La théorie du patrimoine
La théorie classique du patrimoine, développée par Aubry et Rau, constitue un pilier fondamental du droit civil français. Elle repose sur une vision globale et abstraite du patrimoine en tant qu’unité juridique englobant l’ensemble des biens et des obligations d’une personne.
Définition du patrimoine selon Aubry et Rau : Le patrimoine est défini comme l’ensemble des biens (actif) et des obligations (passif) d’une personne, appréciables en argent. Cette conception englobe les biens présents, mais aussi les biens futurs, formant une unité de droit indissociable de la personnalité juridique.
&1) Fondement, histoire et principe de la théorie classique du patrimoine
Fondements juridiques : l’article 2284 du Code civil dispose « Quiconque s’est obligé personnellement, est tenu de remplir son engagement sur tous ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir. »
Cet article établit trois principes fondamentaux :
- Cours de droit civil des biens
- Les servitudes : définition, caractère, classification
- L’extinction de l’usufruit
- Qui sont l’usufruitier et le nu-propriétaire ?
- L’usufruit et la nue-propriété
- Les droits et obligations des copropriétaires
- 3 organes de la copropriété : syndic, conseil syndical, assemblée
- Unité et globalité du patrimoine : Les biens d’une personne, présents et futurs, constituent un tout indivisible.
- Droit de gage général des créanciers : Les créanciers disposent d’un droit de gage général sur l’ensemble du patrimoine de leur débiteur. Cela signifie qu’ils peuvent se faire payer sur n’importe quel bien du débiteur, indépendamment de sa nature.
- Inclusion des biens futurs : Le patrimoine ne se limite pas aux biens actuels ; il inclut également le potentiel économique du débiteur, tel que ses revenus ou ses acquisitions futures.
Obligation personnelle et patrimoine : L’expression « obliger sa personne, c’est obliger son patrimoine » illustre le lien indissociable entre la personnalité juridique et le patrimoine. Toute personne qui s’engage contractuellement engage automatiquement l’intégralité de son patrimoine. Ce mécanisme confère une garantie aux créanciers en leur assurant qu’ils peuvent faire valoir leurs droits sur l’ensemble des biens du débiteur, présents et à venir.
Héritage historique : Cette conception est directement inspirée du droit romain, qui avait déjà conceptualisé le patrimoine comme une universalité juridique, c’est-à-dire une entité globale regroupant droits et obligations. En revanche, le droit coutumier français ignorait cette notion, se contentant d’une approche fragmentée, où chaque bien ou dette était traité individuellement.
&2) Composition du patrimoine
Le patrimoine est une universalité juridique composée d’un actif (biens et droits patrimoniaux) et d’un passif (dettes et obligations). Il subsiste indépendamment des fluctuations de ses éléments et s’étend aux biens futurs, illustrant la permanence de cette notion fondamentale en droit.
A) L‘actif du patrimoine
1) Les éléments de l’actif
L’actif du patrimoine regroupe :
- Les biens présents appartenant à un même propriétaire.
- Les droits patrimoniaux, c’est-à-dire les droits ayant une valeur économique et susceptibles d’être évalués en argent.
Les droits extra-patrimoniaux, qui ne peuvent être monétisés, sont exclus de l’actif. Ces droits concernent :
- Les droits publics, comme les droits politiques.
- Certains droits privés, tels que le droit à l’intégrité physique ou le droit moral d’un auteur. Toutefois, ces derniers peuvent avoir des conséquences patrimoniales (ex. : indemnités en cas de violation du droit à l’image).
2) L’universalité du patrimoine
Le patrimoine est une entité abstraite et unifiée, indépendante des éléments spécifiques qui le composent à un moment donné. Deux caractéristiques principales illustrent cette notion :
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Permanence du patrimoine :
Le patrimoine demeure identique malgré les fluctuations de ses éléments. Les biens peuvent être acquis, vendus ou aliénés, mais le patrimoine subsiste même si tous les biens ont été cédés. Par conséquent, les créanciers chirographaires (créanciers non prioritaires) ont un droit de gage général sur le patrimoine en tant qu’ensemble, et non sur des biens spécifiques. Toutefois, en cas de fraude (par exemple, une aliénation destinée à échapper aux créanciers), ces derniers peuvent exercer une action paulienne pour annuler la transaction frauduleuse. -
Subrogation réelle et extension aux biens futurs :
L’universalité du patrimoine inclut non seulement les biens présents, mais aussi les biens futurs. Un bien cédé peut être remplacé par le prix de sa vente, qui conserve la même condition juridique (subrogation réelle). De plus, les biens acquis ultérieurement, que ce soit à titre onéreux (achat) ou gratuit (donation, héritage), intègrent automatiquement le patrimoine, conformément à l’article 2284 du Code civil.
Dans la pratique, une personne sans ressources actuelles peut obtenir un crédit en se fondant sur sa capacité future à acquérir des biens ou à générer des revenus.
B) Le passif du patrimoine
Le passif du patrimoine regroupe les dettes et obligations d’une personne. Ce passif est indissociable de l’actif et contribue à faire du patrimoine une universalité de droit, et non une simple réunion d’objets.
