Contrôle de constitutionnalité et hiérarchie des normes

LA SANCTION DE LA HIÉRARCHIE DES NORMES : LE CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ 

Le contrôle de constitutionnalité consiste à vérifier la conformité des normes inférieures à la norme suprême qu’est la Constitution, affirmant ainsi son caractère supérieur dans l’ordre juridique.

Cependant, ce contrôle se concentre principalement sur la conformité des lois ordinaires à la Constitution, puisqu’elles représentent le cœur de l’activité normative et peuvent directement affecter les droits fondamentaux et l’équilibre institutionnel.

Par essence, un tel contrôle ne peut exister que dans le cadre d’une constitution écrite et rigide, c’est-à-dire une constitution dotée d’une valeur supra-législative qui la place au sommet de la hiérarchie des normes. Les constitutions coutumières, fondées sur des pratiques évolutives, ne permettent pas ce type de contrôle avec la même clarté normative.

Le contrôle de constitutionnalité est donc un mécanisme visant à assurer l’effectivité de la hiérarchie des normes. Il agit comme la sanction attachée à la violation de ce principe, permettant de garantir la suprématie de la Constitution.

Bien qu’il découle d’une logique juridique cohérente, notamment pour préserver les principes fondamentaux et l’État de droit, ce mécanisme a longtemps été contesté, particulièrement en France, où la sacralisation de la loi, considérée comme l’expression directe de la volonté générale, a freiné l’instauration d’un véritable contrôle de constitutionnalité.

I ) La justification du contrôle

La hiérarchie des normes affirme le principe de la subordination de toutes les règles de droit à la constitution et le contrôle de constitutionnalité a pour rôle de s’en assurer, une loi violant cette hiérarchie ne pouvant donc pas être appliquée.

1. Le fondement théorique : la hiérarchie des normes et l’État de droit

Le contrôle de constitutionnalité repose sur le principe fondamental de la hiérarchie des normes, qui établit que toutes les règles de droit doivent être conformes à la Constitution. Cela garantit que les lois qui violent cette hiérarchie ne puissent pas être appliquées, préservant ainsi la cohérence de l’ordre juridique.

En tant que sanction inhérente à l’État de droit, ce contrôle soumet à la Constitution aussi bien le pouvoir législatif que le pouvoir réglementaire, assurant qu’ils respectent les dispositions constitutionnelles. Il constitue également une condition essentielle pour la protection des libertés fondamentales, qu’elles soient énoncées dans les préambules ou dans le corps même de la Constitution.

2. Les objections et critiques : la loi comme expression de la volonté générale

La loi comme acte suprême :
Pour les opposants au contrôle de constitutionnalité, la loi est un acte spécial, émanant d’assemblées élues démocratiquement, et donc l’expression directe de la volonté générale. Cette vision trouve ses racines dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, selon lequel « la loi est l’expression de la volonté générale ». En ce sens, la loi, considérée comme infaillible et absolue, ne devrait pas être limitée par une Constitution reflétant une volonté ancienne.

Hiérarchie des normes remise en cause :
Cette vision ignore cependant que la Constitution est la base de l’ordre juridique, en tant que norme supérieure qui structure le cadre dans lequel les lois sont élaborées. Rejeter le contrôle de constitutionnalité équivaut à exposer l’État au risque d’abus de pouvoir, où une majorité législative et exécutive pourrait imposer des lois contraires aux principes constitutionnels.

Les risques sans contrôle :
Sans contrôle de constitutionnalité, la loi pourrait devenir un outil d’abus de la majorité au pouvoir, mettant en péril les libertés fondamentales et le respect des droits constitutionnels.

3. Une désacralisation nécessaire de la loi

Le contrôle de constitutionnalité marque une évolution du rôle de la loi :

  • La loi n’est plus une expression sacrée et infaillible de la volonté générale.
  • Elle est aujourd’hui considérée comme un outil de mise en œuvre d’un programme politique, qui doit respecter les limites imposées par la Constitution.

Cette évolution a permis une approche plus pragmatique du droit, renforçant l’idée que la loi peut et doit être contrôlée.

4. Le risque d’un « gouvernement des juges »

Le contrôle de constitutionnalité confère aux juges un pouvoir important, notamment celui d’interpréter la Constitution. Cependant, cette fonction d’interprétation peut parfois dériver en une expression subjective des convictions du juge.

  • Le juge comme interprète :
    Lorsque la Constitution est imprécise ou lacunaire, le juge est amené à interpréter ses dispositions, ce qui peut le conduire à imposer sa propre opinion. Cette crainte d’un gouvernement des juges, où les juges dicteraient indirectement la politique à suivre, reste une critique récurrente.

  • Un risque inhérent mais limité :
    Bien que ce risque soit réel, il est inhérent à toute fonction juridictionnelle. Un juge qui se trompe peut être critiqué, et les jurisprudences peuvent évoluer (revirements de jurisprudence). Par ailleurs, le pouvoir politique peut réviser la Constitution pour contredire une décision du juge, limitant ainsi son influence.

