La théorie de la souveraineté et le pouvoir de suffrage
La souveraineté peut être définie comme l’exercice d’un pouvoir suprême, indépendant de toute autre autorité. Ce concept, central en droit et en politique, désigne la capacité d’une entité (un État ou une Nation) à définir ses propres règles et à imposer ces règles à tous ceux qui sont soumis à son autorité. Kelsen, figure majeure du positivisme juridique, résume cette idée par l’expression « la compétence de la compétence », soulignant l’autonomie totale de l’entité souveraine dans la définition de ses compétences.
Dans les sociétés modernes, la souveraineté appartient théoriquement à l’ensemble des citoyens, mais son exercice direct est impraticable à grande échelle. Les citoyens délèguent donc cette souveraineté à des représentants, élus pour agir en leur nom. Deux conceptions principales structurent cette délégation et influencent profondément la représentation et le suffrage : la souveraineté nationale et la souveraineté populaire.
1. Souveraineté nationale : La souveraineté nationale repose sur l’idée que le pouvoir appartient à une entité abstraite et collective appelée la Nation, distincte des individus qui la composent. La Nation est perçue comme une entité indivisible, supérieure aux volontés individuelles.
2. Souveraineté populaire : La souveraineté populaire, théorisée notamment par Jean-Jacques Rousseau, repose sur l’idée que le pouvoir appartient directement aux citoyens. Chaque individu détient une part égale de la souveraineté, qui s’exprime par la participation directe ou indirecte à la prise de décision.
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I. La théorie de la souveraineté nationale
1° Un pouvoir de contrainte : la souveraineté et l’autorité étatique
L’État est doté d’un pouvoir de contrainte, qui lui permet d’imposer des règles de comportement à ses citoyens et d’en assurer le respect. Ce pouvoir repose sur deux piliers essentiels :
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Le pouvoir normatif : L’État détient l’autorité exclusive de fixer des règles juridiques, communément appelées lois. Ces normes organisent la vie collective et définissent les droits et obligations des individus.
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Le monopole de la force légitime : Concept développé par Max Weber, ce monopole signifie que seul l’État est habilité à utiliser ou à autoriser l’usage de la violence dans le cadre de la loi. Par exemple, les forces de l’ordre (police, armée) agissent au nom de l’État. Lorsque ce monopole est contesté ou partagé avec des groupes privés, cela mène à l’anarchie et à une désagrégation étatique, comme ce fut le cas au Liban en 1972, au Zaïre en 1997 ou dans d’autres contextes de guerre civile.
2° Une population : la dimension humaine de l’État
L’État exerce son autorité sur une population identifiable. Cependant, la question de savoir si une population constitue une nation reste sujette à débat, avec deux approches principales :
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Théorie objective :
- La nation est définie par des caractéristiques communes telles que la race, la langue, la religion, une mémoire et une histoire partagées. Ces éléments forment un ciment identitaire. Exemple : Fichte, philosophe allemand, a souligné l’importance de la langue et de la culture comme facteurs constitutifs d’une nation.
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Théorie volontariste :
- La nation repose sur un choix collectif, une décision volontaire des individus de s’associer pour poursuivre un destin commun. Ce concept est résumé par Ernest Renan dans l’idée d’un « vouloir-vivre collectif », ancré dans une histoire et des souvenirs communs.
Ces deux conceptions ne s’excluent pas mutuellement. André Malraux évoquait une « communauté des rêves », une combinaison des éléments objectifs et subjectifs qui lient une nation.
- Nation, peuple, État :
- Le peuple est un concept sociologique, représentant l’ensemble des individus formant une communauté humaine.
- La nation est un concept politique, incarnant une volonté politique de vivre ensemble.
- L’État est un concept juridique, définissant l’organisation institutionnelle de cette communauté.
3° Un territoire : le principe de territorialité
L’État exerce son pouvoir sur un territoire défini par des frontières. Ces frontières délimitent :
- La souveraineté territoriale : l’État exerce son autorité exclusive sur son sol.
- La souveraineté maritime : l’État contrôle ses eaux territoriales (généralement jusqu’à 12 milles nautiques au large de ses côtes).
- La souveraineté aérienne : l’État dispose de l’autorité sur l’espace aérien au-dessus de son territoire.
- Exemples et spécificités :
- Des gouvernements peuvent exister sans territoire effectif, comme les gouvernements en exil (ex. : le gouvernement républicain espagnol exilé au Mexique).
- Certains territoires sont dépourvus d’État, comme l’Antarctique, reconnu comme « insusceptible d’appropriation » par le droit international. Des espaces similaires incluent les fonds marins et les corps célestes, qualifiés de « patrimoines communs de l’humanité ».
