La mise en œuvre du renvoi préjudiciel
Le recours préjudiciel serait ainsi « une coopération judiciaire par laquelle juridiction nationale et Cour de justice, dans l’ordre de leurs compétences propres, sont appelés à contribuer au directement et réciproquement à l’élaboration d’une décision en vue d’assurer l’application uniforme du droit communautaire dans l’ensemble des États membres » (C.J.C.E., 1er décembre 1965, SCHAWRZE, aff. N° 16/65. Rec. P. 1081).
A) Le caractère facultatif ou obligatoire du renvoi
Le renvoi préjudiciel est-il obligatoire ou facultatif ? Pour répondre à cette question, il faut revenir sur la formulation de l’article 267 du TFUE :
• la juridiction dont les décisions sont susceptibles de recours en voie interne a la faculté d’opérer un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice ;
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• la juridiction dont les décisions sont insusceptibles de recours en voie interne n’a pas la faculté d’opérer un renvoi préjudiciel mais est tenue de saisir la Cour de justice.
L’article a opéré un compromis raisonnable. Ces règles n’étaient pas applicables dans les même termes avant le traité de Lisbonne en ce qui concernait les renvois préjudiciels dérogatoires dans deux matières :
• en ce qui concerne le volet communautarisé du pilier III, le libellé hésitait entre la faculté et l’obligation de renvoi par les juridictions statuant en dernier ressort : était retenue que ces juridictions demandent à la Cour de justice, si elles l’estimaient nécessaire, qu’elle réponde à une question préjudicielle ;
• en ce qui concerne la coopération policière et judiciaire en matière pénale, le renvoi était très particulier car il était toujours facultatif et nécessitait de la part des Etats qu’ils consentent à la compétence préjudicielle de la Cour de justice dans les matières du pilier III ; la France, dans un élan européiste, avait fait le choix de l’acceptation la plus large du renvoi par toutes les juridictions, se laissant la possibilité qu’il devienne obligatoire.
Ce régime dérogatoire disparait avec le traité de Lisbonne sous réserve d’une période de transition de cinq ans.
1. L’encadrement partiel de la faculté de renvoi
a) Le principe de la liberté du juge national ne statuant pas en dernier ressort
Le juge national ne statuant pas en dernier ressort à une faculté d’appréciation sur l’opportunité de renvoyer ou de ne pas le faire. Il ne peut être contraint ni par les parties ni par des règles processuelles nationales. Le juge national doit pouvoir s’affranchir de la contrainte constitutionnelle pour opérer le renvoi au moment qu’il juge opportun. Lorsque le juge national estime ne pas avoir la nécessité de renvoyer, ce peut être parce qu’il estime pouvoir s’en sortir tout seul.
• Si cette question de droit communautaire est une question d’interprétation, il est parfaitement fondé à se livrer lui-même à une interprétation spontanée du droit de l’Union, avec le risque que son interprétation soit déviante, laquelle pourra aisément être corrigée tôt ou tard par la jurisprudence correcte des juridictions suprêmes de l’ordre considéré, lesquelles sont en principe tenues à une obligation de renvoi.
• S’il s’agit d’une question d’appréciation de validité, les choses sont un peu plus compliquées : on ne peut laisser n’importe quel juge national décider qu’un acte communautaire est invalide. Il serait possible d’y remédier tôt ou tard, mais cela ne serait pas pleinement satisfaisant, c’est pourquoi a été instituée une obligation partielle de renvoi en appréciation de validité.
b) L’exception : l’obligation partielle de renvoi en appréciation de validité
Contre la lettre de l’article 267 du TFUE, la Cour de justice a imposé une obligation partielle de renvoi en appréciation de validité pour le juge de renvoi ne statuant pas en dernier ressort. La position de la Cour de justice, depuis un arrêt du 22 octobre 1987 Foto-Frost qui a fait jurisprudence sur ce point, est de distinguer deux cas de figure :
• si le juge national qui s’interroge sur la validité d’un acte de droit dérivé de l’Union considère qu’il est valide par rapport aux normes supérieures du droit de l’Union, il pourra sans renvoyer confirmer cette présomption de conformité et l’appliquer à l’espèce ;
• s’il incline dans le sens de l’invalidité de l’acte, alors il doit au préalable surseoir à statuer et adresser à la Cour de justice un renvoi préjudiciel pour s’assurer de la pertinence de son sentiment. Cela s’impose à toutes les juridictions.
Cette jurisprudence laisse planer un malaise : il faut prendre la mesure de la préoccupation de la Cour de justice, qui est de garantir l’uniformité de l’application du droit de l’Union, éviter que certaines juridictions déclarent un acte invalide et refusent de l’appliquer au cas d’espèce. Une telle façon de faire devrait valoir pour l’interprétation préjudicielle, et pas seulement pour l’appréciation de validité. Même à s’en tenir au cas de la question préjudicielle en appréciation de validité, le raisonnement asymétrique fait peu de cas des intérêts des justiciables : la Cour de justice n’a en tête que les intérêts supérieurs de l’Union, elle ne peut supporter l’idée qu’une norme qu’elle considère valide soit écartée par le juge national, mais n’applique pas la même logique de raisonnement dans le cas inverse, elle s’accommode du fait qu’une norme invalide ne puisse pas être écartée par les justiciables.
La Cour de justice s’attache à l’effectivité du droit de l’Union plus qu’à sa licéité.
2. L’assouplissement partiel de l’obligation de renvoi
a) L’ambiguïté de l’article 267 du TFUE (ex-article 234 du TCE)
On ne sait pas s’il s’agit d’une obligation impérative ou plus nuancée. Les deux thèses peuvent également être soutenues.
