LE CADRE NATIONAL DES LIBERTÉS PUBLIQUES : LOI ET CONSTITUTION
Comment sont protégées les libertés publiques? Par la constitution et par la loi :
- La suprématie de la Constitution, longtemps vue comme purement symbolique en France, a progressivement pris corps après la création du Conseil constitutionnel en 1958 et, surtout, après sa décision de 1971 faisant primer des principes constitutionnels sur une loi ordinaire. Si la légitimité de ce contrôle soulève toujours des débats (composition politisée du Conseil, crainte d’un « gouvernement des juges »), il est admis que le juge constitutionnel agit comme gardien de la hiérarchie des normes, en s’appuyant sur la Déclaration de 1789, le Préambule de 1946 et les principes majeurs de 1958. Son rôle « créateur » se remarque dans l’identification de normes fondamentales et la définition de leurs limites, obligeant le législateur à concilier l’intérêt général avec le respect des droits fondamentaux. Il en résulte un système où la loi demeure essentielle mais ne peut méconnaître les exigences suprêmes de la Constitution, lesquelles sont devenues, en pratique, le socle incontournable de la protection des libertés en France.
- La mise en œuvre des principes fondamentaux, loin de se limiter à leur reconnaissance constitutionnelle, repose sur un pouvoir législatif actif (malgré les critiques sur la profusion et la technicité de la loi), un pouvoir juridictionnel renforcé (indépendance des juges, contrôle constitutionnel, respect de l’article 6 CEDH) et un ensemble de mécanismes non juridictionnels (autorités administratives indépendantes, opinion publique) qui veillent au respect effectif des libertés. Ce triptyque – loi, justice, contre-pouvoirs – permet d’adapter constamment la protection des droits à l’évolution des défis contemporains, tout en maintenant l’exigence de clarté et de cohérence nécessaire à l’État de droit.
SECTION I : LA PROTECTION DES DROIT DE L’HOMME : LA SUPRÉMATIE DE LA CONSTITUTION
La supériorité de la Constitution sur les autres normes est un principe ancien, souvent présenté comme un pilier de l’État de droit. Pourtant, dans la pratique historique, cette supériorité n’a pas toujours été garantie : plusieurs tentatives de contrôle de constitutionnalité des lois se sont soldées par des échecs ou ont été réduites à des instruments politiques. Jusqu’au début des années 1970, on enseignait en France que la suprématie constitutionnelle, bien que reconnue « en droit », n’était pas pleinement respectée « en fait ».
La doctrine de la IIIᵉ République n’a cessé de plaider pour un véritable contrôle de la conformité des lois à la Constitution. Néanmoins, ce sont d’autres pays qui ont ouvert la voie :
- Les libertés fondamentales (Grand oral, CRFPA, EFB, IEJ)
- Histoire et source des libertés fondamentales
- L’évolution des droits de l’Homme : crises et critiques
- La Constitution et la loi face aux libertés publiques
- Le droit européen des libertés publiques
- Le droit à la vie
- La liberté de conscience et la liberté religieuse
- 1920 : L’Autriche, grâce à la réflexion de Hans Kelsen, crée une juridiction constitutionnelle chargée d’annuler les lois contraires à la Constitution.
- 1947 : L’Italie adopte un modèle similaire.
- 1949 : L’Allemagne met en place la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht), qui deviendra une institution de référence en Europe.
En France, la naissance du Conseil constitutionnel en 1958 et son premier contrôle véritablement « au fond » en 1971 marquent un tournant majeur : pour la première fois, une loi est censurée pour non-respect des principes constitutionnels (en l’occurrence, la loi relative à la liberté d’association). En 1974, une avancée décisive permet à 60 députés ou 60 sénateurs de saisir directement le Conseil constitutionnel, offrant à l’opposition parlementaire un moyen d’invoquer la Constitution pour contester les lois ordinaires.
Cependant, si l’idée d’un contrôle de constitutionnalité est désormais solidement établie, sa légitimité continue de susciter des débats passionnés.
