Le juge et la jurisprudence, créateurs de droit?

LE RÔLE DU JUGE ET DE LA JURISPRUDENCE

Le mot « Jurisprudence » a deux sens. Pris dans un sens large, il désigne « l’ensemble des décisions rendues par les juges » ; pris dans un sens étroit, il correspond au phénomène créateur de droit, c’est-à-dire, « l’interprétation d’une règle de droit définie, telle qu’elle est admise par les juges ».

-Le pouvoir judiciaire a pour mission d’appliquer la loi. Mais, la loi n’a pas toujours précisément prévu le cas soumis au juge. Soit parce qu’il n’y avait pas pensé, soit parce qu’il s’agit d’un problème nouveau que personne n’avait envisagé. On peut alors estimer que le juge a pour rôle de faire évoluer le droit résultant d’un texte écrit, figé. De plus, le contenu de la loi n’est pas toujours clair. Donc, dans le cas, le juge doit interpréter la loi.

L’ensemble des juridictions produit un nombre considérable de décisions qui expriment, au cas par cas, l’interprétation de la règle de droit. Petit à petit, la règle de droit de droit va se dégager.

On appelle alors jurisprudence, l’ensemble des décisions de justice rendues pendant une certaine période soit dans une matière (jurisprudence immobilière), soit dans une branche du droit (jurisprudence civile, fiscale), soit dans l’ensemble du Droit » (Vocabulaire juridique, Association H. Capitant). On parlera alors d’une jurisprudence en désignant le sens donné par les juges à propos d’une règle de droit déterminée, « la façon dont telle ou telle difficulté juridique est habituellement tranchée par les juridictions » (E.L. Bach).

Or, la jurisprudence est le produit d’un paradoxe. En effet, le principe de la séparation des pouvoirs se traduit, en premier lieu, par une interdiction faite aux juges de s’ériger en législateur. Ils sont soumis à la loi et doivent se contenter de l’appliquer.

Les articles et 5 sont la traduction de ces deux impératifs : l’interdiction d’édicter des arrêts de règlement, c’est à dire de créer la loi (A) et l’obligation d’appliquer la loi (B). Pourtant, l’application combinée de ces deux obligations n’est pas susciter un certain paradoxe à partir duquel, force est de reconnaître que le juge est nécessairement un « législateur supplétif et exceptionnel » (C). Nous ne pourrons que le constater au travers de quelques exemples jurisprudentiels (D).

A – L’interdiction de créer la loi

L’article 5 du Code civil dispose, « il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ». Cela signifie que le juge ne peut décréter la loi, créer le droit. Il doit se contenter d’appliquer la loi issue du pouvoir législatif.

Cette disposition a une explication historique. En effet, à la fin de l’ancien droit, les Parlements, émanation du

Roi qui rendait la Justice au nom du Roi, s’étaient peu à peu arrogé le pouvoir législatif. Ils rendaient des arrêts de règlement qui avaient force de loi dans leur ressort, au titre du précèdent obligatoire. Certes le Parlement qui procédait ainsi, ne statuait que pour son ressort, et avec cette réserve qu’il lui était interdit de modifier le droit existant, mais il agissait en fait en véritable législateur. Il posait une règle de droit applicable dans l’avenir dans tel cas déterminé.

Les révolutionnaires avaient alors peur que le pouvoir judiciaire ne fasse obstacle aux réformes législatives, comme ce fut le cas pour les Parlements qui s’opposèrent maintes fois aux réformes législatives royales. Aussi, les révolutionnaires, on le sait, fortement imprégnés des idées de Montesquieu qui prônait une séparation des pouvoirs, notamment législatif et judiciaire, interdirent-ils au pouvoir judiciaire de s’immiscer dans les domaines législatifs et exécutifs. Ce principe fondamental est d’ailleurs formellement inscrit dans la loi des 16 et 24 août 1790 : « les tribunaux ne peuvent prendre, directement ou indirectement, aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif à peine de forfaiture ». L’article 5 du Code civil est la traduction de ce principe. De même, jusqu’à une époque récente, l’article 127 de l’ancien code pénal ajoutait « seront coupables de forfaiture et punis de dégradation civique les juges qui se seront immiscés dans l’exercice du pouvoir législatif ». Pour être certain que la pratique des règlements ne réapparaîtrait pas, la Constituante en 1790 avait mis en place le système du « référé législatif » : si le texte était obscur ou incomplet, le juge devait en référer au législateur afin que celui-ci édicte une loi interprétative ou nouvelle. Ce système n’a évidemment pas résister à l’épreuve de la pratique.

