Peut-on parler de déclin de la loi ?

LE DÉCLIN DE LA LOI ÉTATIQUE 

L’idéal de la loi repose sur une vision où elle serait un acte de grande qualité, comparable à la haute couture dans le domaine du vêtement : soigneusement élaborée, précise, et parfaitement adaptée aux besoins de la société. En théorie, la loi doit être un outil clair et accessible, garantissant l’ordre et la justice dans un cadre rigoureusement défini.

Cependant, en pratique, la loi est progressivement devenue un instrument de puissance, souvent utilisé pour répondre à des impératifs politiques immédiats. Les lois se sont multipliées et leur qualité s’est dégradée, ce qui a conduit à un accroissement des phénomènes de méconnaissance de la loi. La complexité et la mauvaise rédaction des textes législatifs ont non seulement rendu la loi moins compréhensible, mais ont aussi créé un climat d’insécurité juridique.

Face à cette situation, tant le corps social que la communauté juridique se tournent vers la recherche de remèdes nouveaux pour pallier cette méconnaissance croissante. Cela inclut des efforts pour améliorer la clarté des lois, renforcer leur accessibilité par le biais de la codification et des banques de données, et encourager une meilleure formation juridique pour les citoyens. Ces mesures visent à restaurer la loi dans son rôle idéal de norme claire et juste, capable de garantir la compréhension du droit.

I) La méconnaissance de la loi

En résumé, l’inflation législative complique non seulement l’application du droit, mais elle affaiblit aussi l’efficacité des lois essentielles et génère des coûts et des incertitudes dans le fonctionnement quotidien de la justice et de l’administration.

A) L’inflation législative et ses corollaires

L’expression « trop de lois tuent la loi » résume bien le phénomène de l’inflation législative. Le nombre croissant de lois et de règlements a conduit à un affaiblissement de leur valeur. Cette multiplication des textes est mesurable par la comparaison des différents numéros du Journal Officiel à différentes époques.

  • Conscience du problème : Les pouvoirs publics ont pris conscience de cette prolifération normative. Le Conseil d’État y a consacré un rapport en 2005, reconnaissant cette « incontinence législative ». L’inflation législative se manifeste à deux niveaux :
    • Quantitatif : Le volume des lois ne cesse de croître (un texte de loi comportait environ 30 articles dans le passé, contre 400 articles aujourd’hui).
    • Qualitatif : Le langage législatif est devenu problématique. Soit il manque de précision, soit, à l’inverse, il descend trop dans les détails, rendant les textes complexes et difficiles à interpréter.

Le manque de stabilité des lois est une conséquence directe de cette mauvaise qualité. Une loi mal rédigée entraîne des contestations, ce qui pousse à des modifications constantes. Cette instabilité crée une complexité dans l’application des normes, compliquant la tâche des juges et des praticiens.

  • Précarité des lois : En plus des problèmes de rédaction, les lois sont devenues précaires car elles changent aussi souvent que les politiques publiques varient. Ce phénomène est inévitable et reflète l’évolution rapide des enjeux politiques et sociaux. Un exemple frappant concerne la législation fiscale, sujette à de fréquentes réformes, ou encore les questions sensibles, comme celles liées à la nationalité.

B) Les conséquences

L’inflation législative a des effets délétères sur l’efficacité du droit.

  • Inefficacité législative : Comme le soulignait Montesquieu, « Il ne faut point de lois inutiles, elles affaibliraient les lois nécessaires ». Trop de lois entraîne une dilution de leur autorité, rendant les règles essentielles moins visibles et moins respectées.

  • Indifférence à la norme : Le Conseil d’État a décrit cette situation par une formule percutante : « quand le droit bavarde, on ne l’écoute plus ». L’accumulation de textes finit par engendrer une indifférence face aux normes, ce qui contribue à un désordre juridique.

  • Coût économique du contrôle : Face à cette prolifération de règles, l’État, soucieux de faire respecter ses lois, multiplie les organes de contrôle pour surveiller leur application. Cela entraîne des coûts économiques lourds, notamment en matière de gestion administrative et de surveillance.

  • Insécurité juridique : L’absence de coordination entre les textes, leur qualité rédactionnelle souvent médiocre, et leur constante modification génèrent une profonde insécurité juridique. Il devient difficile pour les praticiens et les citoyens de comprendre et d’appliquer correctement les lois, ce qui affaiblit la confiance dans le système juridique et augmente les risques de litiges.

