • Affaire de l’interdiction des burkinis (2022) : Plusieurs arrêtés municipaux interdisant le port du burkini sur les plages ont été annulés par les tribunaux, faute de trouble avéré à l’ordre public. Ces décisions illustrent l’importance de distinguer la moralité publique d’une atteinte réelle à l’ordre public.

     

3. L’ordre public en droit de l’Union européenne : un levier de dérogation encadré

Dans le droit de l’Union européenne, l’ordre public peut justifier des dérogations aux libertés fondamentales garanties par le droit communautaire. Cependant, son invocation est strictement contrôlée pour éviter les abus.

  • Arrêt CEE c. Belgique (2000) :
    • La CJUE a précisé que l’ordre public suppose une menace réelle et grave affectant un intérêt fondamental de la société.
    • Cette jurisprudence impose aux États membres de démontrer la proportionnalité des mesures restrictives au regard de leur objectif.

Applications concrètes

  • Droit des étrangers : Expulsions pour troubles graves à l’ordre public (sous contrôle des juridictions européennes).
    • Affaire Slovak Republic c. N.G. (2021, CJUE) : La CJUE a confirmé que la détention de migrants pour raisons de sécurité devait être strictement nécessaire et proportionnée à la menace réelle pesant sur l’ordre public, renforçant ainsi le contrôle juridictionnel sur les pratiques des États membres.
  • Sécurité énergétique : Restrictions à l’exportation de ressources pour garantir l’approvisionnement national.
  • Santé publique : Mesures d’urgence, comme les quarantaines, visant à prévenir des épidémies. Régulation européenne post-COVID-19 (2022) :
    • L’Union européenne a adopté des réglementations harmonisant les contrôles sanitaires aux frontières, en s’appuyant sur la nécessité de préserver l’ordre public sanitaire tout en garantissant la libre circulation des citoyens.

Conclusion : L’ordre public, dans ses dimensions constitutionnelle, administrative et communautaire, s’adapte aux évolutions des besoins sociaux et des valeurs éthiques. Initialement centré sur la préservation de la paix sociale, il englobe aujourd’hui des notions comme la dignité humaine ou la santé publique. Toutefois, son application reste encadrée par les juridictions, qui veillent à ce que les restrictions imposées respectent les principes de proportionnalité et de nécessité.

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