LE RÔLE DU JUGE ET DE LA JURISPRUDENCE
Les articles 4 et 5 sont la traduction de ces deux impératifs : l’interdiction d’édicter des arrêts de règlement, c’est à dire de créer la loi (A) et l’obligation d’appliquer la loi (B). Pourtant, l’application combinée de ces deux obligations n’est pas susciter un certain paradoxe à partir duquel, force est de reconnaître que le juge est nécessairement un « législateur supplétif et exceptionnel » (C). Nous ne pourrons que le constater au travers de quelques exemples jurisprudentiels (D).
A – L’interdiction de créer la loi
L’interdiction de créer la loi par les juges est un principe consacré par l’article 5 du Code civil qui interdit aux juges de rendre des décisions à portée générale et réglementaire. Cela signifie que le juge ne peut pas créer de nouvelles règles de droit, mais doit se contenter d’appliquer les lois en vigueur édictées par le pouvoir législatif.
Contexte historique : Ce principe découle d’une méfiance à l’égard du pouvoir judiciaire à la suite de l’Ancien Régime.
- À cette époque, les Parlements, au nom du roi, s’étaient arrogé un pouvoir législatif en rendant des arrêts de règlement. Ces arrêts, qui avaient force de loi dans leur ressort, permettaient aux juges de poser des règles générales applicables à l’avenir. Ce pouvoir législatif des Parlements a été jugé dangereux, car ils avaient maintes fois fait obstacle aux réformes législatives royales.
- Les révolutionnaires, influencés par la pensée de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs, ont voulu éviter que les tribunaux s’opposent aux réformes législatives. Cela a conduit à l’adoption de la loi des 16 et 24 août 1790, qui a expressément interdit aux juges de s’immiscer dans le pouvoir législatif, sous peine de forfaiture. L’article 5 du Code civil est une continuité de ce principe, interdisant aux juges de prononcer des règles générales et leur limitant l’application de la loi aux affaires qui leur sont soumises.
Le juge doit donc se limiter à résoudre le litige concret qui lui est présenté sans établir de règles applicables au-delà du cas particulier. Cela est également rappelé dans l’article 1351 du Code civil, qui précise que l’autorité de la chose jugée ne s’applique qu’à ce qui a fait l’objet du jugement, et non aux motivations qui ont conduit à la décision. La décision rendue par un juge n’a donc qu’un effet relatif, elle ne lie que les parties en cause et ne peut pas être considérée comme une nouvelle règle de droit.
Illustrations jurisprudentielles :
Plusieurs décisions de justice illustrent cette interdiction. Par exemple, une décision de la Chambre commerciale du 13 janvier 1971 a censuré un tribunal qui avait rendu une disposition générale interdisant à une société d’édition toute publicité pour des produits pharmaceutiques, au-delà de ceux spécifiquement concernés par le litige. De même, un arrêt de la Civ. 1re du 22 octobre 1957 a annulé une décision qui avait édicté un règlement général sur le recouvrement simplifié des créances commerciales, rappelant ainsi la limitation du pouvoir normatif des juges.
En conclusion, l’article 5 du Code civil réaffirme que le pouvoir législatif appartient exclusivement au Parlement, et non aux juges, qui doivent se contenter d’appliquer la loi aux litiges individuels sans émettre de règles générales.
B – L’obligation d’appliquer la loi
C – Le juge, législateur supplétif ?
L’évolution du rôle des juges dans la formation de la jurisprudence a été marquée par l’obligation de motiver les décisions. Cela a renforcé leur influence sur la création du droit, bien que la jurisprudence n’ait pas de force obligatoire générale en France. Les revirements de jurisprudence, bien que rares, sont nécessaires pour adapter le droit, malgré les critiques d’arbitraire judiciaire. La jurisprudence acquiert une force normative par consensus sociologique entre juristes.
I. Le rôle évolutif du juge dans la formation de la jurisprudence
A. L’absence de motivation des décisions sous l’ancien droit
Dans l’ancien droit, les décisions des Parlements n’étaient pas motivées, ce qui empêchait l’établissement d’une jurisprudence claire et structurée. Les juges de ces institutions se préoccupaient davantage de leur rôle politique que de leur mission juridique. L’absence de motivation rendait difficile la compréhension des fondements des décisions et limitait leur portée au-delà du cas individuel.