II. La théorie de la souveraineté populaire
L’État est le cadre principal dans lequel le pouvoir politique s’exprime. Ce pouvoir se caractérise par trois éléments fondamentaux :
1° Légitimité :
Le pouvoir politique doit être reconnu comme légitime par la population. Cette légitimité peut s’appuyer sur différents fondements historiques ou théoriques :
- Légitimité de droit divin : Comme dans les monarchies traditionnelles, où le roi tire son autorité de Dieu.
- Légitimité historique : Basée sur des traditions ou des événements marquants de l’histoire nationale.
- Légitimité charismatique : Le pouvoir repose sur le prestige et la personnalité du dirigeant.
- Légitimité démocratique : Issue d’élections ou d’une adhésion collective aux institutions républicaines.
2° Permanence :
L’État est une entité pérenne, qui demeure au-delà des changements de gouvernements ou des crises politiques. Le mot même « État » est tiré du latin stare, qui signifie « demeurer ». La pérennité de l’État est assurée par :
- La continuité des institutions ;
- La séparation entre le patrimoine personnel des dirigeants et celui de l’État.
3° Monopole :
L’État détient un monopole de la contrainte pour faire respecter ses lois. Il dispose des moyens nécessaires pour garantir l’ordre public, par le biais des forces de police, de l’armée ou des tribunaux.
Les difficultés de l’État-nation
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Crises des États-nations :
- Certains États peinent à correspondre aux aspirations nationales de leur population. Par exemple, les Kurdes, les Palestiniens ou les Tibétains cherchent à construire des États indépendants.
- D’autres États englobent plusieurs nations, créant des tensions internes (ex. : Belgique, Royaume-Uni, Espagne avec la Catalogne).
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Structures supra-étatiques : Face à la crise des États-nations, des organisations telles que l’Union européenne proposent une forme d’intégration supranationale pour répondre aux défis globaux.
III. Conséquence sur la représentation et le suffrage
Les théories de la souveraineté nationale et de la souveraineté populaire influencent directement la manière dont la représentation et le suffrage sont envisagés, ainsi que la nature des mandats confiés aux représentants.
1) Pour le suffrage
Théorie de la souveraineté nationale : l’électorat comme fonction
- Caractéristique principale : Le pouvoir appartient à la nation, une entité abstraite et indivisible, qui transcende les citoyens. La participation électorale n’est donc pas un droit, mais une fonction attribuée aux citoyens jugés aptes à désigner les représentants de la nation.
- Logique :
- Les citoyens ne choisissent pas en tant qu’individus détenteurs d’un droit, mais comme membres chargés d’une mission pour incarner la nation.
- Cela permet de restreindre l’accès au suffrage selon des critères précis.
- Application historique :
- Sous cette théorie, le suffrage censitaire a longtemps dominé. Seuls les citoyens remplissant certains critères (comme le paiement d’un impôt, ou cens) pouvaient voter, car on estimait qu’ils avaient les moyens intellectuels et matériels pour exercer cette fonction.
- Autres exemples : suffrage familial (où le chef de famille dispose de votes supplémentaires en fonction du nombre d’enfants).
- Citation de Montesquieu, L’Esprit des Lois (Livre XI, chapitre 6) :
« Le peuple ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée. »
Théorie de la souveraineté populaire : l’électorat comme droit
- Caractéristique principale : Chaque individu est détenteur d’une part de la souveraineté. Le vote est donc un droit fondamental et universel, ne pouvant être restreint que par des critères d’âge ou de nationalité.
- Logique :
- L’électorat est l’expression directe de la souveraineté individuelle.
- Le suffrage est par nature universel, sans distinction économique ou sociale.
- Application historique :
- En 1848, la France adopte le suffrage universel masculin.
- En 1945, le suffrage devient réellement universel avec l’intégration des femmes, affirmant l’égalité politique.
2) La nature du mandat
Théorie de la souveraineté nationale : le mandat représentatif (ou délibératif)
- Caractéristique principale : Le représentant incarne la nation dans son ensemble. Son mandat ne repose pas sur les volontés des électeurs, mais sur sa capacité à délibérer et rechercher l’intérêt général.
- Logique :
- Le représentant agit en son âme et conscience, sans obligation de suivre les avis de ses électeurs ni de leur rendre compte directement.
- Ce mandat est irrévocable durant sa durée, car il est censé dépasser les intérêts particuliers pour incarner une vision globale.
- Exemple historique : Discours de Sieyès (16 septembre 1789, Assemblée constituante) :
« Les citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice. C’est pour l’utilité commune qu’ils se nomment des représentants, bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général et d’interpréter à cet égard leur propre volonté. »
- Conséquences :
- Les représentants ne peuvent recevoir de mandats impératifs de leurs électeurs.
- Ils cherchent l’intérêt général à travers leur participation aux délibérations parlementaires.
Théorie de la souveraineté populaire : le mandat impératif
- Caractéristique principale : Le représentant est perçu comme un délégué du peuple. Son rôle est de transmettre et mettre en œuvre la volonté de ses électeurs.
- Logique :
- Le mandat est révocable si le représentant ne respecte pas les volontés de ses électeurs.
