La jurisprudence, source contestée de droit

LA JURISPRUDENCE, EST-ELLE UNE SOURCE DE DROIT ?

Dans les systèmes de common law, comme en Angleterre, la jurisprudence joue un rôle fondamental dans la création et l’application des normes juridiques. Ce modèle repose sur la règle du précédent (stare decisis), qui impose aux juges de suivre les décisions antérieures rendues par les juridictions supérieures. Ainsi, chaque juge est contraint de respecter les principes dégagés dans les arrêts précédents, en particulier ceux des cours supérieures, afin de garantir la cohérence et la stabilité du droit. Ce système confère à la jurisprudence un statut de source de droit primaire, au même titre que les lois. Les décisions judiciaires, en fonction de leur autorité, font office de normes générales et contraignantes.

La règle du précédent en Angleterre : une source formelle du droit

Dans la common law anglaise, le précédent est un outil structurant et contraignant. Les décisions rendues par la Cour suprême, par exemple, lient les juridictions inférieures, et les juges de ces dernières doivent suivre les principes établis, même s’ils pourraient avoir une opinion différente. En vertu de ce modèle, chaque décision établit un principe de droit applicable aux cas futurs similaires, et ce principe acquiert une valeur normative. Cette organisation permet de créer une base jurisprudentielle cohérente, qui offre aux citoyens et aux praticiens du droit une forte sécurité juridique. La règle du précédent permet aussi une certaine souplesse, car les juges peuvent nuancer ou affiner les principes, tout en restant ancrés dans le cadre des décisions précédentes. Les cours supérieures ont cependant le pouvoir de revenir sur leurs précédents en cas de changement significatif dans les valeurs sociétales ou les circonstances, assurant ainsi une adaptation progressive du droit aux évolutions.

En France : une conception distincte de la jurisprudence comme source de droit

Dans les pays de droit civil, comme la France, la place de la jurisprudence est plus controversée et complexe. La séparation des pouvoirs est au cœur du système juridique français, et elle limite le rôle du juge dans la création de la loi. Ce principe fondamental est ancré dans la tradition juridique française, qui accorde à la loi une place prédominante, perçue comme l’expression de la volonté générale. La jurisprudence est donc considérée comme une source secondaire et non formelle du droit, car son rôle premier est d’interpréter les textes de loi, et non d’énoncer des normes. Cette conception repose sur deux grands principes juridiques :

  • Interdiction des arrêts de règlement : L’article 5 du Code civil interdit aux juges de rendre des décisions à portée générale et abstraite. En d’autres termes, les juges français ne peuvent pas prononcer des arrêts destinés à régir tous les cas similaires, mais seulement trancher les litiges qui leur sont soumis. Ce principe empêche les décisions de justice d’acquérir un caractère normatif général.

  • Autorité relative de la chose jugée : La règle de l’autorité relative, prévue par l’article 1355 du Code civil, stipule que les décisions judiciaires n’ont d’effet contraignant qu’entre les parties en litige. La jurisprudence n’a donc pas une portée générale ni obligatoire pour les citoyens qui n’ont pas été parties au procès, ce qui la distingue de la loi.

Controverses et évolutions : le pouvoir créateur de la jurisprudence française

Bien que la jurisprudence ne soit pas formellement reconnue comme source de droit en France, il est difficile de nier son pouvoir créateur. Dans certains domaines, comme le droit de la responsabilité civile, de la famille ou des contrats, la jurisprudence a largement contribué à l’évolution des règles et au développement de principes essentiels. La Cour de cassation et le Conseil d’État jouent un rôle clé en fixant des interprétations qui tendent à se généraliser et à s’imposer de fait, offrant une forme de prévisibilité aux justiciables.

Les décisions de la Cour de cassation et du Conseil d’État acquièrent souvent une autorité morale, en particulier lorsqu’elles sont rendues par l’Assemblée plénière ou les chambres réunies, renforçant ainsi leur caractère quasi-normatif. Les revirements de jurisprudence, bien que source d’incertitude, permettent une adaptation aux évolutions sociales et culturelles. Toutefois, la rétroactivité inhérente à la jurisprudence française soulève des critiques en termes de sécurité juridique, car elle peut affecter des droits constitués avant le changement d’interprétation.

 

&1 : Les arguments pour exclure la jurisprudence des sources du droit objectif.

Si la jurisprudence joue un rôle clé dans le système judiciaire français, des arguments solides sont avancés pour rejeter son statut de source officielle du droit objectif, c’est-à-dire une source de règles générales et obligatoires.