 

II) Les remèdes à la méconnaissance des lois

A) Le remède classique « nul n’est censé ignorer la loi »

Le remède classique à la méconnaissance des lois repose sur le principe bien établi que « nul n’est censé ignorer la loi », ou nemo censetur legem ignorare en latin. Ce principe empêche quiconque de se prévaloir de son ignorance des lois pour en échapper.

  • Rôle du principe : L’idée est que même si une personne ignore une règle de droit, elle ne peut pas utiliser cette ignorance pour éviter les conséquences juridiques de ses actes. Ainsi, même si l’erreur est légitime, la loi s’applique de manière indifférenciée à tous les citoyens.

1) Fondement apparent du principe

Le fondement apparent de ce principe est qu’il serait moralement justifié par la possibilité donnée aux citoyens de connaître la loi.

  • Accessibilité des lois : En théorie, les lois sont accessibles à tous car elles sont publiées dans des recueils officiels et écrites en français. Il est donc attendu que chaque citoyen fasse l’effort de se tenir informé de la législation, et s’il ne le fait pas, cela relève de sa négligence.

Cependant, cette justification est largement factice. Il ne suffit pas que les lois soient physiquement accessibles pour que les citoyens les lisent et les comprennent. Il est irréaliste de supposer que la majorité des citoyens connaissent les lois complexes qui les concernent, et il est injuste de conclure que ceux qui les ignorent sont forcément en faute.

2) Le fondement réel

Le fondement réel de ce principe est davantage pragmatique et vise à maintenir l’ordre social.

  1. Nécessité pratique : Ce principe est crucial pour éviter que l’ignorance de la loi devienne une excuse légale. Si l’on acceptait que l’ignorance puisse être invoquée pour échapper à la loi, cela engendrerait un chaos juridique. Les citoyens pourraient utiliser leur ignorance comme bouclier, créant une prime à l’ignorance et sanctionnant ceux qui prennent la peine de connaître la loi.

    • Cela entraînerait également une paralysie de l’État, incapable de faire respecter la loi de manière cohérente. En somme, ce principe est nécessaire pour maintenir l’ordre et éviter des inégalités entre ceux qui connaissent le droit et ceux qui feindraient de l’ignorer.
  2. Caractère autrefois anodin : Historiquement, ce principe était moins problématique car les lois reflétaient des valeurs communes largement partagées. La morale collective, souvent diffusée par des institutions comme l’Église, assurait une cohésion sociale où les notions de bien et de mal étaient relativement homogènes. Même sans connaître en détail les lois, les citoyens partageaient une conception commune des règles fondamentales de la société.

    • Rupture de cet équilibre : Aujourd’hui, la situation a changé. La société est devenue plus hétérogène, et les valeurs morales autrefois partagées se sont fragmentées. Ce qui est considéré comme bien ou mal varie désormais d’un individu ou d’un groupe à l’autre, et la loi elle-même est devenue source de contestation. La complexité croissante du droit a rompu cet équilibre, et le principe « nul n’est censé ignorer la loi » est moins anodin qu’il ne l’était auparavant.

Conclusion : La nécessité d’autres remèdes

Dans un contexte où la morale est éclatée et où le droit est devenu extrêmement complexe, le principe classique selon lequel nul n’est censé ignorer la loi ne suffit plus à garantir un ordre juridique stable. Des remèdes supplémentaires doivent être apportés pour compenser cette évolution. Ceux-ci pourraient inclure :

  • Une meilleure accessibilité et compréhension des lois pour le grand public, par exemple via des vulgarisations juridiques ou des systèmes d’information plus efficaces.
  • Une réforme législative pour réduire l’inflation normative et améliorer la qualité des lois, afin de les rendre plus claires et compréhensibles.

En somme, si le principe de base reste nécessaire pour préserver l’ordre social, il doit être accompagné de mesures plus concrètes pour limiter l’ignorance involontaire des citoyens face à un système juridique de plus en plus complexe.

B) Les remèdes contemporains

Face à la mauvaise qualité des textes législatifs et leur nombre croissant, plusieurs solutions contemporaines ont été mises en œuvre pour tenter d’améliorer la clarté, l’accès et la compréhension du droit.