5. Les avantages du contrôle : une garantie imparfaite mais essentielle

Un contrôle imparfait, mais indispensable :
Même s’il présente des limites, le contrôle de constitutionnalité reste une condition essentielle à l’État de droit. Sans lui, le législateur pourrait être tenté de violer les dispositions constitutionnelles. Ce contrôle agit donc comme un contre-pouvoir face à une potentielle dérive des institutions.

Une protection renforcée des libertés :
En garantissant la conformité des lois à la Constitution, le contrôle de constitutionnalité contribue à protéger les libertés individuelles et collectives. Bien que ces libertés puissent également être préservées dans des États sans contrôle constitutionnel, l’existence d’un tel mécanisme offre une sécurité supplémentaire face aux risques d’abus.

Conclusion : Le contrôle de constitutionnalité est un pilier de l’État de droit. Il limite les abus possibles des pouvoirs législatif et exécutif tout en désacralisant la loi. En contrepartie, le risque d’un « gouvernement des juges » nécessite une vigilance constante et un cadre juridictionnel rigoureux. Toutefois, il reste préférable d’accepter un contrôle perfectible que de s’en priver, car il garantit un équilibre entre libertés, droits fondamentaux et pouvoirs politiques.

 

II ) Les modèles de justice constitutionnelle : comparaison États-Unis et Europe

Les modèles américain et européen illustrent deux visions distinctes de la justice constitutionnelle, chacune adaptée à son contexte historique et politique. Si le modèle américain repose sur la souplesse et l’accès large, le modèle européen privilégie la sécurité juridique et la rigueur. Les systèmes mixtes, comme celui de l’Allemagne, cherchent à combiner les forces des deux approches

1. Origines historiques et distinctions fondamentales

Le contrôle de constitutionnalité est né aux États-Unis grâce à la célèbre décision Marbury v. Madison (1803). Il s’agit d’une création jurisprudentielle, non prévue dans la Constitution américaine, qui a conféré à la Cour suprême la capacité de frapper de nullité une loi jugée contraire à la Constitution. À l’inverse, en Europe, le contrôle constitutionnel s’est développé au lendemain de la Première Guerre mondiale, en particulier grâce à la Constitution autrichienne de 1920, théorisée par Hans Kelsen. Ce modèle repose sur des bases constitutionnelles explicites.

Le doyen Favoreu a permis de structurer l’analyse de ces deux grands modèles :

  • Le modèle américain, basé sur un contrôle diffus par les juges ordinaires, avec un rôle ultime pour la Cour suprême.
  • Le modèle européen, qui repose sur un contrôle centralisé et confié à des juridictions constitutionnelles spécialisées.

2. Le modèle américain

Caractéristiques principales

  • Création prétorienne : La Cour suprême s’est elle-même octroyé ce pouvoir dans Marbury v. Madison, affirmant que toute loi contraire à la Constitution est nulle et doit être écartée.
  • Compétence générale : Tous les tribunaux peuvent examiner la constitutionnalité des lois, mais les décisions les plus importantes remontent à la Cour suprême, placée au sommet de la pyramide judiciaire.
  • Contrôle par voie d’exception : Le contrôle intervient à l’occasion d’un litige, où une partie invoque l’inconstitutionnalité de la loi qu’on souhaite lui appliquer.
  • Contrôle a posteriori : Le contrôle s’effectue après la promulgation de la loi.
  • Effet limité : Les décisions du juge ont une autorité relative de la chose jugée, ne concernant que les parties au litige (inter partes). La loi reste en vigueur, sauf si elle est contredite à plusieurs reprises, ce qui la rend de facto inapplicable.

Avantages et inconvénients

  • Avantages :
    • Permet à tout justiciable de contester une loi.
    • Flexible et intégré aux litiges judiciaires, sans créer une surcharge administrative.
  • Inconvénients :
    • Risque d’insécurité juridique, car une même loi peut être déclarée constitutionnelle par un juge et inconstitutionnelle par un autre. La Cour suprême intervient alors comme arbitre ultime.
    • Dépend largement de l’initiative des citoyens, laissant des lois potentiellement inconstitutionnelles intactes.

Exemples marquants

  • Années 1930 : Opposition de la Cour suprême au New Deal de Roosevelt, considérée comme contraire au libéralisme constitutionnel.
  • Lutte pour l’égalité raciale : La Cour a joué un rôle moteur dans l’intégration raciale, en déclarant inconstitutionnelles les lois ségrégationnistes.
  • Avortement : La jurisprudence de la Cour sur des sujets sensibles, comme l’avortement, reflète souvent la couleur politique de ses membres, nommés à vie par le Président avec l’accord du Sénat.