Les implications du passif
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Transfert du patrimoine : Lorsqu’un patrimoine est transmis, comme dans une succession, l’héritier devient non seulement propriétaire des biens, mais aussi débiteur des dettes attachées à ce patrimoine. La balance entre actif et passif détermine la valeur nette du patrimoine.
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Patrimoine négatif : Si le passif dépasse l’actif, le patrimoine subsiste en tant qu’entité juridique, mais il est qualifié de négatif. Cette situation n’altère pas l’existence du patrimoine, qui reste une universalité englobant les droits et obligations de son titulaire.
&3) Les caractères juridiques du patrimoine
La théorie classique du patrimoine, développée par Aubry et Rau, repose sur un lien fondamental entre le patrimoine et la personnalité juridique. Cette conception est structurée autour d’un caractère principal, qui est le lien avec la personnalité, et de caractères dérivés, tels que l’incessibilité et l’indivisibilité.
A) Le caractère principal : le lien avec la personnalité
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Une émanation de la personnalité juridique
Selon Aubry et Rau, le patrimoine est une projection de la personnalité juridique de chaque individu. Ce lien repose sur trois principes majeurs :- Seules les personnes juridiques peuvent posséder un patrimoine. Cela inclut les personnes physiques et les personnes morales (ex. : sociétés, associations), dont l’existence permet de constituer un patrimoine distinct de celui de leurs membres.
- Toute personne possède un patrimoine, même en l’absence de biens ou en présence d’un passif supérieur à l’actif. Le patrimoine existe dès la naissance de la personnalité juridique.
- Tout patrimoine appartient à une personne unique. Il est juridiquement impossible d’avoir un patrimoine autonome sans rattachement à une personnalité juridique.
Ce lien indissociable implique que la personnalité juridique et le patrimoine se conditionnent mutuellement : là où il y a une personnalité juridique, il existe un patrimoine, et inversement.
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Critique : la théorie du patrimoine d’affectation
La théorie classique d’Aubry et Rau est remise en question par la théorie du patrimoine d’affectation. Cette dernière propose de dissocier le patrimoine de la personne et d’affecter une partie des biens à un objectif spécifique, sans rattachement direct à une personnalité juridique. Cette approche permettrait de considérer plusieurs patrimoines distincts pour une même personne, en fonction de leurs finalités (ex. : patrimoine professionnel séparé du patrimoine privé).
B) Les caractères dérivés
1. L’incessibilité du patrimoine
a) Cession à cause de mort
- La transmission du patrimoine intervient lors du décès de son titulaire, conformément à la loi (succession ab intestat) ou à sa volonté (testament).
- L’héritier reçoit un patrimoine composé d’un actif (biens) et d’un passif (dettes), indissociables. Ce transfert n’éteint pas le patrimoine, qui continue d’exister au-delà de la disparition de la personnalité juridique du défunt. L’héritier est alors perçu comme la continuation de la personnalité du de cujus.
b) Cession entre vifs
- Contrairement à la transmission après décès, la cession complète d’un patrimoine entre vifs est juridiquement impossible, car cela reviendrait à priver le cédant de sa personnalité juridique.
- Cependant, une personne peut vendre ou céder l’intégralité des biens qu’elle possède actuellement, sans que cela affecte l’existence de son patrimoine en tant qu’universalité juridique.
2. L’indivisibilité du patrimoine
a) Principe d’indivisibilité
Le patrimoine est indivisible, car il reflète l’unité de la personnalité juridique. Une personne ne peut posséder qu’un seul patrimoine, regroupant l’ensemble de ses droits et obligations. Aubry et Rau affirment :
« Le patrimoine est indivisible comme la personnalité d’un homme. »
- Les créanciers peuvent saisir l’ensemble des biens constituant le patrimoine du débiteur, indépendamment de leur affectation ou de leur destination.
- En droit civil, il n’existe pas de séparation entre patrimoine privé et patrimoine professionnel.
b) Critiques et exceptions
Bien que le principe d’indivisibilité demeure, certaines situations permettent une séparation partielle du patrimoine :
1. Exceptions légales
- Régimes matrimoniaux : Dans le cadre du régime de communauté, les biens communs constituent une masse distincte soumise à des règles spécifiques.
- Succession à concurrence de l’actif net : Lorsqu’un héritier accepte une succession sous réserve, il gère temporairement deux patrimoines distincts (celui du défunt et le sien).
2. Théorie du patrimoine d’affectation
Développée par Saleilles et Duguit, cette théorie propose que :
- Une personne puisse affecter une partie de son patrimoine à un objectif particulier (ex. : activité professionnelle).
- Cette séparation, dans le droit positif français, n’est réalisable que par la création d’une personne morale (ex. : société unipersonnelle à responsabilité limitée, EURL).
