LA SÉPARATION DES POUVOIRS
Aucune théorie n’a autant influencé l’histoire constitutionnelle que celle de la séparation des pouvoirs, un principe qui reste au cœur des démocraties modernes. Son origine remonte au XVIIᵉ siècle, mais elle est surtout associée à Montesquieu et à son ouvrage L’Esprit des lois (1748), notamment au Livre XI, Chapitre 6, où il décrit ce qu’il considère comme la Constitution anglaise.
Les premières traces de la théorie : Locke et Montesquieu
- John Locke, dans son Traité du gouvernement civil (1690), distingue déjà trois fonctions principales du pouvoir :
- Le pouvoir législatif (élaboration des lois) ;
- Le pouvoir exécutif (application des lois) ;
- Le pouvoir fédératif (gestion des relations extérieures).
- Montesquieu, en 1748, affine et popularise cette théorie en identifiant trois « puissances » :
- La puissance législative : pour élaborer les lois.
- La puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens : application des lois et gestion des affaires publiques.
- La puissance de juger : résolution des litiges.
Son apport essentiel réside dans l’idée que ces trois fonctions doivent être confiées à des corps indépendants pour garantir la modération et éviter les abus :
« Le pouvoir arrête le pouvoir. »
L’écho historique de la théorie :
La théorie de Montesquieu a immédiatement trouvé un écho considérable. Elle est devenue un critère fondamental des régimes respectueux des libertés :
- Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, article 16 :
« Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n’est pas déterminée n’a pas de Constitution. » - Constitution américaine de 1787, toujours en vigueur, organisée autour d’une séparation stricte des pouvoirs (checks and balances).
Ainsi, la séparation des pouvoirs est rapidement devenue la pierre angulaire des régimes démocratiques modernes.
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I. La leçon de Montesquieu
Montesquieu (1689-1755) a profondément influencé la théorie constitutionnelle moderne avec son œuvre majeure, De l’esprit des lois (1748). Il y développe une vision d’un régime politique idéal où la liberté des individus est garantie par un équilibre harmonieux des pouvoirs, qu’il observe en Angleterre lors de son voyage en 1729-1730. Son analyse repose sur une critique du pouvoir absolu et sur la nécessité de sa division fonctionnelle.
1. L’origine et la justification de la séparation des pouvoirs
La nature du pouvoir politique
Montesquieu identifie le pouvoir politique comme l’autorité capable d’établir et d’imposer des lois, ces textes destinés à régir les conduites des individus. Cependant, une telle autorité peut devenir oppressive si elle est concentrée dans les mains d’un seul organe ou d’un seul individu. Montesquieu écrit :
« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »
Les trois fonctions essentielles
Montesquieu découpe l’exercice du pouvoir en trois grandes fonctions, correspondant à trois étapes :
- L’élaboration de la loi (puissance législative), qui consiste à écrire les normes juridiques.
- L’exécution de la loi (puissance exécutive), qui consiste à appliquer ces normes et à conduire les affaires publiques.
- Le règlement des litiges (puissance judiciaire), qui consiste à résoudre les différends nés de l’application de la loi.
Ces trois fonctions doivent être confiées à trois corps distincts et indépendants, afin d’éviter les abus et garantir les libertés individuelles.
2. Les principes de la séparation des pouvoirs
Indépendance des trois corps
Les trois pouvoirs doivent être :
- Séparés dans leur origine : chaque pouvoir doit émaner d’une source distincte (élection, nomination, etc.).
- Indépendants dans leur fonctionnement : les pouvoirs ne doivent pas interférer dans les compétences des autres.
- Autonomes dans leur champ d’action : chaque pouvoir doit se limiter à ses prérogatives.
Un équilibre entre les pouvoirs
Pour éviter que l’un des pouvoirs ne domine les autres, Montesquieu propose une architecture où chaque pouvoir est en mesure de contrôler ou de freiner les excès des autres. Cette idée d’équilibre repose sur la modération :
« Le pouvoir arrête le pouvoir. »
3. Application pratique de la théorie
Le modèle anglais
Montesquieu s’inspire de ce qu’il observe en Angleterre :
- Le Parlement (Chambre des Lords et Chambre des Communes) représente la fonction législative.