Principe de séparation des pouvoirs

Un argument central pour exclure la jurisprudence des sources de droit repose sur le principe de séparation des pouvoirs. Dans un État de droit, ce principe fondamental interdit aux juges de créer des normes générales et abstraites. Leur mission est d’appliquer les lois sans empiéter sur les prérogatives du législateur.

  • Interdiction des arrêts de règlement : L’article 5 du Code civil consacre ce principe en interdisant aux juges de rendre des décisions générales et réglementaires, c’est-à-dire de poser des règles valables pour tous les cas analogues. Les juges doivent uniquement se prononcer sur l’affaire qui leur est soumise, sans élaborer de règles ayant une portée au-delà du cas individuel. La jurisprudence ne devrait donc pas être considérée comme une source de droit objectif, car elle n’a pas vocation à édicter des normes de portée générale.

Autorité relative de la chose jugée

Un autre argument est lié au principe de l’autorité relative de la chose jugée, consacré par l’article 1355 du Code civil, qui limite la portée des décisions judiciaires aux parties en litige. Ce principe signifie que la décision d’un juge ne peut avoir de valeur obligatoire qu’entre les parties au procès, et non pour les tiers.

  • Absence d’effet erga omnes : La décision judiciaire n’a pas un caractère obligatoire pour l’ensemble des citoyens, contrairement à la loi. Elle ne fait autorité que pour les parties concernées, après l’épuisement des recours possibles. En d’autres termes, même si une décision est rendue en dernier ressort par la Cour de cassation, elle n’a pas de caractère contraignant pour les juges des autres juridictions ni pour les citoyens en dehors du procès.

  • Décisions non contraignantes pour les tiers : Les tiers ne sont pas tenus par une décision de justice qui ne les concerne pas. Par conséquent, si le juge établit une interprétation nouvelle ou consolide une pratique, cette décision n’acquiert pas le statut de règle de droit généralisée. Il s’agit bien d’une règle spécifique au litige en cours, ce qui limite le rôle de la jurisprudence à des cas particuliers.

Caractère incertain et aléatoire de la jurisprudence

Un autre argument est que la jurisprudence est imprévisible et instable, ce qui va à l’encontre du besoin de sécurité juridique.

  • L’absence d’unité de la jurisprudence : La jurisprudence peut varier selon les juridictions, ce qui introduit un facteur d’incertitude. Les divergences entre la Cour de cassation et le Conseil d’État, par exemple, illustrent cette disparité. Même au sein de la Cour de cassation, les différentes chambres peuvent rendre des décisions contradictoires sur une même question de droit. Ce manque d’uniformité rend difficilement envisageable l’admission de la jurisprudence comme source de droit, car elle ne fournit pas de règles stables et applicables uniformément.

  • Caractère rétroactif des décisions judiciaires : Contrairement à la loi, qui s’applique généralement pour l’avenir, la jurisprudence, en raison de son effet rétroactif, peut bouleverser des situations juridiques déjà établies. Lorsqu’un juge adopte une interprétation nouvelle, cette décision s’applique souvent à des faits antérieurs au prononcé de l’arrêt, ce qui crée une insécurité juridique.

Le problème des revirements de jurisprudence

Les revirements de jurisprudence renforcent l’idée que la jurisprudence est trop instable pour constituer une source de droit. Un revirement consiste en une décision par laquelle une juridiction, généralement une cour suprême, adopte une interprétation radicalement différente de celle précédemment retenue pour la même question.

  • Exemple de la clientèle médicale : Par exemple, dans un arrêt de 1984, la Cour de cassation avait estimé que la clientèle médicale était incessible, la considérant comme liée à la personne du praticien. Mais en 2000, la même Cour a effectué un revirement, décidant que la clientèle pouvait être cédée, sous réserve du libre choix du patient. Ce revirement a eu un effet rétroactif, pouvant remettre en cause des actes de cession de clientèle conclus avant cette date et considérés alors comme nuls. Cette instabilité liée aux revirements s’oppose à l’idée de sécurité juridique, essentielle à la reconnaissance d’une source de droit.

  • Rapport Canivet-Bolfessi : En 2004, le premier président de la Cour de cassation, Guy Canivet, a confié à un groupe de travail présidé par le professeur Nicolas Bolfessi le soin de rédiger un rapport sur les effets rétroactifs des revirements de jurisprudence. Ce rapport proposait de limiter ces effets en prévoyant une modulation dans le temps des revirements, pour éviter que des situations passées ne soient affectées par la règle nouvelle. Cependant, cette modulation n’a pas été généralisée, et les revirements continuent de poser un problème de prévisibilité et de sécurité.

