LE CARACTÈRE ABSOLU DU DROIT DE PROPRIÉTÉ
Le caractère absolu du droit de propriété est affirmé à l’article 544 du code civil, mais ce principe comporte des exceptions.
I – affirmation du caractère absolu
La doctrine de la fin du 19ème siècle fut tentée de proclamer que toute restriction des pouvoirs du propriétaire était étrangère à la propriété. Absolu étant entendu comme synonyme d’illimité. Toute obligation pesant sur le propriétaire était ressentie comme contraire à la nature de son droit.
Cette interprétation est à la dois contraire à l’article 544du code civil qui réserve les prohibitions légales ou réglementaire, et à la nature des choses : toute propriété se heurte à d’autres propriétés, à d’autres libertés qui la limitent inévitablement.
La propriété est le seul droit absolu ; elle se différencie ainsi de tous les autres. La propriété est absolue parce qu’elle est le droit le plus complet : la liberté d’agir du propriétaire est en principe, de droit commun. La propriété n’est pas par nature ou nécessairement illimitée ; mais elle n’est limitée que si le législateur ou le propriétaire ont décidé d’en restreindre la plénitude.
A) Question de l’empiètement
Quelles sont les règles applicables lorsque propriétaire, construisant sur son fonds, empiète cependant sur le fonds voisin ? La question de l’empiétement sur le fonds d’autrui est souvent présentée comme directement liée à la conception de la propriété. Il advient assez souvent qu’une construction soit édifiée en partie sur le terrain voisin. La réparation doit-t-elle se faire en nature ou en équivalent ? La cour de cassation impose la démolition avec une fermeté qui ne se dément pas ; la résistance des juges du fond est extrêmement vive.
Cas où l’empiètement est réalisé par des plantations (branchages ou d’autres végétaux) : article 673 du code civil : « Celui sur la propriété duquel avancent les branches des arbres, arbuste et arbrisseaux du voisin peut contraindre celui-ci à les couper »
Quand l’empiètement n’est pas une plantation : On aurait pu utiliser par analogie l’article 673 du code civil mais cette proposition n’a pas été retenue. Les juges du fond cherchent à concilier les intérêts opposés des deux propriétaires voisins et subordonnent la démolition à un préjudice très important. Ainsi, pour un empiètement peu important, le propriétaire victime bénéficiera de dommages et intérêts. La Cour de cassation a toujours cassé ces arrêts car il s’agirait d’une atteinte au droit de propriété. L’idée du préjudice important n’a pas séduit la Cour de cassation : forte protection du droit de propriété.
B) JUSTIFICATIONS (Atias, Litec)
Pour justifier la condamnation au paiement d’une indemnité – et non à la démolir -, l’article 555, alinéa 4 du Code civil a été invoqué: » Si les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers évincé qui n’aurait pas été condamné, en raison de sa bonne foi, le propriétaire ne pourra exiger la suppression desdits ouvrages, constructions et plantations, mais il aura le choix de rembourser au tiers… »
La bonne foi du constructeur devrait le sauver. Pourtant cette disposition ne paraît guère pouvoir justifier un transfert de propriété. L’idée d’utilité publique (article 545) est parfois présente ; il suffit de raisonner sur l’hypothèse où le bâtiment mal implanté abrite un grand nombre de logements. Enfin, les principes généraux de la responsabilité civile peuvent être secourables. Dès lors que la réparation en nature du préjudice causé par l’empiétement s’avère impossible, il y a lieu de se contenter d’un équivalent, n’y a t il pas abus du propriétaire lésé à exiger la démolition ?
C’est surtout la nature du droit méconnu qui fonde la critique des décisions favorables à une démolition systématique. À certains, l’hommage ainsi rendu à la propriété paraît excessif, voire anachronique ; si elle est dotée d’une « fonction sociale », ne doit-elle pas céder devant les inconvénients de la démolition, devant le besoin de logements ? D’ailleurs, en laissant les travaux commencer et se poursuivre, voire s’achever, le voisin a démontré sa négligence, son accord tacite et peut-être sa mauvaise foi ; il ne doit pas pouvoir imposer sa loi. Raisonner de la sorte, c’est déjà préparé la voix pour les considérations d’opportunité et de justice ; elles varieront selon les espèces.
Pour fonder au contraire la condamnation systématique à démolir le bâtiment qui chevauche la limite de deux parcelles, bien des arguments sont possibles.
L’article 544 n’aurait plus de sens si le caractère absolu de la propriété ne comportait pas, pour son propriétaire, la faculté de s’opposer à toute immixtion sans droit, ni titre. L’article 545 du Code civil est suffisamment précis pour éliminer toute tentative de détournement au profit des intérêts privés, voire de l’action illicite auprès d’un constructeur. » Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité »
Les retombées sociales de la reconnaissance implicite d’une sorte de droit d’empiéter sur le terrain voisin seraient considérables. Par nature, la propriété est une situation juridique normale, ordinaire ; elle doit être défendue comme telle est sans demander compte au propriétaire des raisons qui le conduisent à refuser l’immixtion d’autrui ; en particulier, il ne doit pas avoir à démontrer le préjudice subi et c’est une raison suffisante pour éliminer le raisonnement exclusivement fondé sur l’article 1382 du Code civil.
