La règle de conflit de loi

Le statut procédural de la Règle de conflit de loi française

Il y a conflits de lois lorsque le juge se trouve en présence d’une situation juridique, susceptible d‘être régie par plusieurs lois. Pour avoir la caractéristique de situation internationale, le problème juridique doit contenir un élément d’extranéité par rapport au juge saisi.       

    Ici, on va s’intéresser à deux questions. La première est celle du statut procédural de la Règle de conflit de loi française. La deuxième est celle du statut procédural de la loi étrangère désignée par la Règle de conflit de loi .

            Il y a un cas où il n’y a pas de problème, c’est lorsque l’une des parties invoque la compétence d’une loi étrangère.

            Lorsque les parties ne disent rien, c’est alors plus difficile. Dans ces cas là, le juge doit-il soulever d’office le problème ?

            Il faut donc distinguer deux cas :

  • Une loi étrangère est invoquée par l’une des parties
  • Aucune loi étrangère n’est invoquée

 

  • 1. La situation lorsqu’une loi étrangère est invoquée par l’une des parties

             Dans ce cas là, le juge est tenu  de mettre en œuvre les règles du DIP pour départager les parties. Cela peut le conduire à désigner une loi étrangère ou la loi française.

            La jurisprudence a apporté une exception dans laquelle le juge n’est pas tenu de trancher le problème. La Cour de cassation considère que les juges du fond peuvent ne pas choisir entre la loi française et la loi étrangère lorsque les juges peuvent relever que ces lois sont équivalentes. Cela signifie que « la situation de fait constatée par le juge aurait les mêmes conséquences juridiques en vertu des deux lois » (Civ 1ère, 13 avril 1999, Compagnie royale belge). La Cour de cassation a inventé ça pour sauver des arrêts de cours d’appel. Cela concerne des situations où les juges du fond ont appliqué la mauvaise loi mais cela ne changerait rien en fait.

 

            Sur le plan procédural, l’application de la loi étrangère peut être invoquée pour la première fois en appel. On peut créer la contestation en appel car  bien que l’article 564 du Code de procédure civile dit que les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions, l’article 565 précise que les prétentions ne sont pas nouvelles dès lorsqu’elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent.

 

            Lorsque les deux parties sont d’accord pour appliquer une règle étrangère mais la Règle de conflit de loi dit que la loi française s’applique.

            Lorsque les droits sont disponibles, la jurisprudence autorise les parties à dire au juge qu’elles veulent se voir appliquer la loi française. La question se pose de savoir si l’inverse est possible. La doctrine est divisée car certains auteurs estiment que les deux hypothèses ne sont pas tout à fait symétriques. L’application de la loi française est le travail normal du juge français. Seule la Règle de conflit de loi peut obliger le juge à appliquer une loi étrangère. Il faut toutefois réserver le cas de la matière contractuelle puisque la Règle de conflit de loi donne la possibilité aux parties de choisir une loi étrangère. Certains auteurs disent que cela va dépendre des hypothèses. Les parties ne veulent pas se voir appliquer la règle Y mais la loi X, dans les deux cas, le juge devra appliquer une loi étrangère. Mais si les parties désignent une loi étrangère à la place de la loi française, ce n’est plus acceptable.

            Le juge, quand il fait toutes les démarches éventuelles en la matière, doit respecter le principe de la contradiction.

 

  • 2. La situation lorsqu’aucune loi étrangère n’est invoquée par les parties

             Il n’y a pas de contestation sur l’application du droit français au litige. La Règle de conflit de loi applicable au litige désignerait une loi étrangère. La question est de savoir si le juge peut soulever d’office le conflit.

            Sur cette question, la jurisprudence a été marquée par de grandes hésitations.

 

  1. L’évolution chaotique de la jurisprudence

 Le point de départ de cette jurisprudence est un arrêt Bisbal (Cour de Cassation, 12 mai 1959). Il s’agissait de deux époux espagnols séparés de corps et qui résidaient en France. Ils demandent à un juge français de convertir leur séparation de corps en divorce en invoquant uniquement la loi française. Or, à l’époque, la loi applicable au divorce est celle de la nationalité commune des époux. L’épouse change d’avis et fait un pourvoi en cassation. Devant la Cour, elle reproche aux juges du fond de ne pas avoir appliqué la Règle de conflit de loi française qui désignait la loi espagnole, laquelle prohibait le divorce. La Cour a dit « les règles françaises de conflit de loi entendues moins qu’elles prescrivent l’application d’une loi étrangère n’ont pas un caractère d’ordre public, en ce sens qu’il appartient aux parties d’en réclamer l’application et qu’on ne peut reprocher aux juges du fond de ne pas appliquer d’office la loi étrangère et de faire, en ce cas, appel à la loi française, laquelle a vocation a régir tous les rapports de droit privé ».