I) La légitimité du contrôle de constitutionnalité
A) Une question plus vive en France qu’ailleurs
En France, la loi a historiquement occupé une position quasi sacrée, héritée de la Révolution de 1789. Elle était considérée comme l’expression directe de la volonté générale, incarnée par les représentants du peuple. Dès lors, soumettre la loi votée par le Parlement à un examen juridictionnel pouvait apparaître comme un sacrilège politique.
Or, depuis la mise en place progressive du contrôle de constitutionnalité, une question incontournable se pose :
- Un organe juridictionnel – le Conseil constitutionnel ou toute autre cour suprême – est-il légitime pour invalider une loi adoptée par les représentants élus ?
- Ce contrôle ne risque-t-il pas de se transformer en un gouvernement des juges, selon la célèbre expression popularisée par Édouard Lambert en 1921 ?
B) La légitimité des juges eux-mêmes
La composition du Conseil constitutionnel français est souvent critiquée : ses membres sont nommés par les plus hautes autorités politiques (Président de la République, président de l’Assemblée nationale, président du Sénat), et les anciens présidents de la République en sont membres de droit. Dans la plupart des systèmes étrangers, la désignation des juges constitutionnels repose aussi sur des choix politiques, mais les modalités varient (majorités qualifiées au Parlement, validation croisée, etc.).
En France, on observe plusieurs points :
- Existence d’un débat autour de la compétence des membres : si certains sont d’éminents juristes, d’autres sont avant tout des personnalités politiques.
- Argumentation des décisions : depuis les années 1980, le Conseil constitutionnel motive davantage ses décisions, en s’appuyant sur des références textuelles et une jurisprudence cohérente. Cette pratique limite le risque de subjectivisme et renforce l’idée d’un véritable organe juridictionnel.
Le reproche de « gouvernement des juges » est donc moins audible lorsque les décisions sont abondamment justifiées, se fondent sur des normes écrites (articles constitutionnels, principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, etc.) et adoptent une certaine continuité jurisprudentielle. De plus, si l’opinion publique soutient la ligne adoptée par le juge constitutionnel, la crainte d’un activisme excessif s’estompe.
C) La légitimité de la Constitution elle-même
Un autre volet concerne la raison pour laquelle on place la Constitution au-dessus de la loi. Plusieurs justifications sont avancées :
- Perspective normative : Lorsque la Constitution existe, elle doit être la « norme des normes ». À défaut, elle serait vide de sens.
- Notion de pacte social : Dans certains pays, la Constitution est vue comme l’expression suprême de la souveraineté populaire, adoptée par référendum (ex. aux États-Unis, en Italie, en Allemagne).
- Tradition juridique : Historiquement, la loi est censée incarner la raison et l’universalité (Aristote, saint Thomas d’Aquin, Montesquieu, Rousseau). La Constitution, en tant que texte plus solennel et stable, traduit mieux l’exigence de rationalité et de cohérence qu’on associe à l’idée de droit.
En France, il est vrai que la Constitution de 1958 a été adoptée par référendum, mais ses nombreuses révisions sont souvent effectuées via le Congrès (réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat), sans forcément solliciter l’avis direct du peuple. Malgré tout, elle reste considérée comme la norme fondamentale, ce qui rend indispensable le contrôle de la conformité des lois à ses dispositions.
II) Le rôle créateur du juge constitutionnel
A) L’identification des normes à valeur constitutionnelle
Le Conseil constitutionnel français doit régulièrement préciser le contenu des principes de rang constitutionnel. Quatre grands « blocs » de normes existent :
- La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789.
- Le Préambule de la Constitution de 1946, qui mentionne certains droits économiques et sociaux.
- Le texte de la Constitution de 1958, notamment ses titres relatifs aux libertés, à l’organisation des pouvoirs, etc.
- Les Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR), catégorie dégagée par le juge constitutionnel lorsque les législations antérieures à la IVᵉ République avaient érigé un principe essentiel (ex. la liberté d’association).