La Révolution française a apporté un tournant en imposant l’obligation pour les juges de motiver leurs décisions. Cette exigence visait à garantir les droits individuels et à permettre un contrôle de la légalité des décisions. Cependant, ce changement a paradoxalement ouvert la voie à une influence plus forte des juges sur le droit, en leur permettant de façonner la jurisprudence en justifiant leurs décisions.
B. La création de la jurisprudence à travers la motivation des décisions
L’obligation de motiver les jugements a eu pour conséquence que, face à une règle juridique obscure ou ambiguë, le juge se réfère souvent à la motivation des décisions antérieures pour guider son propre raisonnement. Ainsi, au fil des décisions motivées de manière similaire, une jurisprudence se forme et une règle juridique finit par émerger. Ce processus renforce le rôle des juges dans la construction du droit, car ils sont amenés à justifier et expliciter les étapes de leur raisonnement à chaque décision.
Cette obligation de transparence dans les jugements fait en sorte que les décisions peuvent prendre la forme de règles générales applicables à des cas similaires. Pour éviter une généralisation abusive, il serait nécessaire de rendre des décisions arbitraires en fonction des individus concernés (par exemple, donner tort à Pierre simplement parce qu’il s’appelle Pierre), ce qui est bien évidemment interdit. En conséquence, les juges sont naturellement amenés à appliquer des raisonnements similaires face à des cas comparables, consolidant ainsi la jurisprudence.
C. Le rôle législatif du juge et ses limites
Le rôle créateur de droit du juge est désormais largement admis. Cependant, une question persiste : ce rôle doit-il se limiter aux cas particuliers ou inclut-il également des questions de société plus larges ? Dans des domaines sensibles comme la bioéthique, les juges se retrouvent parfois à devoir statuer en l’absence de lois claires. En France, comme dans d’autres pays, le pouvoir législatif a souvent hésité à adopter des lois en raison de la complexité et de l’évolution rapide de certaines matières, laissant ainsi aux juges la responsabilité de trancher.
Cette délégation tacite de questions embarrassantes au juge a été illustrée dans l’exemple de la loi sur l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation. Cette loi n’a été adoptée qu’après l’arrêt Desmares de 1982, une décision controversée qui a provoqué un vif débat doctrinal. Certains auteurs ont qualifié cette pratique de « dérive arbitraire » du pouvoir judiciaire, accusant les juges de créer des règles de manière opportuniste.
II. La jurisprudence, entre création et stabilité
A. L’arbitraire judiciaire et ses critiques
L’idée que les juges exercent un pouvoir créateur de droit est sujette à de vives critiques. Certains auteurs dénoncent ce qu’ils appellent « l’arbitraire judiciaire ». Ce terme renvoie à la capacité des juges à imposer leurs propres conceptions du droit à travers leurs décisions. Par exemple, dans l’arrêt Desmares de 1982, souvent cité en matière d’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation, les critiques ont fusé contre une décision perçue comme déraisonnable, conduisant à des condamnations excessives de certains responsables.
Les détracteurs, comme P. Conte, ironisent sur ce pouvoir jugé parfois excessif. Ils considèrent qu’il est dangereux de laisser aux juges une telle latitude, au point qu’il pourrait suffire, selon une expression caricaturale, de codifier la loi en un article unique : « le juge fait ce qu’il veut ». Cette critique souligne les risques d’une interprétation trop libre des textes par les juges.
B. La relativité de l’autorité des décisions judiciaires en droit français
En droit français, les décisions judiciaires n’ont qu’une autorité relative de la chose jugée, c’est-à-dire qu’elles ne s’appliquent qu’au litige particulier pour lequel elles sont rendues. Cela signifie qu’un même tribunal pourrait statuer différemment dans une affaire similaire portée devant lui le lendemain. Contrairement aux systèmes anglo-saxons, où le précédent judiciaire lie les tribunaux inférieurs, le droit français ne reconnaît pas de force obligatoire à la jurisprudence.
Dans les pays de common law, la règle du précédent impose aux juges de respecter les décisions des juridictions supérieures dans des affaires similaires. Cette tradition est justifiée par une fiction juridique : les juges ne créent pas le droit mais se contentent de formaliser une coutume préexistante. Cette fiction donne à la jurisprudence une autorité comparable à celle de la coutume.