En pratique, il n’est certainement pas souhaitable d’inciter les constructeurs à faire preuve de désinvolture ou à courir le risque du procès par calcul spéculatif. La résistance des cours d’appel au principe maintenu par la cour de cassation n’aurait-elle pas pour seul effet d’allonger des procédures dont l’issue est certaine, permettant ainsi aux propriétaires victimes d’empiétement de négocier à un prix plus élevé leur renonciation à l’action ? Elle augmente assurément les « coût de transaction ».
La cour de cassation va très loin en isolant le droit du propriétaire d’agir contre l’empiétement dont il est victime, de toutes les autres prérogatives composant la propriété : « la défense des droits de propriété contre l’empiétement ne saurait dégénérer en abus » (3e chambre civile, 7 juin 1990). Alors que la propriété elle-même peut être exercée abusivement, l’action menée contre la faute commise par l’auteur d’un empiètement échappe à cette qualification. Le contrôle judiciaire est ici exclu par principe selon le juge du droit qui n’est certainement pas suivi par les tribunaux et cours. La cour de cassation élimine même recours à la qualification de servitude pour légitimer un empiétement (3e chambre civile, 27 juin 2001).
C) La bonne foi du constructeur – Application de l’article 555 du code civil
article 555, al 4 : » Si les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers évincé qui n’aurait pas été condamné, en raison de sa bonne foi, le propriétaire ne pourra exiger la suppression desdits ouvrages, constructions et plantations, mais il aura le choix de rembourser au tiers… ».
Si l’on ne considère pas que l’article 555 soit applicable, le propriétaire du terrain sur lequel a lieu l’empiétement, nullement tenu de subir une quelconque incorporation de ce terrain à la construction, peut donc exiger la démolition de celle-ci, ce qui est bien rigoureux pour le constructeur supposé de bonne foi. Or telle est bel et bien la solution adoptée par la cour de cassation (Civile 3ème, 20 mars 2002) qui exclut même en pareil cas la théorie de l’abus de droit en considérant que la défense du droit de propriété contre un empiétement ne saurait dégénérée en abus (Civile 3ème, 7 juin 1990).
La solution contraire serait préférable (Terré,Simler) car le constructeur étant supposé de bonne foi, elle permettrait d’éviter la démolition. La Cour de Cassation a quelque fois adopté cette solution en ayant recours à l’article 555 (décisions de 1934, de 1959 et du 8 octobre 1994)
Si le constructeur est de mauvaise foi, il convient de tenir compte de l’article 555, al 1er : » Lorsque les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers…le propriétaire du fond a droit…soit d’en conserver la propriété, soit d’obliger les tiers à les enlever. » . Ainsi, les effets des arts 545 et 555 du code civil sont convergents dans le sens d’une éventuelle démolition, même si l’empiètement est minime (Civile 1ère, 10 janvier et 10 février 1965)
D) Pourquoi une si faible utilisation de l’article 555 ?
L’application de l’article 555 a des inconvénients importants. Le propriétaire du sol va devenir propriétaire du bout qui dépasse de chez lui, par le jeu de l’accession. De plus, le propriétaire du bout qui dépasse peut faire ce qu’il veut (il a l’usus) : il peut le dégrader ou même le démolir. L’article 555 n’est donc pas une bonne idée. De plus, la bonne foi est présumée.
La cour de cassation classe donc systématiquement les arrêts de la cour d’appel fondée sur l’article 555 : « l’article 555 du Code civil n’est pas applicable lorsqu’un constructeur étend ses ouvrages au-delà des limites de son héritage et empiète ainsi sur la parcelle voisine ».
La cour de cassation vise trois textes différents :
Dans certains arrêts, elle vise l’article 544 du Code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue… ».
Dans d’autres décisions, la cour se fonde sur l’article 552 du Code civil : « le propriétaire du sol est le propriétaire du dessus ou du dessous ».
Quelquefois, elle se fonde sur l’article 545 du code civil « nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique. »
La cour de cassation ordonne alors la démolition de la partie de la construction qui empiète sur le terrain d’autrui auprès du constructeur. Cette démolition n’a, dans certains cas, aucune conséquence (empiètement minime) mais lorsque l’empiètement est plus important, le coût va être colossal, surtout si le constructeur était de bonne foi.
On peut faire valoir que le constructeur fait souvent appel à un professionnel et leur assurance sera sollicitée.
Par sa jurisprudence, la cour de cassation veut décourager les promoteurs peu scrupuleux. La cour de cassation refuse l’indulgence : elle fait preuve d’une radicalité très ferme : idée très forte du respect du droit de propriété.
Aussi, dans certains cas, la situation est injuste. Ex : quand le propriétaire du TF1 a vu qu’il y avait empiètement, il a attendu que tous les travaux soient terminés pour commencer le procès (abus de droit). Les plaideurs ont demandé à la cour de cassation d’écarter sa jurisprudence, quand il y avait abus du propriétaire « victimes » or « la défense du droit de propriété contre l’empiètement ne saurait dégénérer en abus ».