Officiellement, il n’existe pas de hiérarchie entre ces blocs : tous se fondent sur un même socle. En pratique, cependant, le Conseil constitutionnel peut privilégier certaines garanties selon le contexte ou l’objet de la loi contrôlée.
B) L’évolution jurisprudentielle et la référence aux normes écrites
La première « grande » décision qui a vraiment conféré à la liberté d’association un statut constitutionnel (1971) reposait sur un PFRLR. Dans les années suivantes, le Conseil a parfois développé des principes constitutionnels non explicitement mentionnés dans la Constitution. Ce mouvement a suscité des critiques, certains accusant l’institution de s’auto-attribuer un pouvoir créateur excessif.
Pour atténuer ce reproche, le Conseil constitutionnel a fait un usage de plus en plus prudent de la notion de principes non écrits et s’est ancré davantage dans les textes formels (DDHC, Constitution de 1958, etc.). Ses motivations, d’abord très succinctes, sont devenues plus détaillées, permettant aux observateurs de saisir la cohérence de ses décisions.
C) L’édification d’un régime de liberté et les limites au pouvoir législatif
Le juge constitutionnel rappelle souvent que le législateur dispose d’une marge de manœuvre (« pouvoir discrétionnaire ») pour encadrer les droits fondamentaux, mais cette marge n’est pas illimitée. Elle est subordonnée à un objectif légitime (protéger l’ordre public, garantir la sûreté, etc.) et à des principes de proportionnalité :
- Interdiction de l’autorisation préalable : En principe, les libertés ne peuvent être soumises à une autorisation préventive, sauf exceptions clairement justifiées (par exemple pour l’audiovisuel).
- Possibilité de restriction : Le législateur peut restreindre l’exercice d’une liberté, mais il doit clairement en définir la finalité, les conditions de mise en œuvre et les voies de recours.
- Garantie légale des libertés : Le Conseil veille à ce que la loi ne « vide pas » une liberté de sa substance, en supprimant des garanties antérieurement reconnues.
Le juge constitutionnel a aussi imposé des principes proches de ceux en vigueur en matière pénale (ex. exigence de légalité, non-rétroactivité de la loi plus sévère) aux sanctions administratives, renforçant la protection des citoyens.
Ainsi, le rôle créateur du Conseil constitutionnel se manifeste dans l’élaboration pragmatique de critères et de conditions, qui définissent peu à peu le régime et la portée de chaque liberté. Tout en respectant le domaine d’action du législateur, il s’assure qu’aucune loi ne dénature les principes supérieurs inscrits dans le bloc de constitutionnalité.
SECTION II : LA MISE EN ŒUVRE DES PRINCIPES FONDAMENTAUX PAR LA LOI
Les libertés publiques ne se réduisent pas à de simples principes énoncés dans la Constitution : elles exigent aussi une mise en œuvre concrète, assurée par la loi, complétée par des garanties juridictionnelles et soutenue par des mécanismes non juridictionnels (autorités administratives indépendantes, opinion publique, etc.). Ainsi, au-delà d’une déclaration solennelle, la pratique législative et institutionnelle détermine dans quelle mesure les droits fondamentaux trouvent un ancrage réel dans la vie quotidienne.
I) La nécessité d’une intervention législative
1) Le rôle historique de la loi comme facteur de liberté
- Au XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, sous l’influence des Lumières et de philosophes tels que Rousseau, la loi est perçue comme l’expression de la volonté générale, qui libère l’individu de l’arbitraire.
- La IIIᵉ République française a vu la loi comme un instrument essentiel de protection des libertés (lois sur la liberté de la presse, la liberté de réunion, etc.).
2) Une remise en cause contemporaine
- Aujourd’hui, la loi est critiquée pour son instabilité, sa longueur excessive et sa rédaction parfois confuse. Certains la jugent moins comme l’« expression de la volonté générale » que comme l’expression d’une majorité politique.
- Le Conseil d’État, dans son rapport public de 1991, a dénoncé la “loi jetable”, le “droit mou”, le “droit flou” et un phénomène de “droit à l’état gazeux”.
