La souveraineté : théorie, définition, titulaires

L’attribution du pouvoir politique : la souveraineté

La souveraineté peut être définie comme l’autorité politique exclusive exercée sur une population réunie dans un territoire donné, sans subordination à une autre entité extérieure. Elle exprime l’indépendance d’un État et son autonomie dans l’exercice du pouvoir.

Les origines de la souveraineté : Machiavel et l’affirmation de l’État

Au XVIe siècle, Machiavel a été l’un des premiers penseurs à associer la souveraineté à l’idée de puissance. Pour lui, la souveraineté ne se justifie pas seulement par des principes philosophiques ou religieux, mais par l’existence d’un État fort capable de maintenir l’ordre et d’exercer son autorité.

Cette vision met en lumière un aspect fondamental de la souveraineté : le pouvoir de contraindre et d’organiser la société, tout en garantissant sa pérennité.

Le rôle du droit constitutionnel : organiser et limiter le pouvoir

Dans les démocraties modernes, la souveraineté ne s’exerce pas de manière brute ou arbitraire. Elle est encadrée par le droit constitutionnel, qui joue un double rôle :

  1. Limiter le pouvoir : Éviter les abus d’autorité en imposant des règles et des garanties juridiques.
  2. Organiser le pouvoir : Définir les mécanismes par lesquels les institutions de l’État interagissent et exercent leur autorité de manière rationnelle, c’est-à-dire basée sur des principes de raison et non sur la force brute.

Le droit constitutionnel a pour mission de :

  • Structurer les organes de l’État (exécutif, législatif, judiciaire).
  • Faciliter le transfert du pouvoir des titulaires de la souveraineté (les citoyens) vers ceux qui exercent effectivement l’autorité (les gouvernants).

 

A)    Les titulaires de la souveraineté

La souveraineté, concept central du droit et de la politique, repose sur deux dimensions fondamentales : la souveraineté de l’État (sa capacité d’agir sans être soumis à une autorité extérieure) et la souveraineté dans l’État (son autorité sur son territoire et sa population). Ces dimensions ont évolué avec le temps, confrontées à des transformations historiques, politiques et sociales.

1) Souveraineté de l’État

Définition traditionnelle

La souveraineté externe, selon la conception classique, désigne l’indépendance totale de l’État face à toute autre entité. Cette idée s’inscrit dans la défense de l’autorité absolue de l’État, particulièrement mise en avant par Jean Bodin dès 1576 dans Les Six Livres de la République. Bodin défend la monarchie française contre les ingérences de la papauté, affirmant que :

  • La souveraineté est absolue : l’État peut édicter des lois contraignantes sans avoir à demander l’avis des gouvernés.
  • La souveraineté est perpétuelle : elle perdure au-delà des régimes ou des dirigeants en place.
  • La souveraineté est indivisible : elle ne peut être partagée ou fractionnée entre plusieurs entités.

Cette conception a dominé les relations internationales et la structuration des États-nations pendant des siècles. L’État se pose comme la seule autorité légitime à l’intérieur de ses frontières, et aucun autre État ne peut intervenir sans son consentement.

Les limites contemporaines

À partir des années 1990, cette vision absolue de la souveraineté a été remise en question dans plusieurs domaines.

  1. Le principe d’humanité et l’intervention internationale :

    • En 1991, l’ONU a établi que, au nom de l’humanité, il est possible d’intervenir dans un État même contre sa volonté, particulièrement en cas de crise humanitaire (ex. : interventions en Somalie, au Kosovo ou au Rwanda).
  2. L’Union européenne :

    • Les États membres de l’UE ont volontairement renoncé à certaines prérogatives souveraines, comme la politique monétaire, en adoptant l’euro. Ce transfert de compétences marque une souveraineté partagée dans un cadre supranational.
  3. Les organisations internationales et accords globaux :

    • Les conventions et traités internationaux (comme les Accords de Paris sur le climat) limitent les marges de manœuvre des États, qui s’engagent à respecter des objectifs communs.

2) La souveraineté dans l’État

Définition classique

La souveraineté interne reflète la capacité de l’État à exercer son autorité sur son territoire et sa population. Cela inclut :

  • Le pouvoir judiciaire : l’État rend la justice et impose ses décisions.
  • Le monopole de la contrainte légitime : l’État dispose du droit exclusif d’utiliser la force pour maintenir l’ordre public, comme l’a théorisé Max Weber.

En ce sens, l’État est l’instance suprême qui organise la société, garantit la sécurité et assure la paix sociale.