• On peut soutenir la thèse de l’obligation absolue, impérative de renvoi, qui ne ferait aucune place au discernement du juge, et à l’appui de cette interprétation, on peut retenir un argument textuel. Si l’on compare les deux formulations pour les juridictions statuant en dernier ressort ou en premier ressort, dans le premier cas, le juge national de dernier ressort est tenu de renvoyer toute question préjudicielle qui se pose à lui, même s’il est convaincu qu’elle n’est pas nécessaire, alors que ce n’est pas le cas dans le second cas.
• D’un autre côté, on peut considérer qu’il est raisonnable de laisser au juge statuant en dernier ressort une faculté de discernement dans l’exercice de cette obligation de renvoi préjudiciel :
– l’obliger systématiquement à procéder à ce renvoi pourra conduire au renvoi de questions préjudicielles farfelues ;
– par ailleurs, la décision de renvoi appartenant au juge et non aux parties, cela reviendrait à conférer le pouvoir de renvoi aux parties elles-même et non pas au juge.
b) Les tempéraments jurisprudentiels à l’obligation de renvoi
La Cour de justice, très raisonnablement, n’interprète pas l’article 267 du TFUE indépendamment de la fonction qu’il remplit : dans son arrêt Cilfit du 6 octobre 1982, elle précise que la fonction du renvoi préjudiciel est d’éviter que ne pérennisent des opinions nationales divergentes. La Cour de justice a écarté l’hypothèse d’une interprétation stricte et intégriste tendant à une obligation systématique de renvoi préjudiciel par le juge national statuant en dernier ressort : il est donc fondé à ne pas procéder au renvoi qui lui semble manifestement irrecevable ; par ailleurs, il y a des limites de deux ordres :
• la première, d’ordre général, concerne l’hypothèse d’une question déjà tranchée par une décision préjudicielle de la Cour, ou plus largement par la jurisprudence de la Cour ; dans ce cas, lorsque la réponse à la question découle nécessairement d’une jurisprudence antérieure parfaitement établie, le juge national, bien que statuant en dernier ressort, sera dispensé de son obligation de renvoi préjudiciel ;
• la seconde est propre au renvoi préjudiciel en interprétation par le jeu de la théorie de l’acte clair ; la dispense est admise dans le cas où la norme à interpréter est considérée comme suffisamment claire pour se dispenser du renvoi. Cette théorie est venue de juridictions nationales ayant rang de cours suprêmes et rétives au renvoi obligatoire. Cela a été très clairement le cas du Conseil d’Etat français qui a inauguré cette théorie par l’arrêt du 19 juin 1964 Société des pétroles Shell. Cela dit, dire qu’un acte est clair signifie bien qu’il a été interprété ; le Conseil d’Etat avait même soutenu dans l’arrêt Cohn-Bendit du 22 décembre 1978 qu’il ressortait clairement que les directives ne pouvaient avoir d’effet direct (c’est l’«obscure clarté» du traité CE).
•Depuis, la Cour de justice a admis cette théorie, mais ce pour mieux l’étouffer : la Cour de justice retient que l’appréciation de la clarté supposée de cet acte doit tenir compte des caractéristiques propres au droit communautaire et à l’interprétation communautaire. Elle érige pour cela trois principes :
– cette clarté doit résulter de la comparaison des diverses versions linguistiques de l’acte communautaire en cause ;
– l’appréciation de la clarté doit tenir compte de l’autonomie conceptuelle partielle du droit communautaire ;
– l’appréciation de la clarté doit être opérée à la lumière de l’ensemble des dispositions communautaires, de leur finalité et de leur évolution.
B) La décision de renvoi
1. La décision de renvoi proprement dite
Elle prend la forme d’un acte juridictionnel soumis aux règles processuelles et aux formes du droit national.
2. Les mesures conservatoires accompagnant le renvoi
La décision de renvoi à la Cour de justice oblige à suspendre l’instance en cours puisque le renvoi n’est recevable qu’à la condition d’être le préalable, d’être nécessaire au prononcé par le juge de renvoi de son jugement. Dans cet intervalle, il peut s’avérer nécessaire de prendre des mesures provisoire.
• Si la question préjudicielle est une question d’interprétation du droit communautaire, elle peut viser à porter un jugement sur l’interprétation du droit national au regard du droit communautaire ; dans ce cas, la Cour de justice retient que le juge de renvoi doit avoir la faculté de surseoir à l’application de la mesure nationale dont la conformité au droit communautaire est incertaine. Elle précise que le juge national doit avoir cette faculté y compris si le droit processuel national ne lui reconnaît pas cette faculté.
• Si la question préjudicielle est une question d’appréciation de validité d’une norme dérivée du droit de l’Union, le juge national a-t-il ou non la faculté de surseoir à l’exécution des actes nationaux de mise en oeuvre de cette norme de l’Union dont la validité est discutée, est mise en doute, à titre préjudiciel ? Elle y est plus réticente, mais l’admet tout de même, à la condition en particulier que ce sursis soit précédé d’un renvoi préjudiciel en appréciation de validité. Cela n’ajoute rien s’il s’agit d’une juridiction statuant en dernier ressort, mais s’il s’agit d’une autre juridiction, cela ouvre un cas supplémentaire d’obligation de renvoi par rapport à la lettre de l’article 267. La Cour de justice n’admettra ce sursis qu’à la condition que les moyens tendant à démontrer cette invalidité présentent un caractère sérieux et que le risque de voir la norme communautaire appliquée dans l’intervalle implique un préjudice difficilement réparable.
•Il n’y a qu’une exception à cette obligation de renvoi préjudiciel en appréciation de validité préalablement au sursis : quand un renvoi préjudiciel a déjà été opéré par une autre juridiction nationale (ce qui est possible vu le nombre d’Etats membres).