- Le roi et ses ministres incarnent la fonction exécutive.
- Les juges assurent l’indépendance de la fonction judiciaire.
L’influence sur les constitutions modernes
Les idées de Montesquieu ont façonné les systèmes politiques modernes, en particulier :
- La Constitution américaine de 1787 :
- Séparation stricte des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire).
- Mécanisme de checks and balances (freins et contrepoids) : chaque pouvoir contrôle et limite les autres.
- Les régimes parlementaires européens :
- Bien que plus souples, ces régimes s’efforcent de préserver une séparation des pouvoirs, tout en organisant des relations entre l’exécutif et le législatif (ex. : motion de censure, dissolution).
4. Une interprétation parfois déformée
Séparation stricte ou collaboration ?
Montesquieu n’a pas prôné une séparation rigide des pouvoirs comme dans le modèle américain. Il envisageait une certaine collaboration entre les pouvoirs, à condition qu’ils restent indépendants dans leur origine et leur fonctionnement.
La modération, clé de voûte du système
Pour Montesquieu, l’objectif final n’est pas de créer des murs infranchissables entre les pouvoirs, mais de garantir la modération : le bon fonctionnement d’un système politique repose sur des interactions équilibrées et raisonnables entre les institutions.
5. Actualité et critiques de la théorie de Montesquieu
Persistance de l’influence
- La séparation des pouvoirs demeure un pilier des démocraties contemporaines, comme en témoigne la Constitution française de 1958. Toutefois, les régimes parlementaires modernes intègrent des mécanismes de coopération entre l’exécutif et le législatif.
Critiques modernes
- Complexité des relations inter-pouvoirs : dans les démocraties contemporaines, les frontières entre les pouvoirs sont souvent floues. Ex. : en France, l’exécutif a une influence prépondérante sur le législatif (rôle du gouvernement dans l’ordre du jour parlementaire).
- Judiciarisation de la politique : la montée en puissance des juridictions (ex. : Conseil constitutionnel) remet en question l’équilibre voulu par Montesquieu.
II. Le contenu réel du texte
La théorie de la séparation des pouvoirs, souvent associée à Montesquieu, est un pilier des régimes démocratiques modernes. Cependant, des lectures contemporaines, notamment celles de Charles Eisenmann et Louis Althusser, ont mis en lumière la complexité et les nuances de son œuvre. Montesquieu, loin de prôner une séparation rigide, développe une théorie plus subtile d’équilibre des pouvoirs, parfois qualifiée de « combinaison ».
I. Une séparation flexible et des empiètements admis
1. Les empiètements entre les pouvoirs
Contrairement à une lecture simplifiée, Montesquieu accepte l’idée que les pouvoirs interagissent. Quelques exemples :
- Droit de veto du pouvoir exécutif : le roi peut s’opposer à la promulgation d’une loi, influençant ainsi le processus législatif.
- Responsabilité ministérielle : l’exécutif est soumis à un contrôle par le législatif, notamment par les assemblées.
- Rôle judiciaire du pouvoir législatif : dans certains cas, les assemblées peuvent intervenir comme juges, par exemple dans des procédures de destitution.
Ces interactions montrent que Montesquieu parle davantage d’articulation que de séparation stricte. Cela reflète sa préoccupation pour un équilibre des forces, permettant d’éviter les abus.
2. Une hiérarchie et des distinctions entre les pouvoirs
- Montesquieu met à part le pouvoir judiciaire, qu’il qualifie d’« invisible et comme nul », car limité à l’application de la loi. Son rôle est d’interpréter, non de créer ou d’exécuter.
- Le pouvoir législatif, lui, est divisé en deux corps :
- Une chambre haute, représentant la noblesse.
- Une chambre basse, représentant le peuple.
- Le pouvoir exécutif est incarné par le roi et ses ministres.
Plutôt qu’une séparation stricte, Montesquieu plaide pour une distribution du pouvoir entre des corps distincts, chacun représentant une force sociale : roi, noblesse et peuple.