1) Exigence de clarté et d’intelligibilité de la loi

Tous les gouvernements des vingt dernières années ont reconnu la nécessité de rendre les textes législatifs plus clairs et intelligibles. Cependant, peu d’efforts ont eu des effets concrets sur la qualité des lois. C’est donc le Conseil constitutionnel qui a pris l’initiative de renforcer cette exigence, contribuant à un rééquilibrage des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

  • Conseil constitutionnel : À plusieurs reprises, le Conseil constitutionnel a tiré des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) l’objectif à valeur constitutionnelle de clarté et d’intelligibilité des lois. L’article 6 consacre le principe d’égalité devant la loi, et l’article 16 garantit les droits des citoyens.

  • Invalidation de lois : Devant l’insuffisance des réactions politiques à la constitutionnalisation de ce principe, le Conseil constitutionnel a affirmé que cette exigence pourrait justifier l’invalidation de textes législatifs obscurs. En effet, dans une décision du 12 janvier 2002, il a invalidé plusieurs dispositions de lois au motif que les limitations qu’elles imposaient n’étaient pas assez précises, exposant ainsi les citoyens à des risques d’arbitraire.

  • Sécurité juridique : Cette approche favorise la sécurité juridique, restreignant ainsi la liberté des pouvoirs politiques et marquant un progrès de l’État de droit. Cela oblige l’État à respecter des critères de clarté et de précision dans l’élaboration des lois. De plus, on voit une tendance vers la possibilité pour les juges d’écarter des textes obscurs, comme cela est déjà possible au Canada, où des juges peuvent priver de force légale des dispositions législatives trop floues.

 

2) Les codes et les banques de données

a) Les codes

L’inflation législative a conduit à une dispersion des textes de lois, au point que même les auteurs des textes ne savaient plus toujours quelle version de la loi était en vigueur. Pour y remédier, des recueils rassemblant tous les textes relatifs à une même matière ont été créés. Cette démarche s’inscrit dans la logique de codification, qui vise à rendre plus accessibles les règles juridiques.

  • Types de codes : On distingue principalement deux types de codes :

    • Codes savants : Ces codes sont une mise en ordre systématique d’une matière juridique. Ils sont conçus pour que les différentes règles se complètent harmonieusement sans se chevaucher. Le Code civil en est l’exemple le plus célèbre. Ces codes sont le fruit de longues réflexions juridiques et d’une pratique éprouvée. Un autre exemple de codification savante est le Code de procédure civile de 1976, réalisé sous la direction de Jean Foyer et Gérard Cornu, après vingt ans de travail.

    • Codes compilations : Ce sont des recueils plus pragmatiques, rassemblant tous les textes concernant une matière sans modification du contenu, une démarche connue sous le nom de codification à droit constant. Ce type de codification est souvent une réponse d’urgence pour lutter contre la dispersion des textes causée par l’inflation législative, et vise à simplifier l’accès à l’information.

  • Objectif de simplification : L’un des principaux objectifs de ces codes est de simplifier l’accès à l’information, facilitant ainsi la tâche des juges, des avocats et des citoyens en regroupant l’ensemble des règles d’une matière en un seul document.

b) Les banques de données

Avec le développement du numérique, les textes de droit, qu’ils soient nationaux ou européens, sont désormais informatisés et disponibles en ligne.

  • Portails d’accès gratuits : Le portail Légifrance est un exemple emblématique, offrant un accès gratuit aux lois, décrets, décisions de justice, et textes communautaires. Ce site représente un effort majeur pour rendre le droit plus accessible au grand public et aux professionnels du droit.

  • Banques de données payantes : En plus des portails gratuits, il existe des banques de données payantes qui proposent des textes juridiques organisés de manière plus détaillée et ordonnée, offrant des fonctionnalités supplémentaires pour une recherche juridique plus approfondie.

En conclusion, les remèdes contemporains visent à simplifier l’accès aux lois et à améliorer leur qualité et intelligibilité. Que ce soit par le biais de l’action du Conseil constitutionnel ou par la création de codes et de banques de données, ces mesures cherchent à rendre le droit plus clair, plus accessible et à réduire les risques d’insécurité juridique causés par l’inflation législative et la mauvaise qualité des textes.

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