Les défis modernes

Aujourd’hui, la souveraineté interne est également mise à l’épreuve par plusieurs phénomènes :

  1. La montée des ONG :

    • Les organisations non gouvernementales (ONG), comme la Croix-Rouge ou Amnesty International, jouent un rôle croissant dans la société, parfois en suppléant les États défaillants.
  2. Les tribunaux internationaux :

    • La multiplication des juridictions supranationales, comme la Cour pénale internationale (CPI), limite l’autorité exclusive des États sur leurs citoyens. Par exemple, un chef d’État peut être jugé pour crimes contre l’humanité par une cour internationale.
  3. Les multinationales :

    • Les grandes entreprises comme Nestlé, Amazon ou Google exercent une influence significative sur les politiques publiques, notamment dans les domaines économiques et fiscaux. Leur pouvoir dépasse parfois celui des gouvernements nationaux.
  4. La mondialisation :

    • L’interconnexion des économies et des systèmes politiques affaiblit l’autorité des États, qui doivent composer avec des enjeux transnationaux comme le changement climatique, le terrorisme ou les pandémies.
  5. Les crises sécuritaires :

    • Les attentats du 11 septembre 2001 ont montré que même les États les plus puissants peuvent être vulnérables face à des menaces non étatiques, comme le terrorisme international. Cela a conduit à une remise en cause de leur contrôle total sur leur territoire.

 

3) La question de la fin de la souveraineté

Face à ces évolutions, certains s’interrogent sur la pérennité de la souveraineté étatique :

  • Les arguments en faveur de la fin de la souveraineté :

    • La montée en puissance des acteurs transnationaux (ONG, multinationales, organisations internationales) diminue l’autorité exclusive des États.
    • Les crises globales nécessitent des réponses concertées, souvent incompatibles avec l’indépendance totale des États.
  • Les arguments en faveur de sa résilience :

    • Les attentats du 11 septembre 2001 ont démontré que les États, particulièrement les plus puissants (comme les États-Unis), restent les acteurs centraux dans la gestion des crises.
    • L’État demeure le cadre privilégié pour garantir les droits et libertés des citoyens, organiser la société et maintenir l’ordre.


B)    Les théories de la souveraineté

La légitimité politique, qui fonde l’autorité d’un régime, varie selon les époques et les croyances des sociétés. Ce qui est perçu comme légitime dépend des valeurs partagées par les gouvernés. À l’époque de la monarchie de droit divin, la légitimité provenait des croyances religieuses : le pouvoir du roi était justifié par sa prétendue émanation divine.

Cependant, avec le développement de l’idéal démocratique, inspiré des penseurs grecs et renforcé par les Lumières en Europe, cette légitimité divine a été contestée. À partir du moment où le pouvoir a été pensé comme une émanation du peuple plutôt que d’un homme ou d’une divinité, la notion de légitimité s’est laïcisée.

La laïcisation de la légitimité et la transition démocratique :

Avec la remise en cause de l’autorité monarchique, la source du pouvoir est déplacée vers le peuple lui-même. Ce basculement marque la naissance de la souveraineté démocratique, où la légitimité repose désormais sur le Droit et non sur des fondements religieux ou divins.

1) La souveraineté populaire développée notamment par Jean-Jacques Rousseau, repose sur une compréhension directe du terme « démocratie » :

  • Le peuple est le titulaire exclusif du pouvoir.
  • Chaque individu possède une part égale de souveraineté.

2) La souveraineté nationale, théorisée par l’abbé Sieyès, émerge dans un contexte où les révolutionnaires bourgeois cherchent à encadrer le pouvoir démocratique pour éviter les abus possibles d’un pouvoir exercé directement par le peuple. Dans cette conception :

  • La souveraineté appartient à une entité abstraite : la nation.
  • La nation, en tant que collectif, transcende les individus qui la composent. Elle représente un intérêt supérieur, distinct des volontés particulières.


1 – L’opposition souveraineté nationale / souveraineté populaire

La démocratie, littéralement « pouvoir du peuple », repose sur le principe d’un gouvernement exercé par et pour le peuple, comme l’exprimait Abraham Lincoln dans sa célèbre formule :

« C’est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. »

Ce principe est inscrit dans l’article 2 de la Constitution française de 1958, qui consacre la souveraineté comme fondement de la Ve République. Toutefois, cette souveraineté fait l’objet de deux conceptions théoriques opposées : la souveraineté populaire, développée par Rousseau, et la souveraineté nationale, théorisée notamment par l’abbé Sieyès.

1) La souveraineté populaire : le peuple comme source directe du pouvoir

Théorie de Rousseau

La conception de la souveraineté populaire repose sur l’idée que chaque citoyen détient une part indivisible de la souveraineté. Dans son ouvrage Du Contrat Social (1762), Jean-Jacques Rousseau propose une théorie où :

  • Les hommes, à l’origine, vivaient dans un état de nature, libres et égaux.
  • Pour garantir la justice et l’intérêt commun, ils concluent un contrat social, par lequel chacun « se donne à tous et ne se donne à personne ». Ce pacte forme un corps moral et collectif, appelé volonté générale.