II. Les combinaisons exclues par Montesquieu
Montesquieu rejette certaines formes de concentration du pouvoir, qu’il juge incompatibles avec la modération et la liberté :
1. La domination du législatif sur l’exécutif
Il condamne ce que l’on appellera plus tard les régimes d’assemblée, où le pouvoir législatif domine l’exécutif. Dans L’Esprit des lois (Livre XI, Chapitre 6), il affirme : « S’il n’y avait point de monarque et que la puissance exécutrice fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n’y aurait plus de liberté. »
Cette critique vise à prévenir un abus de pouvoir par des assemblées législatives omnipotentes, un danger qu’il anticipe bien avant les excès des régimes révolutionnaires.
2. La domination de l’exécutif sur le judiciaire
Montesquieu considère que si l’exécutif détient le pouvoir judiciaire, le régime basculera dans le despotisme. Il écrit (Livre VI, Chapitre 5) : « Cette disposition suffit à faire tomber la monarchie dans le despotisme. »
Cette critique met en garde contre les atteintes aux libertés fondamentales des citoyens, qui pourraient être jugés arbitrairement par l’exécutif.
III. La combinaison souhaitable : une monarchie tempérée
1. Le modèle de Montesquieu
Le régime idéal pour Montesquieu est une monarchie tempérée (ou monarchie limitée), où :
- Le roi domine l’exécutif mais ne détient pas le législatif.
- Les assemblées, divisées entre chambre haute (noblesse) et chambre basse (peuple), participent à l’élaboration des lois.
- Le pouvoir judiciaire reste indépendant.
Ce modèle repose sur un équilibre des forces sociales :
- La chambre haute protège les intérêts de la noblesse.
- La chambre basse représente le peuple.
- Le roi joue un rôle d’arbitre, s’appuyant alternativement sur la noblesse ou le peuple pour maintenir l’équilibre.
2. Le rôle central de la noblesse
Montesquieu accorde une importance particulière à la chambre haute, qui représente la noblesse :
- Elle est un contrepoids au pouvoir populaire, empêchant le roi et la chambre basse de dominer.
- Elle garantit la modération du pouvoir en équilibrant les forces :
« Un prince protégé de ses excès par des ordres privilégiés. Des ordres protégés du prince par leur honneur. Un peuple protégé du prince par ces mêmes ordres. » (Althusser)
Cette conception reflète l’importance de la modération, objectif central de Montesquieu.
IV. Une lecture critique et ses implications
1. Montesquieu, pas un démocrate au sens moderne
- Montesquieu n’est pas le « père de la démocratie » au sens contemporain, mais il en est l’un des précurseurs.
- Son modèle repose sur une vision élitiste, où la noblesse joue un rôle politique équivalent à celui du peuple.
- Cependant, son insistance sur l’équilibre des pouvoirs et la modération reste fondamentale pour les démocraties modernes.
2. Une théorie politique plus qu’une théorie juridique
Le texte de Montesquieu n’est pas une simple théorie juridique ; c’est une réflexion politique sur la meilleure combinaison des pouvoirs pour garantir la liberté :
- Il s’adresse à un contexte précis, celui de la monarchie anglaise et européenne du XVIIIᵉ siècle.
- Sa théorie est moins rigide qu’elle n’a parfois été interprétée, laissant place à des ajustements selon les réalités politiques.
Conclusion : Montesquieu, à travers L’Esprit des lois, n’a pas seulement théorisé la séparation des pouvoirs ; il a esquissé une philosophie de l’équilibre et de la modération du pouvoir. Si sa vision est ancrée dans le contexte de son époque, elle a donné naissance à un principe fondamental des régimes démocratiques. Les lectures critiques modernes, notamment celles d’Eisenmann et d’Althusser, montrent qu’il parle davantage de combinaison des pouvoirs que de séparation stricte. Cette nuance, loin de diminuer son œuvre, en souligne la richesse et l’adaptabilité.
III. Quelles sont les raisons de l’interprétation de la théorie de Montesquieu
La théorie de la séparation des pouvoirs, exposée par Montesquieu dans L’Esprit des lois (1748), a connu un succès durable et a profondément marqué l’histoire constitutionnelle. Ce succès repose sur des causes historiques et sociales, qui expliquent pourquoi cette idée a été adoptée, adaptée et érigée en principe fondamental des régimes démocratiques.