Aussi, le juge ne peut que trancher le litige qui lui est soumis et ne peut proclamer une règle générale. Le principe est rappelé dans l’article 1351 du Code civil, qui limite l’autorité des jugements : « L’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement ». Cela signifie que l’autorité de la décision ne s’attache qu’au dispositif de la décision, par lequel le juge constate, ordonne ou condamne et non aux motivations du juge par lesquelles il relate son raisonnement juridique et donne son interprétation de la règle de droit. Cela signifie également que la décision a un effet relatif : elle ne lie que les parties entre lesquelles elle intervient.

Ainsi est prohibée une disposition réglementaire consistant à interdire à une société d’édition toute publicité non seulement d’un produit pharmaceutique faisant l’objet du litige, mais également de tous les produits fabriqués et mis en vente par l’un quelconque des membres de la Chambre syndicale des fabricants de produits pharmaceutiques (Com., 13 janv. 1971, J.C.P. 1971-II-16932, note Hauser) ou à édicter un règlement de procédure relatif au recouvrement simplifié de petites créances commerciales (Civ. 1re, 22 oct. 1957, J.C.P. 1957-II-10278)

B – L’obligation d’appliquer la loi

Cependant, l’article 4 du Code civil dispose, « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Le déni de justice est réprimé par le nouveau code pénal (Article 434-7-1)

L’exécution des lois n’est plus subordonnée à leur enregistrement par les Parlements. Désormais « les lois sont exécutoires dans tout le territoire français en vertu de la promulgation qui en ait faite par le Président de la République » (Article 1 du Code civil).

Les juges ne peuvent donc pas s’opposer à l’application des lois. Même si le texte ne leur paraît pas opportun, équitable, ils sont dans l’obligation de l’appliquer. Le rôle du juge est d’appliquer la loi. Un arrêt de la Cour de cassation a eu l’occasion de rappeler cette règle à propos d’un texte sur les baux commerciaux. L’arrêt de la Chambre commerciale du 30 mai 1967 (D. 1967-566) a annulé l’arrêt de la cour d’appel qui avait refusé d’appliquer ce texte après l’avoir vivement critiqué : « Attendu, dit la Cour de cassation, que de telles énonciations comportent une critique de ce texte que le juge avait seulement la charge d’appliquer ; que la décision paraît donc encourir la censure de la Cour de cassation dans la mesure où elle porte atteinte à la séparation des pouvoirs ».

Cela signifie également que lorsque le texte est clair, le juge ne doit pas l’interpréter, mais l’appliquer purement et simplement. Encore faut-il que ce texte de loi ne soit pas totalement absurde ! Ainsi, les tribunaux ont eu à interpréter un décret qui interdisait aux voyageurs de monter ou de descendre « lorsque le train est complètement arrêté ». Le texte était clair mais le tribunal de la Seine a précisé : « attendu que toute recherche de volonté du législateur par voie d’interprétation est interdite au juge, lorsque le sens de la loi, tel qu’il résulte de sa rédaction, n’est ni obscur, ni ambigu, et doit par conséquent être tenu pour certain ; qu’il n’y aurait exception que si l’application du texte aboutissait à quelque absurdité » (24 avril 1952, J.C.P. 1952-II-7108)

Il n’est donc pas possible au juge de se retrancher derrière l’incertitude de la règle de droit. Mais, dans cette hypothèse, le juge va examiner ce qui a pu être décidé par les autres juges confrontés au même problème. C’est ce phénomène qui va conduire le juge à devenir un législateur supplétif.