Dans ce cadre, la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyens et s’exerce par leur participation directe ou par délégation, mais toujours au service de l’intérêt général.

Caractéristiques principales
  • Partage égal de la souveraineté : La souveraineté est fractionnée en autant de parts qu’il y a de citoyens, chacun possédant un droit naturel à participer à l’exercice du pouvoir.
  • Égalité entre les citoyens : Selon Alexis de Tocqueville, cette théorie repose sur l’idée que chaque individu est « aussi éclairé, aussi vertueux, aussi fort qu’aucun autre ». La souveraineté populaire met donc l’accent sur l’universalité du suffrage.
  • Modes d’exercice :
    • Directement, par des référendums où les citoyens votent eux-mêmes sur les lois.
    • Indirectement, par la désignation de représentants qui agissent sous mandat impératif.
Forces et limites
  • La souveraineté populaire souligne l’importance de l’implication directe des citoyens dans les décisions politiques.
  • Cependant, ses détracteurs, notamment les libéraux, craignent une tyrannie de la majorité, où l’émotion et les intérêts immédiats peuvent l’emporter sur la rationalité et l’intérêt général.

2) La souveraineté nationale : la nation comme entité abstraite et indivisible

Théorie de Sieyès

La souveraineté nationale repose sur l’idée que la souveraineté appartient à une entité abstraite, la nation, distincte des individus qui la composent. L’abbé Sieyès, dans son célèbre discours de 1789, explique que :

« La nation existe avant tout ; elle est à l’origine de tout. »

Cette conception, adoptée dans l’article 3 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789), est née d’un double objectif :

  • Retirer la souveraineté au roi, en affirmant que le pouvoir appartient à la nation et non à une personne.
  • Empêcher que la souveraineté tombe dans les mains du peuple, en limitant son exercice à une élite représentative.
Caractéristiques principales
  • Représentation indirecte : La souveraineté nationale s’exprime par le biais de représentants élus, qui incarnent la volonté de la nation.
  • Mandat représentatif : Les représentants agissent en leur âme et conscience, sans être liés par un mandat impératif. Ils ne sont pas redevables directement à leurs électeurs mais à la nation, ce qui leur garantit une liberté d’action.
Forces et limites
  • Cette conception est perçue comme plus rationnelle et adaptée à des sociétés complexes, car elle éloigne les décisions des émotions populaires immédiates.
  • En revanche, elle peut entraîner une confiscation du pouvoir par une élite, notamment lorsque les conditions d’éligibilité sont restreintes, comme cela fut le cas sous le suffrage censitaire au début du XIXe siècle.

3) L’opposition entre les deux conceptions

Fondements de l’opposition

  • Source de la souveraineté :
    • Pour Rousseau, la souveraineté réside directement dans le peuple, chaque citoyen possédant une part égale de pouvoir.
    • Pour Sieyès, la souveraineté appartient à une entité supérieure, la nation, qui transcende les individus.
  • Mode d’exercice :
    • La souveraineté populaire privilégie la participation directe ou impérative des citoyens.
    • La souveraineté nationale repose sur une démocratie représentative, où les citoyens délèguent entièrement leur pouvoir à des représentants.

Critiques croisées

  • Les partisans de la souveraineté populaire reprochent à la souveraineté nationale de déconnecter les représentants des citoyens, créant un fossé entre les élites politiques et le peuple.
  • Les défenseurs de la souveraineté nationale accusent la souveraineté populaire de favoriser des décisions impulsives, menant à des dérives populistes ou à l’instabilité politique.

 

 

Résumé sur l’opposition « souveraineté nationale » et souveraineté populaire » :

Critères Souveraineté populaire Souveraineté nationale
Source de la souveraineté Le peuple (chaque individu) La nation (entité abstraite)
Mode d’exercice Direct ou délégué Représentatif
Nature du suffrage Droit naturel Fonction
Rôle des représentants Mandat impératif Mandat représentatif
Risque Tyrannie de la majorité Gouvernance élitiste

 

L’opposition entre souveraineté populaire et souveraineté nationale a façonné les débats autour de la démocratie moderne. Ces deux théories incarnent deux visions complémentaires :

  • L’une valorise la participation directe des citoyens à l’exercice du pouvoir.
  • L’autre privilégie la représentation pour garantir la stabilité et la protection des libertés fondamentales.