- Le Conseil constitutionnel en a fait un objectif à valeur constitutionnelle : la loi doit être claire et intelligible.
3) La loi demeure néanmoins indispensable
- Article 34 de la Constitution : il impose que les libertés publiques (comme la liberté d’association, la liberté de la presse, etc.) soient réglementées par la loi.
- Les lois, malgré leurs défauts, sont souvent mieux discutées que les règlements : elles passent par un débat parlementaire.
- Le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel veillent à la prééminence de la loi sur le règlement, affermissant la hiérarchie des normes.
- Le contrôle du Conseil constitutionnel vérifie que le législateur n’exerce pas son pouvoir discrétionnaire de manière abusive ; si une “erreur manifeste d’appréciation” est constatée, la loi peut être censurée.
- Certains ont proposé de réhabiliter la loi par :
- La loi référendaire, malgré ses difficultés (risque de transformer le scrutin en un plébiscite pour/contre le pouvoir).
- Un recours plus large aux lois organiques, qui exigeraient néanmoins une révision constitutionnelle puisqu’elles sont aujourd’hui restreintes à certains domaines (statut des magistrats, par ex.).
II) Le renforcement des garanties juridictionnelles
1) L’indépendance des juges, pierre angulaire de la protection des libertés
- Sous la Vᵉ République, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a élevé la garantie de l’indépendance des deux ordres de juridictions (ordre judiciaire et ordre administratif) au rang de principe à valeur constitutionnelle (décision du 22 juillet 1980).
- L’article 64 de la Constitution confère une protection particulière à la magistrature judiciaire. Pour l’ordre administratif, c’est un principe fondamental reconnu par les lois de la République qui assure son indépendance.
- L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) impose également une justice indépendante et impartiale.
2) L’exemple du Conseil supérieur de la magistrature (CSM)
- Le CSM joue un rôle-clé dans la nomination et la discipline des magistrats. Sa composition a été réformée en 1993 afin d’assurer une plus grande indépendance :
- Le Président de la République reste président du CSM, le garde des Sceaux en est vice-président.
- Deux formations distinctes pour les magistrats du siège et du parquet.
- Participation de personnalités extérieures et d’élus, afin de limiter l’autonomie corporatiste tout en garantissant le professionnalisme.
- Le statut du parquet reste discuté : certains proposent d’étendre l’indépendance du parquet, mais la France a maintenu une forme de subordination partielle pour fixer une politique pénale cohérente à l’échelle nationale.
3) Vers une justice plus accessible et rapide
- L’exigence d’une justice efficace, peu coûteuse et respectueuse des droits fondamentaux se manifeste dans la création de procédures de référé, comme le référé-liberté, qui permettent d’obtenir des décisions urgentes face à une menace pour les libertés.
III) Les garanties non juridictionnelles
1) L’opinion publique et la société civile
- La presse, les médias, les associations et l’opinion elle-même peuvent constituer un contre-pouvoir, en signalant les abus et en exerçant une pression sur les autorités politiques ou administratives.
- Les séparations fonctionnelles (pouvoirs civil/militaire, politique/économique, laïc/religieux) ont également pour but de limiter la concentration des pouvoirs et de protéger les libertés.
2) Les autorités administratives indépendantes (AAI)
- Inspirées de l’ombudsman suédois, certaines AAI (comme le Médiateur de la République, devenu le Défenseur des droits) reçoivent les réclamations des administrés, veillant à la bonne application des règles protectrices.
- Les AAI interviennent souvent dans des domaines sensibles (communication audiovisuelle, données personnelles, concurrence, etc.), où l’administration classique serait suspecte de partialité ou d’influence politique.
- Leur indépendance formelle s’accompagne d’un contrôle juridictionnel : elles doivent respecter la légalité, sous peine de censure par le juge administratif (ou, plus rarement, judiciaire).
- Sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme, on constate une « judiciarisation » accrue de leurs modes de fonctionnement (obligation de respecter le contradictoire, voies de recours, etc.).