C – Le juge, législateur supplétif ?

Dans l’ancien droit, les arrêts des Parlements n’avaient pas à être motivés. Cette particularité a empêché la formation d’une jurisprudence consciente et cohérente. Les Parlements étaient d’ailleurs plus soucieux de leur rôle politique que juridique. Paradoxalement, la Révolution, en imposant aux juges, pour la garantie des individuels de motiver leurs décisions, afin que pût être assurée le contrôle de la légalité, a forgé elle-même l’arme par laquelle les coups les plus durs ont été portés à l’esprit légaliste. (J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, n°146)

En effet, le juge confronté à une règle de droit obscure, dont le sens est incertain, va se référer à la motivation des décisions de ses collègues, soutien du dispositif de celles-ci. Peu à peu, à force de décisions dans le même sens, une jurisprudence va se créer, une règle va s’imposer en tant que norme juridique. A partir du moment où le juge est obligé de statuer en droit et de motiver sa décision, il doit relater les étapes de son raisonnement.

Dès lors, sa motivation peut être traduite en règle générale. Pour que la décision rendue ne prête pas à généralisation, le tribunal devrait débouter Pierre parce qu’il s’appelle Pierre et donner gain cause à Paul parce qu’il s’appelle Paul. Or, précisément, c’est ce qui lui est interdit plus que quoi que ce soit d’autre. Bref, il n’y a aucun moyen d’empêcher le juge d’être, selon l’expression du Doyen Ripert, « le législateur des cas particulier » et il n’y a aucune raison de ne pas adopter le même raisonnement si le même problème se présente. Il y a même toutes les raisons d’adopter la même motivation.

Plus personne ne conteste le rôle créateur de droit du juge. Il s’agit seulement de savoir si ce rôle doit effectivement se limiter « au cas particulier » ou s’il est encore légitime lorsqu’il consiste à trancher des questions de société. Ainsi, en matière de bioéthique, il est certain que dans beaucoup de pays, y compris la France, le pouvoir politique a manifesté une sorte de réticence à faire voter des lois dans ces domaines. Or, en attendant, la Justice a du trancher ces problèmes dans l’attente de lois claires. Certes, le législateur ne s’estime pas toujours suffisamment informé et craint que sa législation ne devienne rapidement obsolète en raison des progrès très rapides de la science, mais est-il normal que renvoyer au juge le soin d’effectuer les grands choix de notre société.

Souvent, le pouvoir politique se décharge sur le juge de questions pour lui embarrassantes, dont il renvoie perpétuellement l’examen. Nous avons eu, en droit civil, en France, l’exemple la loi sur l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation qui ne fut adoptée que grâce au fameux arrêt provocateur Desmares de 1982. Certains auteurs se sont insurgés contre cette pratique qu’il qualifie « d’arbitraire judiciaire » (cf. P. Conte, L’arbitraire judiciaire : chronique d’humeur, J.C.P. 198-I-3343). Ainsi, justement à propos de l’arrêt Desmares, l’auteur ironise : «si l’on est d’avis qu’un comportement se juge en fonction de ses résultat (est juste ce que le succès couronne -l’opportunisme rejoignant l’opportunité-) qu’il nous soit permis de compatir au sort de ceux qui, au nom de cette jurisprudence, et pendant 5 longues années, ont été condamnés à la réparation intégrale des dommages causés par l’intermédiaire d’objets fort divers et pour lesquels la souscription d’une assurance n’était pas obligatoire, bref au sort des victimes de la jurisprudence Desmares, éventuellement endettés pour le restant de leurs jours -mais c’était, il est vrai, pour la bonne cause-. » (n°7)

L’auteur poursuit sur « l’arbitraire du juge » et ironise encore : « il nous revient alors en mémoire la phrase du Maître (Larguier) qui nous a enseigné que bien des difficultés juridiques irritantes seraient réglées de façon radicale, si l’on se décidait, une fois pour toutes, à ramener le Code civil (et les autres) à plus de simplicité -et de bon sens-, grâce à un unique article, ainsi rédigé : « le juge fait ce qu’il veut »… (n°12)