Critiques doctrinales contre la jurisprudence

En dehors des arguments juridiques, des critiques doctrinales soulignent d’autres inconvénients propres à la jurisprudence.

  • Absence de participation démocratique : Contrairement à la loi, qui est votée par des représentants élus, la jurisprudence est le fruit de décisions prises par des juges non élus. Cette absence de légitimité démocratique est un argument fort pour rejeter la jurisprudence comme source de droit, dans la mesure où elle ne représente pas la volonté du peuple. Les décisions des juges ne passent pas par le même contrôle démocratique que les lois, et certains estiment donc qu’elles ne devraient pas avoir la même autorité.

  • Manque de transparence dans le processus de décision : La formation de la jurisprudence manque parfois de clarté quant aux raisons qui poussent les juges à adopter une interprétation plutôt qu’une autre. Contrairement à la loi, dont le contenu et les motifs sont débattus publiquement, les décisions judiciaires ne sont souvent accompagnées que de motivations succinctes. Cela peut rendre difficile la compréhension des choix opérés par les juges, et contribue à renforcer le caractère incertain de la jurisprudence.

En conclusion, la question de l’admission de la jurisprudence comme source de droit objectif demeure controversée en raison de ces obstacles. Certains pensent que des réformes, comme une modulation plus fréquente des effets des revirements, pourraient améliorer la sécurité juridique.

 

 

&2: Les arguments pour admettre que la jurisprudence est une source de droit objectif.

 

Bien que la jurisprudence ne soit pas explicitement reconnue comme source de droit objectif par les textes législatifs ou constitutionnels, elle est indéniablement un instrument fondamental dans la création des normes juridiques. Certains auteurs, comme Jestaz, soulignent cette réalité en adoptant une approche pragmatique. Selon lui, la jurisprudence est appliquée et enseignée comme droit en vigueur, ce qui en fait effectivement une source de droit, que ce soit formellement reconnu ou non. Plusieurs arguments soutiennent cette position.

1. La nature créatrice de la jurisprudence et son caractère obligatoire

Les décisions rendues par les juridictions, en particulier celles de la Cour de cassation et du Conseil d’État, dégagent souvent des principes et des règles de droit qui vont au-delà de la simple application des lois. En effet, le juge a souvent pour mission d’interpréter, de préciser, voire de combler les lacunes des textes. Cette fonction interprétative fait de la jurisprudence une source de règles juridiques ayant une force obligatoire.

  • Constance jurisprudentielle : Lorsqu’une interprétation devient constante, elle acquiert une stabilité et une prévisibilité qui s’imposent aux justiciables. Ainsi, tant que la jurisprudence reste inchangée, les citoyens doivent s’y conformer, et les tribunaux appliqueront cette règle lors des procès futurs. Les décisions relatives à la responsabilité civile en sont un exemple marquant : la jurisprudence a élaboré des règles essentielles en matière de responsabilité, comme la théorie de la responsabilité du fait des choses ou du fait d’autrui, sans lesquelles de nombreuses situations n’auraient pas de cadre juridique clair.

  • Prééminence de certaines règles jurisprudentielles : En droit civil, notamment dans les domaines de la responsabilité civile ou de la famille, une grande partie des règles appliquées découlent de la jurisprudence, qui est venue interpréter et compléter les textes initiaux du Code civil. Ces règles, bien qu’elles ne soient pas codifiées, sont acceptées et appliquées sans contestation, tant elles ont prouvé leur pertinence. Elles sont aussi enseignées dans les facultés de droit comme des règles objectives, ce qui en renforce le caractère normatif.

2. La jurisprudence : une source autonome et non subordonnée à la loi

Certains juristes voient la jurisprudence comme une source de droit indépendante de la loi, même si elle en reste complémentaire. En effet, bien que la jurisprudence prenne souvent appui sur les textes législatifs, elle est capable de produire des règles qui vont au-delà de l’intention initiale du législateur, en s’adaptant aux besoins sociaux contemporains.

  • Autorisation implicite de la loi : Selon une opinion courante, l’absence de condamnation de la jurisprudence par le législateur pourrait être vue comme une forme d’approbation tacite. En d’autres termes, si le législateur n’intervient pas pour contredire une règle jurisprudentielle, c’est qu’il accepte sa validité. Cela équivaudrait à une délégation de pouvoir implicite, qui rend les règles jurisprudentielles obligatoires. Cependant, cette approche reste critiquée car elle ne rend pas justice au caractère autonome de la jurisprudence.