3. Le modèle européen

Caractéristiques principales

  • Origine constitutionnelle : Le contrôle est prévu explicitement dans la Constitution, à la différence du modèle américain.
  • Juridiction spécialisée : La compétence est confiée à une Cour constitutionnelle, distincte des juridictions judiciaires et administratives.
  • Contrôle par voie d’action : Le contrôle est abstrait, visant directement la loi, sans qu’il soit nécessaire qu’un litige concret soit en jeu.
  • Contrôle a priori : Il s’exerce avant la promulgation de la loi, garantissant qu’elle respecte la Constitution avant de produire des effets juridiques.
  • Effet absolu : Les décisions de la Cour ont une autorité absolue de la chose jugée (erga omnes). Une loi déclarée inconstitutionnelle est annulée et ne peut entrer en vigueur.

Avantages et inconvénients

  • Avantages :
    • Sécurité juridique renforcée, puisque les lois inconstitutionnelles n’entrent jamais en vigueur.
    • Rôle préventif, évitant l’application de lois problématiques.
  • Inconvénients :
    • Heurte directement les auteurs des lois, en particulier les parlementaires, car une loi peut être invalidée avant même d’être appliquée.
    • La saisine étant généralement réservée aux autorités politiques, peu de lois sont effectivement contrôlées.

Exemples

  • Après la Seconde Guerre mondiale, les Cours constitutionnelles en Allemagne et en Italie ont joué un rôle clé dans la reconstruction démocratique et dans la protection des droits fondamentaux.
  • En France, le Conseil constitutionnel, souvent perçu comme politisé, exerce un contrôle restreint par saisine (système fermé).

4. Comparaison des deux modèles

  1. Origine et fondement
    Le modèle américain, apparu en 1803 à travers l’arrêt Marbury vs. Madison, repose sur une création jurisprudentielle de la Cour suprême et n’est pas expressément prévu par la Constitution américaine, tandis que le modèle européen, initié par la Constitution autrichienne de 1920 et théorisé par Hans Kelsen, est inscrit directement dans les textes constitutionnels.
  2. Nature des juridictions
    Dans le modèle américain, tous les tribunaux ordinaires, y compris la Cour suprême, peuvent exercer un contrôle de constitutionnalité, ce qui en fait un système décentralisé, alors que dans le modèle européen, le contrôle est centralisé et confié à une juridiction spécialisée, comme une cour constitutionnelle, qui est distincte de la hiérarchie judiciaire classique.
  3. Modes de saisine
    Le modèle américain permet à tout justiciable de soulever l’inconstitutionnalité d’une loi au cours d’un procès ordinaire (contrôle par voie d’exception), tandis que le modèle européen restreint généralement la saisine aux autorités politiques désignées, qui peuvent contester directement la constitutionnalité d’une loi (contrôle par voie d’action).
  4. Moment du contrôle
    Le contrôle dans le modèle américain s’exerce a posteriori, après la promulgation et l’application d’une loi dans le cadre d’un litige concret, tandis que dans le modèle européen, il s’exerce a priori, avant la promulgation de la loi, afin de prévenir toute production d’effets juridiques contraires à la Constitution.
  5. Portée des décisions
    Dans le modèle américain, les décisions ont une portée relative (inter partes) et ne s’appliquent qu’aux parties au litige, laissant la loi en vigueur pour d’autres situations, alors que dans le modèle européen, les décisions ont une portée absolue (erga omnes), annulant la loi pour tous et empêchant son entrée en vigueur.
  6. Avantages et inconvénients
    Le modèle américain, en permettant à tout justiciable de contester la constitutionnalité d’une loi, favorise une accessibilité accrue et une adaptation jurisprudentielle aux évolutions sociétales, mais présente un risque d’insécurité juridique en raison de l’absence d’annulation générale des lois inconstitutionnelles. À l’inverse, le modèle européen, en centralisant le contrôle dans une cour spécialisée et en annulant les lois inconstitutionnelles avant leur application, garantit une meilleure sécurité juridique, mais limite l’accessibilité aux citoyens ordinaires et peut être perçu comme politisé en raison de l’implication des autorités politiques dans la saisine.

5. Modèles mixtes et adaptations

Certains États, comme l’Allemagne, combinent les avantages des deux systèmes. Ils offrent :

  • Un contrôle par voie d’action, réservé aux autorités politiques ou aux citoyens pour protéger leurs droits fondamentaux.
  • Un contrôle par voie d’exception, intégré aux litiges devant les juridictions ordinaires.

En France, depuis la révision constitutionnelle de 2008, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) permet un contrôle a posteriori par voie d’exception, s’ajoutant au contrôle a priori traditionnel.

6. Le rôle des citoyens dans la défense de l’ordre constitutionnel

Au-delà des juges, les citoyens sont des acteurs clés de la protection de l’ordre constitutionnel. Ce principe, inscrit dans des textes historiques comme la Déclaration de 1793, souligne leur droit et devoir de résister à l’oppression si l’ordre constitutionnel est menacé. Les modèles de contrôle reflètent cette responsabilité, mais leur efficacité dépend de l’accès qu’ils offrent aux justiciables pour contester des lois.

Isa Germain

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