           

Un an après (Cour de Cassation, 2 mars 1960, Compagnie algérienne de crédit et de banque), la Cour a dit que le juge peut soulever la règle de conflit de lois. Le juge a donc la faculté de relever d’office ; il n’en a pas l’obligation. Partisans de cette solution : c’est logique parce qu’on ne peut pas demander au juge de connaître la teneur de toutes les lois étrangères. Mais argument peu pertinent ; invoquer la compétence d’une loi étrangère et l’appliquer sont deux choses différentes. Le juge pourrait très bien être tenu d’invoquer d’office la règle de conflit de lois (qu’il est censé connaître) et après, une fois la loi étrangère désignée, il pourrait être dispensé de l’appliquer effectivement si son contenu reste inconnu après des recherches infructueuses. D’ailleurs, ce mécanisme est celui retenu par de nombreux droits étrangers. C’est logique parce qu’au stade de l’application de la loi étrangère, le juge a des moyens de déterminer le contenu de la loi étrangère. En réalité, le souci de la Cour de cassation était essentiellement l’ignorance par le juge des règles de conflit de lois françaises.

            Cette solution avait un inconvénient pratique : elle pouvait conduire à une certaine inégalité devant la loi entre les justiciables. La jurisprudence reconnaissait une faculté pour le juge de relever d’office. Donc certains juges le feraient et d’autres non, selon qu’ils voient avec sympathie ou antipathie le résultat au fond du litige. Enfin, objection théorique : comme la règle de conflit n’est pas obligatoire, elle est ravalée à un rang inférieur par rapport aux autres règles de droit. Or l’article 12, alinéa 1er du du code de procédure civile dit que le juge est tenu de régler le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables. Les règles de conflit de lois françaises sont des règles de droit.

 

            La jurisprudence a opéré un spectaculaire revirement par deux arrêts, Rebouh et Schule, civ. 1ère, 11 et 18 octobre 1988. Très nettement, la Cour de cassation énonce que le juge du fond a l’obligation de rechercher, au besoin d’office, la loi applicable. Cette solution valait pour toutes les matières, que les parties aient ou n’aient pas la libre disposition de leurs droits.

            Tout le monde s’en félicite, la doctrine est très contente… et puis la Cour de cassation prend peur et revient en arrière (Civ 1ère, 4 décembre 1990, Coveco). Elle atténue l’obligation du juge en posant des distinctions assez subtiles. Elle refuse de censurer les juges du fond qui n’avaient pas relevé d’office la règle de conflit de lois au motif que « les parties n’ont pas invoqué d’autre loi que celle spécialement tirée du droit français en une matière qui n’était soumise à aucune convention internationale et où le demandeur avait la libre disposition de ses droits ». Elle restreint l’obligation du juge à deux cas : lorsque les parties n’ont pas la libre disposition de leurs droits et lorsque la règle de conflit de lois a une origine conventionnelle (résulte d’une convention internationale).

            Pourquoi ce revirement sur revirement ? Peur d’une inflation de pourvois. Mais par la suite, la Cour de cassation a bien vu que le 2ème cas de figure (règle de conflit d’origine conventionnelle) n’était pas très logique. Donc elle l’a abandonné dans un arrêt Mutuelle du Mans du 26/05/1999 (civ. 1ère) qui a supprimé l’obligation pour le juge d’appliquer d’office une règle de conflit d’origine conventionnelle. En effet, pourquoi une règle d’origine conventionnelle serait plus obligatoire qu’une règle nationale ? De plus, sur la plan pratique, cette réserve n’arrangeait pas la Cour de cassation, dans l’optique de limiter l’inflation des pourvois. On s’est rendu compte que la plupart des textes internationaux étaient relatifs aux droits disponibles ; donc ce qu’on avait donné d’une main au juge, on le reprenait de l’autre.

            Donc état actuel du droit positif : le juge n’a l’obligation que lorsque les parties n’ont pas la libre disposition de leurs droits. Situation sûrement critiquable sur le plan des principes, même si pour des raisons pratiques, elle peut se comprendre.

 

  1. L’état du droit positif
  2. Les parties n’ont pas la libre disposition de leurs droits

             Les choses sont claires : le juge a l’obligation d’appliquer d’office la règle de conflit de lois. Cette obligation est absolue, au sens où aucun accord des parties, même exprès, qui inviterait le juge à désigner une autre loi (même française) que celle désignée par la règle de conflit, ne peut avoir d’effet. Bien entendu, le juge devra, là aussi, respecter le principe de la contradiction.

            En pratique, encore faut-il que le juge lui-même se rende compte du caractère international de la situation. C’est assez souvent facile parce que les parties, même sans invoquer le conflit de lois, font état d’éléments d’extranéité. Ex : dans les conclusions, on doit mentionner la nationalité et le domicile. Le juge est censé voir l’élément d’extranéité. S’il a un doute, il peut encore s’aider de l’article 8 du NCPC qui lui permet d’inviter les parties à fournir des explications de faits qu’il estime nécessaires à la solution du litige. Mais les obligations du juge s’arrêtent là.