1) Les causes d’ordre historique
1. La réaction contre la monarchie absolue
À l’époque de Montesquieu, le régime politique dominant en France était la monarchie absolue, où le roi concentrait tous les pouvoirs :
- La monarchie absolue, instaurée progressivement depuis Louis XIV, était perçue comme pesante et oppressive.
- Montesquieu propose la séparation des pouvoirs comme un remède à l’absolutisme, visant à limiter le pouvoir royal. Cette idée séduit car elle offre une voie pour rééquilibrer les institutions en affaiblissant le roi.
Exemple : Les premières constitutions démocratiques
- Constitution américaine de 1787 : Écrite après la guerre d’indépendance, elle limite fortement le pouvoir central pour éviter un nouveau despotisme, que ce soit celui du président ou du Congrès. Ce compromis, connu comme le compromis de Philadelphie, préserve l’autonomie des États fédérés.
- Constitution française de 1791 : Elle limite le rôle du roi et renforce celui de l’assemblée législative. Elle adopte une structure inspirée des principes de Montesquieu pour éviter un retour à l’absolutisme.
2. La méfiance envers le pouvoir central
Pendant le XIXᵉ et le début du XXᵉ siècle, l’idée dominante était que le principal danger pour les libertés des individus résidait dans un pouvoir étatique trop fort. La séparation des pouvoirs s’impose alors comme une garantie contre l’arbitraire :
- Le veto présidentiel : Dans les constitutions de 1787 (États-Unis) et de 1791 (France), le droit de veto illustre la séparation des pouvoirs, permettant à l’exécutif de bloquer une loi votée par le législatif. Cet équilibre vise à prévenir les excès des assemblées tout en limitant le pouvoir exécutif.
- Cette séparation n’empêche pas la collaboration entre les pouvoirs, nécessaire pour le bon fonctionnement des institutions.
2) Les causes d’ordre social
1. La noblesse et Montesquieu
Montesquieu appartient à la noblesse de robe, une aristocratie juridique et administrative. Son objectif était de redonner un rôle politique à la noblesse, affaiblie par l’absolutisme royal :
- La chambre haute (ou Sénat) : Montesquieu considère que la noblesse doit jouer un rôle central en contrebalançant le roi et le peuple.
- La noblesse, en s’alliant tour à tour avec le monarque ou la chambre populaire, devient le pivot de l’équilibre des pouvoirs.
Cependant, la noblesse ne fut pas la seule à se saisir des idées de Montesquieu.
2. La bourgeoisie et la séparation des pouvoirs
Au XVIIIᵉ siècle, la bourgeoisie gagne en influence économique (commerce, industrie naissante) mais reste exclue du pouvoir politique. Montesquieu, bien que parlant à l’origine pour la noblesse, offre à la bourgeoisie un cadre idéologique pour revendiquer sa place :
- La bourgeoisie s’identifie à la chambre basse, représentant le peuple.
- La séparation des pouvoirs et l’institution d’assemblées offrent à la bourgeoisie un moyen de conquérir le pouvoir politique, notamment lors de la Révolution française.
3. Une théorie adaptée aux évolutions sociales
À mesure que la bourgeoisie prend le pouvoir économique et politique, la théorie de Montesquieu devient un outil de légitimation pour ses revendications :
- La séparation des pouvoirs est perçue comme une condition de la démocratie et des libertés individuelles.
- Elle est érigée en principe universel, bien qu’elle serve parfois d’alibi pour éviter des réformes démocratiques plus profondes.
3) La séparation des pouvoirs : un dogme et ses implications
1. La sacralisation de la séparation des pouvoirs
- Dès la Révolution française, la séparation des pouvoirs est considérée comme un critère fondamental de la démocratie. L’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme : « Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n’est pas déterminée n’a point de constitution. »
- Ce principe devient un dogme, différenciant les régimes démocratiques des régimes autoritaires.
2. Un critère de classification des régimes politiques
La séparation des pouvoirs devient un outil de distinction :
- Les régimes démocratiques, fondés sur la séparation des pouvoirs, sont opposés aux régimes totalitaires, où tous les pouvoirs sont concentrés.
- Elle structure également les régimes parlementaires et présidentiels, en fonction de la façon dont ces pouvoirs sont organisés et équilibrés.