Certains auteurs se demandent si ce n’est pas une attitude provocatrice de la cour de cassation pour faire réagir le législateur.
II – Les limites au caractère absolu du droit de propriété
Il faut poursuivre la lecture de l’article 544 car, s’il y est bien affirmé que le droit de jouir et de disposer de la manière la plus absolue, c’est « pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements ».
Cette formule parait hypocrite (Terré, Simler), voire contradictoire. On reprend d’une main ce que l’on a de l’autre, attribué. On peut observer qu’il est fait état d’abord du droit de jouir (fructus) et de disposer (abusus), puis dans le plan des limites, du seul droit d’user de la chose (usus). Cependant, l’usage recouvre en pratique toutes les prérogatives reconnues au propriétaire. Ces limitations touchent essentiellement les biens immobiliers.
Source de ces restrictions :
conventions : restrictions voulues
sources imposées : lois, règlements
jurisprudence : les limitations d’origine jurisprudentielle ont été apportées au pouvoir d’usage d’une chose par son propriétaire ; c’est en ce sens qu’il convient de tenir compte de la théorie de l’abus de droit, appliquée au droit de propriété
A) Restrictions formulées dans l’intérêt général
Ces restrictions proviennent surtout des lois et des règlements.
Ex : – mesures qui protègent l’environnement
– contraintes en matière d’urbanisme
– protection de la nature (droit rural, droit forestier, protection montagne, loi littorale, réserve naturelle…)
Dispositions d’ordre public
Ex – Archéologie préventive, monuments historiques.
– Tout ce qui touche à l’énergie.
Les techniques juridiques employées sont ± agressives. Quelquefois, il y a juste à demander des autorisations ou des concessions accordées par l’autorité publique (« technique douce »). Il existe des techniques plus brutales : interdictions, expropriations, nationalisations.
Toutes les prérogatives du propriétaire peuvent être touchées, mais le fructus est rarement touché. L’abusus peut être entravé par des contrôles administratifs.
Décision du 4 juillet 1989 du conseil constitutionnel : « la loi, sans remettre en cause le droit de propriété, définit une limitation à certaines modalités de son exercice, limitation qui n’a pas un caractère de gravité telle, que l’atteinte qui en résulte, en dénature le sens et la portée et ce, par suite contraire à la constitution ».
C’est l’exemple où l’abusus va être touché en matière de droit de préemption (au profit des musées nationaux, des indivisaires, en matière de beaux ruraux…). Ces droits de préemption laissent au propriétaire le droit de vendre ou de ne pas vendre. Mais ces droits restreignent la liberté de choix du propriétaire quant à l’acquéreur : droit de priorité.
Le bénéficiaire de la préemption a, en plus, le droit de modifier le prix. Le propriétaire qui veut exercer son droit est entravé dans l’exercice des modalités de son abusus.
Restrictions dans l’intérêt du voisinage
– Technique de la servitude : charges qui pèsent sur une propriété immobilière au service d’une autre propriété immobilière voisine.
– Ces servitudes peuvent être conventionnelles. En revanche, certaines servitudes sont imposées : la loi impose au propriétaire de subir l’usage du fond par son voisin qui en a besoin.
Ex : la servitude de passage pour cause d’enclave (article 682) est une servitude légale. Elle joue au profit des fonds enclavés qui n’ont pas sur la voie publique une issue suffisante. Ce passage doit être suffisant pour assurer la desserte complète du fond enclavé. Ces servitudes donnent lieu à indemnité proportionnelle au dommage que peut occasionner le nouveau passage.
B) Restrictions jurisprudentielles :
Elles trouvent leur fondement dans la responsabilité civile (Article 1382 du code civil). Il faut donc caractériser un fait générateur de responsabilité, un préjudice subi et un lien de causalité :
En exerçant son droit de propriété, le propriétaire va exercer un fait générateur de responsabilité. Selon que ce fait est fautif ou non deux théories jurisprudentielles différentes :
A) L’abus du droit de propriété
B) La théorie des troubles anormaux du voisinage
1. L’abus de droit
Le propriétaire est responsable d’après le droit commun si, par sa faute, il a causé un dommage à autrui, l’exercice légitime du droit de propriété s’arrêtant là où il y a faute. Cette faute est appréciée In Abstracto : on détermine un type idéal de propriétaire soigneux et diligent qui parviendrait à concilier son intérêt individuel avec celui de ses voisins ; on déclarera en faute celui qui ne s’est pas comporté comme ce propriétaire.
Ainsi, le propriétaire est responsable lorsqu’il use de sa propriété, non pas pour son agrément ou son profit personnel, mais uniquement dans l’intention de nuire à son voisin
2. La théorie des troubles anormaux de voisinage
Dans l’usage régulier de son bien, tout propriétaire supporte une obligation de ne pas causer à ses voisins un dommage excédant la mesure des inconvénients tenus pour normaux : « Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (Civile 3ème, 24 octobre 1990).
Ce principe associe deux règles complémentaires.