 

            Le critère est la libre disposition des droits. Quelle est la loi qui décide si les droits sont disponibles ou pas ? Est-ce la loi du for ou la loi étrangère qui est désignée par la règle de conflit de lois ? Quelques éléments militent pour l’application de la loi étrangère désignée. Mais c’est compliqué ; le juge devra interroger la loi étrangère pour voir si les droits sont disponibles et si elle lui permet de ne pas invoquer d’office, pour finalement ne pas le faire. En jurisprudence, le caractère disponible ou indisponible des droits s’apprécie donc en vertu de la loi française. Ce n’est pas simple pour autant. La notion de libre disponibilité d’un droit est passablement floue.

 

  1. Les parties ont la libre disposition de leurs droits

             Après l’arrêt Mutuelle du Mans, on sait que lorsque les parties ont la libre disposition de leurs droits, le juge n’est pas tenu de relever d’office l’application de la règle de conflit de lois, et ce, quelle que soit la source de la règle de conflit. Ceci dit, il peut le faire. Donc cela peut avoir un intérêt pour le juge de relever d’office l’application de la règle de conflit de lois si les parties sont demeurées silencieuses. En tant que juge, il va plutôt être un peu réticent à le faire ; ça risque d’alourdir ses obligations. Mais intérêt sur le plan du principe : lorsque les parties restent silencieuses, c’est parce qu’elles n’ont pas vu le problème. Beaucoup d’avocats savent à peine ce qu’est le droit international privé, donc ils ne se posent pas la question. Et cela n’est pas nécessairement conforme aux intérêts de leurs clients. Donc il serait bon, pour une bonne administration de la justice, que le juge attire l’attention des parties sur le problème de droit international privé. Il peut le faire en soulevant d’office l’application des règles de conflit de lois, tout en respectant le principe de la contradiction. C’est utile parce qu’au moins, les parties seront renseignées. Après, libre à elles de s’entendre. On est par hypothèse dans un domaine où les parties ont la libre disposition de leurs droits. Si elles sont interrogées, elles peuvent quand même convenir entre elles que le litige sera tranché en application de la règle de droit française.

 

            Question du caractère obligatoire ou non de la règle de conflit de lois pour les parties (dans l’hypothèse où elles ont la libre disposition de leurs droits). On a déjà vu le problème lorsque la règle de conflit de lois désigne la loi française et que les parties veulent se voir appliquer une loi étrangère. La majorité de la doctrine estime que ce n’est pas possible.

            L’hypothèse plus fréquente est celle où la règle de conflit désigne une loi étrangère et où les parties veulent néanmoins que la loi française s’applique. La Cour de cassation, dans un arrêt du 19 avril 1988, Roho, a admis cette possibilité pour les parties en semblant exiger un accord exprès des parties pour l’application de la loi française. Contexte : arrêts Rebouh et Schule ; époque où la Cour de cassation décide que le juge est tenu de soulever l’application d’office dans tous les cas.

            On s’est interrogé ensuite, puisque la jurisprudence est revenue en arrière, sur cette possibilité lorsque la règle de conflit avait une origine conventionnelle (office obligatoire pour le juge). Dans un arrêt Société Hannover International, 6 mai 1997, la Cour de cassation a fixé sa jurisprudence en la matière : « pour les droits dont les parties ont la libre disposition, les parties peuvent s’accorder sur l’application de la loi française du for malgré l’existence d’une convention internationale ». C’est ce qu’on a appelé la reconnaissance de l’accord procédural des parties. Dans le cadre de l’instance, elles s’accordent pour voir appliquer la loi française à la place de la loi étrangère normalement désignée. L’arrêt précise que cet accord peut être non seulement exprès mais également tacite : « il peut résulter du fait que les parties, dans leurs conclusions, invoquent la seule loi française ». Solution un peu critiquable parce qu’on ne sait pas si l’attitude passive des parties est volontaire ou pas. La Cour de cassation tire un accord d’une ignorance.

            Ça montre que le système d’ensemble n’est pas très satisfaisant. Dans un monde idéal, la solution la meilleure serait d’obliger dans tous les cas le juge à soulever d’office la règle de conflit de lois (retour aux arrêts Rebouh et Schule) parce que c’est du droit français, donc obligatoire ; et dans un 2ème temps, là où les droits sont disponibles, permettre aux parties de lier le juge par un accord exprès pour l’application de la loi française. On serait alors sûr que les parties se sont entendues en connaissance de cause. Les règles de droit international privé sont des règles à part, que les juges connaissent peu. En l’état, le juge peut soulever d’office. Mais l’état actuel du droit positif sur le statut de la loi étrangère, et notamment les règles de preuve, ne va pas beaucoup inciter le juge à faire preuve de zèle.

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