2 – Le dépassement de l’opposition entre souveraineté nationale et souveraineté populaire : l’article 3 de la Constitution de 1958

L’article 3 de la Constitution française de 1958 constitue une synthèse qui dépasse l’antagonisme entre la souveraineté nationale et la souveraineté populaire. Cet article établit à la fois les principes fondamentaux de la souveraineté, son titulaire, et les modalités de son exercice.

1) Le titulaire de la souveraineté

« La souveraineté nationale appartient au peuple… »

Cette formulation affirme que le peuple est le titulaire de la souveraineté. Contrairement à la conception de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside dans la nation »), l’article 3 de 1958 combine l’idée que le peuple exerce cette souveraineté en tant qu’entité collective tout en affirmant que la nation reste une abstraction qui symbolise l’intérêt général.

Cependant, le peuple n’est titulaire de la souveraineté que dans les limites fixées par la Constitution. En effet, la souveraineté ne découle pas d’un droit naturel ou absolu du peuple mais d’une délégation organisée par le texte constitutionnel. Cela reflète une méfiance envers une application brute de la souveraineté populaire qui pourrait basculer dans une démocratie directe incontrôlable.

2) L’organisation de l’exercice de la souveraineté

« … qu’il exerce par ses représentants et par la voie du référendum »

La souveraineté par représentation

Dans la grande majorité des cas, l’exercice de la souveraineté se fait par les représentants. Ces derniers, élus par le peuple, agissent au nom de la volonté générale. Leur légitimité découle du suffrage universel, qui constitue la participation indirecte du peuple à l’exercice du pouvoir.

Le rôle limité du référendum

Le référendum, mentionné dans l’article 11 de la Constitution, est l’une des rares expressions de démocratie directe. Cependant, son usage est strictement encadré :

  • Initiative réservée : le peuple ne peut pas directement initier un référendum, qui reste une prérogative du Président de la République, souvent sur proposition du gouvernement ou des parlementaires.
  • Champ limité : les sujets soumis à référendum concernent exclusivement les domaines prévus par l’article 11, comme l’organisation des pouvoirs publics, la politique économique et sociale, ou la ratification de certains traités internationaux.

Cette limitation reflète une certaine méfiance envers la démocratie directe, perçue comme potentiellement instable ou manipulable.

3) L’inaliénabilité de la souveraineté

« Aucun section du peuple, ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice »

Cette disposition protège le caractère indivisible et inaliénable de la souveraineté. Elle implique que :

  • Aucune entité ne peut s’arroger la souveraineté : un groupe, un parti ou un individu ne peut se substituer à la volonté générale.
  • La souveraineté ne peut être transférée à une autorité étrangère ou internationale.

Cependant, cette règle est confrontée à des enjeux complexes liés à la construction européenne et à la mondialisation.

4) Les limites de la souveraineté et les transferts de compétences

La souveraineté et l’Union européenne

Avec la construction européenne, des compétences étatiques ont été déléguées à l’Union européenne, notamment dans les domaines monétaire (adoption de l’euro) ou agricole (politique agricole commune). Ces transferts suscitent des débats sur leur compatibilité avec le principe de souveraineté nationale.

Selon l’article 54 de la Constitution, toute disposition d’un traité international qui contredirait la Constitution nécessite une révision préalable de cette dernière avant ratification. C’est dans ce cadre que le Conseil constitutionnel a, par exemple, encadré les transferts de compétences liés au traité de Maastricht.

Décisions du Conseil constitutionnel sur les limites de souveraineté

  • Distinction entre limitation et transfert :
    • Limitation : Certaines compétences peuvent être déléguées temporairement ou partiellement, à condition que cela ne compromette pas les conditions essentielles de l’exercice de la souveraineté.
    • Transfert : Les transferts définitifs ou portant sur des compétences régaliennes nécessitent une révision constitutionnelle.
  • Critères établis : Les compétences pouvant être transférées sont celles qui ne touchent pas aux fonctions régaliennes essentielles telles que la défense, la monnaie, ou la justice.

Exemple : La politique agricole peut être transférée sans révision, tandis que l’adoption de l’euro a nécessité une modification constitutionnelle.

5) Vers une synthèse des souverainetés

L’article 3 de la Constitution reflète une synthèse entre les théories de la souveraineté nationale et populaire :

  • Le peuple est le titulaire de la souveraineté, mais son exercice est strictement encadré par des institutions représentatives.
  • La volonté nationale, abstraite, est représentée par les élus, mais le référendum permet au peuple de participer directement à certaines décisions clés.

Cette organisation traduit une méfiance envers une application brute de la souveraineté populaire, tout en affirmant la primauté de la représentation. Elle préserve la stabilité institutionnelle tout en ménageant une place pour l’expression directe des citoyens.

Isa Germain

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