3. Réduction de la distance entre la théorie classique d’Aubry et Rau et la théorie du patrimoine d’affectation
Ces dernières décennies, le droit français a évolué pour permettre une dissociation partielle entre patrimoine privé et professionnel, réduisant ainsi l’écart entre la théorie classique d’Aubry et Rau et celle du patrimoine d’affectation. Voici les principales étapes législatives marquant cette évolution :
a. Création de l’EURL (loi du 11 juillet 1985) : L’Entreprise Unipersonnelle à Responsabilité Limitée (EURL) a introduit un mécanisme permettant à une personne physique de créer une société à associé unique, dotée d’une personnalité morale distincte. Cette structure permet de séparer le patrimoine personnel de l’entrepreneur et celui affecté à son activité professionnelle, limitant ainsi les risques pour ses biens privés en cas de difficultés financières.
b. Dissociation des biens nécessaires à l’activité professionnelle
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Loi Madelin (11 février 1994) : Cette loi accorde un bénéfice de discussion aux entrepreneurs individuels. Les créanciers professionnels doivent saisir en priorité les biens affectés à l’activité professionnelle avant de se tourner vers le patrimoine privé.
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Loi Dutreil (1er août 2003) : L’article L.526-1 du Code de commerce permet aux entrepreneurs individuels de déclarer insaisissable leur résidence principale, protégeant ainsi ce bien des poursuites liées à des dettes professionnelles.
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Loi sur le surendettement (8 février 1995) : Les dispositions de l’article L.731-2 du Code de la consommation établissent une distinction entre les dettes professionnelles et les dettes personnelles dans les procédures de surendettement. Cela implique une séparation fonctionnelle entre le passif lié à l’activité professionnelle et celui lié à la vie privée.
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Création de l’Entreprise Individuelle à Responsabilité Limitée (EIRL, loi du 15 juin 2010) : L’EIRL permet à l’entrepreneur individuel de constituer un patrimoine d’affectation, séparant clairement les biens nécessaires à l’activité professionnelle de son patrimoine personnel, sans qu’il soit nécessaire de créer une société.
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c. Introduction de la fiducie (loi du 19 février 2007) : La fiducie introduit un mécanisme permettant de créer une masse de biens distincte à l’intérieur du patrimoine d’une personne.
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Définition et fonctionnement : Une personne, appelée le fiduciant, transfère temporairement certains biens, présents ou futurs, à un fiduciaire, qui les gère dans un but déterminé pour le compte d’un bénéficiaire (articles 2011-2030 du Code civil). Ces biens forment un patrimoine fiduciaire, séparé du reste du patrimoine du fiduciaire et protégé des créanciers personnels de ce dernier.
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Objectifs de la fiducie
- Gestion : Confier des biens à un tiers pour une gestion optimisée.
- Sûreté : Offrir une garantie à un créancier par l’intermédiaire du fiduciaire.
- En revanche, une intention libérale rend le contrat de fiducie nul.
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Portée et restrictions
La fiducie est principalement réservée au monde des affaires.- Fiduciant : Une personne morale soumise à l’impôt sur les sociétés (article 2014).
- Fiduciaire : Un établissement de crédit, d’investissement ou d’assurance (article 2015).
Ces limitations visent à prévenir les risques de blanchiment d’argent et autres abus..
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d . Statut de l’entrepreneur individuel (loi n° 2022-172 du 14 février 2022) :
Cette loi instaure une séparation automatique entre le patrimoine personnel et le patrimoine professionnel des entrepreneurs individuels, protégeant ainsi leurs biens personnels des créanciers professionnels. Avec cette loi, le patrimoine de l’entrepreneur individuel est scindé en deux masses distinctes :
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- Le patrimoine professionnel : regroupe les biens, droits, obligations et sûretés nécessaires ou utiles à l’activité professionnelle.
- Le patrimoine personnel : englobe tous les autres biens de l’entrepreneur, notamment sa résidence principale, ses biens mobiliers privés et ses comptes bancaires non professionnels.
Par défaut, le patrimoine personnel est insaisissable par les créanciers professionnels. Cette protection s’applique sans que l’entrepreneur ait à accomplir une démarche spécifique, contrairement aux dispositifs antérieurs (comme la déclaration d’insaisissabilité prévue par la loi Dutreil de 2003).
4. Principe d’unité du patrimoine confirmé par la jurisprudence : Malgré ces avancées, le principe d’unité du patrimoine demeure central. La Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 27 novembre 1991, a affirmé :
« La cour d’appel a fait l’exacte application du principe de l’unité du patrimoine, peu importe qu’en l’espèce la créance invoquée trouve son origine dans une activité distincte de celle donnant lieu à l’ouverture d’une procédure collective à l’égard du débiteur. »
Cet arrêt illustre que, sauf dispositions légales spécifiques, l’ensemble des biens d’un débiteur reste solidaire pour répondre de ses dettes.
En résumé, les réformes législatives et les mécanismes comme l’EURL, l’EIRL ou la fiducie ont progressivement réduit la distance entre la théorie classique et la théorie du patrimoine d’affectation. Ces outils permettent une protection accrue du patrimoine personnel tout en conservant le principe fondamental de l’unité du patrimoine en droit français.