Pour revenir sur le rôle « législatif » du juge, il faut rappeler, qu’en droit français, les décisions n’ont qu’une autorité relative : la solution donnée ne vaut que pour l’espèce à propos de laquelle ils statuent ; le même tribunal pourrait, le lendemain, rendre une décision différente dans une affaire similaire. Le fait qu’une juridiction, si haut placée qu’elle soit, a tranché une question dans un certain sens n’oblige pas une autre juridiction à adopter la même solution. Il en est autrement dans les pays anglo-saxons où règne la valeur obligatoire du précédent judiciaire, les tribunaux étant liés par les décisions rendues dans des affaires semblables par les juridictions supérieures. Les anglais expliquent cette autorité particulière de la jurisprudence par une fiction : les juges de Sa gracieuse Majesté ne légifèrent pas : ils se bornent à relever et mettre en forme une prétendue coutume immémoriale qui existait à l’état latent dans les limbes de l’inconscient collectif : de sorte que la jurisprudence emprunte son autorité à la coutume.

La jurisprudence n’étant pas liée par sa motivation antérieure, le juge peut changer d’avis quant à l’interprétation d’une même règle. C’est ce qu’on appelle un revirement de jurisprudence. Il arrive à la Cour de cassation d’énoncer un principe radicalement différent de celui qu’elle avait énoncé jusqu’à présent sur le fondement du même texte (ex. : article 1315 du Code civil et la charge de la preuve de l’information médicale). Cependant et heureusement, la jurisprudence est assez stable et les revirements sont rares. On désigne ainsi, « le fait qu’après avoir admis tel principe de solution, les juges, à l’occasion d’un nouveau procès, décident de l’abandonner pour un principe nouveau et différent ». Les revirements de jurisprudence sont beaucoup plus rares que les modifications législatives ! Néanmoins ceux-ci s’avèrent utiles parce que la règle jurisprudentielle subi, comme la règle de loi, l’usure du temps. Aussi bien fixée soit-elle, l’interprétation jurisprudentielle peut, à tout moment, être renversée.

On s’est beaucoup interroger sur le fondement de la force obligatoire de la jurisprudence. On a proposé une explication de type sociologique (Jestaz) : « Si la jurisprudence a force de règle, c’est peut-être parce que chacun s’accorde à la reconnaître pour telle et l’on retrouverait ici la même idée qui sert de fondement à la coutume. En dépit des prohibitions officielles, coutume et jurisprudence seraient des sources du droit par un effet de consensus généralisé ». En effet, la communauté des juristes reconnaît la règle pour obligatoire en dépit de son origine : les professeurs l’enseignent comme tel et aucun avocat ne se donnerait le ridicule de plaider que la solution, parce que purement jurisprudentielle, n’a pas force de droit.

L’interprétation jurisprudentielle va être assimilée à la loi. La Cour de cassation va interpréter la loi et cette interprétation fera corps avec elle et aura la même force obligatoire. En effet, un pourvoi ne peut jamais être fondé sur la violation de la jurisprudence. Mais celle-ci n’en est pas moins protégée très efficacement par la Cour de cassation. En effet, « elle l’est d’une manière indirecte, qui procède précisément de son incorporation à la loi ; les décisions qui la méconnaissent sont cassées pour violation de la loi, à travers l’interprétation qui en a été judiciairement donnée » (P. Hébraud). Mais l’interprétation de la loi ajoute bien souvent à la loi, c’est alors que l’interprétation judiciaire est créatrice. Pourtant, cette solution n’est pas ouvertement reconnue et on continue à considérer que le texte dont l’interprétation est modifiée à l’occasion d’un revirement de jurisprudence est censé avoir toujours le sens que lui donne à présent la Cour de cassation. Dès lors, cette situation présente des inconvénients car les revirements de jurisprudence ont nécessairement un effet rétroactif.

Le Cours complet d’Introduction au droit est divisé en plusieurs fiches (notion de droit, biens, acteurs de la vie juridique, sources du droit, preuves, responsabilité…)

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