- Les représentants doivent rester en contact avec leurs mandants pour s’assurer que leurs décisions reflètent les attentes de ceux-ci.
- Conséquences :
- La volonté générale découle de l’addition des volontés particulières, exprimées à travers les représentants.
IV. La synthèse actuelle des deux théories de la souveraineté
Bien que les deux théories aient des fondements opposés, leur mise en pratique tend à les mélanger :
- Exemple de la France : La conception de la souveraineté nationale domine formellement (mandat représentatif irrévocable, pas de mandat impératif). Cependant, dans la pratique, les représentants restent attentifs à l’opinion publique pour conserver leur légitimité et être réélus.
- Exemple des systèmes proportionnels : Certains systèmes électoraux (ex. : en Italie ou en Espagne) intègrent des listes de partis pour refléter directement les aspirations du peuple, rapprochant ainsi le mandat du modèle impératif.
En définitive, ces deux visions continuent d’influencer les démocraties modernes, même si les contextes sociaux, les évolutions culturelles et les attentes des citoyens tendent à les hybrider pour répondre aux exigences démocratiques contemporaines.
En France, le système politique actuel reflète donc une synthèse historique et pratique des deux théories de la souveraineté : la souveraineté nationale et la souveraineté populaire. Cette hybridation permet de combiner les avantages des deux approches tout en répondant aux exigences démocratiques modernes.
A) Fonctionnement du circuit suffrage → représentation
Le circuit reliant les citoyens à leurs représentants combine des éléments des deux théories, ce qui engendre une pratique singulière :
1. Éléments relevant de la souveraineté populaire :
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Suffrage universel comme un droit :
- Depuis 1848, le suffrage universel masculin est instauré, élargi aux femmes en 1944. La seule restriction est l’âge légal, abaissé à 18 ans en 1974.
- Cela traduit l’idée que chaque citoyen détient une part indivisible de la souveraineté et doit pouvoir s’exprimer.
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Principe républicain d’égalité :
- L’égalité des citoyens, garantie par l’article 1 de la Constitution, s’aligne avec l’idée que tous participent à la souveraineté populaire.
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Rôle des partis politiques :
- Les partis structurent la vie politique, encadrent les élus et créent des liens entre eux et leurs électeurs. Cette interaction s’inspire de la souveraineté populaire en donnant une place à l’opinion publique.
2. Éléments relevant de la souveraineté nationale :
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Mandat représentatif et non révocable :
- L’article 27 de la Constitution interdit tout mandat impératif. Une fois élus, les représentants sont libres de délibérer selon leur conscience pour rechercher l’intérêt général, une caractéristique issue de la souveraineté nationale.
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Prévalence de la représentation :
- En matière législative, le référendum est exceptionnel. Le système repose principalement sur des représentants élus, qui incarnent la volonté nationale dans les assemblées.
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Candidature individuelle permise :
- Même si les partis structurent les élections, tout citoyen peut se présenter librement. Cela reflète l’idée que la représentation est une fonction exercée pour le compte de la Nation entière.
B) Une synthèse inscrite dans la Constitution :
- L’article 3 de la Constitution proclame que « la souveraineté nationale appartient au peuple », une formule ambiguë qui fusionne les deux théories.
- Souveraineté nationale : la volonté collective transcende les individus, et les élus incarnent cette volonté dans une vision délibérative.
- Souveraineté populaire : chaque citoyen a le droit de participer directement ou indirectement à cette volonté par le suffrage.
En pratique, cette synthèse s’articule autour d’une forte prépondérance de la représentation parlementaire. L’Assemblée nationale est l’institution centrale où la volonté de la Nation est censée s’exprimer, faisant d’elle l’intermédiaire direct entre le peuple et l’Etat.
C) Des tensions autour de la représentation :
Le débat autour du rôle de l’Assemblée nationale et des référendums illustre cette synthèse imparfaite :
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Prévalence du Parlement :
- L’Assemblée nationale est souvent vue comme le cœur de la souveraineté nationale. Elle filtre les propositions de référendum et limite l’expression directe du peuple, considérée comme risquée et trop émotionnelle.
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Référendum et souveraineté directe :
- Le débat de 1962 autour de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct en est une illustration. Paul Reynaud, opposant à cette réforme, affirmait que la souveraineté réside dans l’Assemblée : « Le peuple est ici et pas ailleurs. »
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Vers une évolution ?
- La montée des attentes pour une démocratie plus directe (comme le référendum d’initiative citoyenne ou les consultations publiques numériques) illustre une demande croissante de souveraineté populaire. Ces revendications tendent à élargir la participation directe, défiant parfois la souveraineté nationale incarnée par les institutions représentatives.
Conclusion : Le système français mêle les deux théories, avec une prédominance de la souveraineté nationale dans les institutions. Cependant, la pression pour plus de participation populaire pousse à repenser les mécanismes de représentation.