  • Distinction avec la coutume : Contrairement à la coutume, qui résulte d’usages spontanés au sein de la société, la jurisprudence émane d’une interprétation judiciaire et ne relève pas d’une approbation populaire. Le juge crée ainsi des normes en exerçant son pouvoir d’interprétation, sans être limité à l’approbation d’usages existants. Cette distinction souligne l’autonomie de la jurisprudence en tant que source de droit et la différencie des pratiques coutumières, ce qui renforce son caractère indépendant.

3. La flexibilité de la jurisprudence : un atout face aux évolutions sociales

L’un des arguments majeurs en faveur de la jurisprudence comme source de droit réside dans sa souplesse et sa capacité d’adaptation. Les règles jurisprudentielles sont en effet considérées comme un droit vivant, évoluant avec les besoins et les transformations de la société.

  • Réactivité aux évolutions sociales : Contrairement à la loi, dont la modification nécessite des processus longs et formels, la jurisprudence peut rapidement répondre aux besoins nouveaux. Par exemple, en matière de responsabilité du fait des choses, la jurisprudence a su adapter les règles de responsabilité pour répondre aux risques industriels et technologiques modernes. Cela a permis aux victimes d’obtenir réparation dans des contextes que le Code civil de 1804 n’avait pas anticipés.

  • Réponse à la lenteur du processus législatif : Face à des bouleversements rapides, comme ceux liés aux technologies numériques ou aux nouvelles formes de travail, la jurisprudence peut fournir une réponse adaptée en attendant que le législateur intervienne. Cette capacité d’évolution permet à la jurisprudence de combler les retards du législateur et d’assurer une protection immédiate des droits dans des contextes inédits.

4. La jurisprudence, un instrument complémentaire à la loi

La jurisprudence complète les lois en assurant leur application pratique et en précisant leur portée. Bien qu’elle ne soit pas reconnue formellement comme une source de droit égale à la loi, elle en devient néanmoins un complément indispensable, en définissant les contours des règles législatives et en clarifiant leur interprétation.

  • Illustration par l’exemple de l’article 1242 du Code civil : L’article 1242 (avant c’était l’article 1384) a été interprété par la Cour de cassation pour créer une responsabilité générale du fait des choses. Cette interprétation n’était pas explicitement prévue par le texte, mais elle a permis d’étendre la responsabilité civile à de nombreux accidents. Sans cette lecture extensive de la loi, les victimes de dommages causés par des objets auraient été démunies de tout recours. La jurisprudence a ainsi su adapter l’article aux réalités modernes, prouvant son efficacité comme complément de la loi.

  • Interprétation des termes flous ou généraux : Les juges donnent un contenu précis à des termes législatifs qui sont parfois délibérément généraux. En matière de droit de la famille, les notions de « faute » dans le divorce ou de « devoir de fidélité » ont été interprétées de manière évolutive pour s’adapter aux transformations sociales et aux nouvelles conceptions de la famille. Ainsi, le rôle interprétatif du juge dans la formation de la jurisprudence devient essentiel pour adapter le texte de loi aux réalités de chaque époque.

5. Les critiques traditionnelles de la jurisprudence comme source de droit

Certains reprochent à la jurisprudence son instabilité, craignant que son caractère changeant ne compromette la sécurité juridique. Toutefois, ce reproche s’avère relatif, car même la loi évolue régulièrement et peut être modifiée par de nouvelles dispositions législatives. La jurisprudence, bien qu’elle puisse parfois changer, n’évolue pas nécessairement plus rapidement que les textes de loi.

  • Souplesse versus instabilité : Les changements dans la jurisprudence sont souvent progressifs et répondent aux besoins de la société, ce qui constitue un atout. Cette adaptabilité n’implique pas que les règles jurisprudentielles soient nécessairement instables, mais plutôt qu’elles répondent de manière réactive aux évolutions des valeurs et des mœurs. Les revirements de jurisprudence, bien que possibles, restent modérés et dépendent des évolutions de la société, ce qui contribue à maintenir un équilibre entre stabilité et adaptation.

Bien que la jurisprudence ne soit pas formellement reconnue comme source de droit au même titre que la loi, elle agit de facto comme un instrument important dans la construction du droit en France. Son pouvoir créateur, sa capacité d’adaptation, et sa fonction de complément de la loi font d’elle une source incontournable, même si cette reconnaissance n’est pas unanimement consacrée par les textes.

 

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