C. Les revirements de jurisprudence et leur impact
Le système juridique français admet la possibilité pour un juge de changer d’avis quant à l’interprétation d’une règle de droit. Ce phénomène est appelé revirement de jurisprudence. Il se produit lorsque, face à un même texte juridique, une juridiction, souvent la Cour de cassation, adopte une interprétation radicalement différente de celle qu’elle avait précédemment donnée. Cela a par exemple été le cas avec l’article 1315 du Code civil concernant la charge de la preuve en matière d’information médicale.
Cependant, bien que les revirements de jurisprudence soient rares, ils peuvent avoir des effets significatifs, notamment en raison de leur rétroactivité. Une décision qui modifie l’interprétation d’un texte peut affecter les affaires antérieures non encore définitivement jugées, ce qui peut parfois perturber la stabilité juridique. Malgré tout, ces revirements sont perçus comme nécessaires, car la jurisprudence, tout comme la loi, peut devenir obsolète avec le temps et nécessiter une réinterprétation.
D. Le fondement sociologique et juridique de la force de la jurisprudence
La force de la jurisprudence en tant que source de droit repose sur une forme de consensus au sein de la communauté juridique. Certains auteurs, comme Jestaz, adoptent une explication sociologique de ce phénomène. Ils estiment que la jurisprudence acquiert une force normative non pas parce qu’elle est officiellement reconnue comme une source du droit, mais parce que les juristes (juges, avocats, professeurs) s’accordent à la traiter comme telle. Cette dynamique collective lui confère une autorité similaire à celle de la coutume.
Bien que la jurisprudence ne puisse, en théorie, être invoquée comme une source de droit indépendante de la loi, elle est protégée indirectement. Lorsque la Cour de cassation casse une décision, ce n’est pas pour violation de la jurisprudence, mais pour violation de la loi, telle qu’interprétée par la jurisprudence. Ainsi, l’interprétation donnée par la jurisprudence est souvent assimilée à la loi elle-même, renforçant son rôle créateur dans le système juridique.
III. Les fondements et les limites de la force obligatoire de la jurisprudence
A. La nature relative de l’autorité de la jurisprudence en France
En droit français, les décisions judiciaires n’ont pas de force obligatoire générale : leur autorité est dite relative, car elles ne lient que les parties au litige. Contrairement aux systèmes de common law, où le précédent lie les juridictions inférieures, en France, même une décision émanant de la Cour de cassation ne contraint pas les autres tribunaux à adopter la même solution. Ce principe permet une plus grande souplesse dans l’interprétation des règles de droit, mais pose également des défis en termes de cohérence et de prévisibilité des décisions judiciaires.
Cette absence d’obligation pour les tribunaux de suivre les précédents jurisprudentiels explique pourquoi, en France, une juridiction peut, en théorie, statuer différemment sur une affaire similaire. Cependant, en pratique, la jurisprudence tend à stabiliser le droit, car les juges sont souvent enclins à suivre les décisions antérieures, notamment celles de la Cour de cassation, pour garantir une certaine homogénéité dans l’application du droit.
B. Les justifications sociologiques de la force de la jurisprudence
Le caractère normatif de la jurisprudence repose en grande partie sur un consensus tacite au sein de la communauté juridique. Selon l’analyse sociologique de certains auteurs, comme Jestaz, la jurisprudence devient une source du droit en raison de l’adhésion collective des professionnels du droit (juges, avocats, professeurs) qui la traitent comme telle. Bien que la loi soit la source première du droit en France, la jurisprudence en vient souvent à être enseignée et appliquée comme si elle avait la même valeur contraignante.
Ce phénomène repose sur une reconnaissance implicite : si les avocats et les juges reconnaissent qu’une solution jurisprudentielle est stable et adaptée, elle acquiert une force normative. Même si, en principe, il n’est pas possible de fonder un pourvoi devant la Cour de cassation uniquement sur la violation de la jurisprudence, les juges veillent à protéger la cohérence du droit en sanctionnant toute violation de la loi à travers son interprétation jurisprudentielle.
C. L’incorporation de l’interprétation jurisprudentielle à la loi
La jurisprudence, bien qu’elle ne soit pas formellement une source de droit, s’intègre souvent au texte légal par le biais de son interprétation. La Cour de cassation, en interprétant la loi, donne des éclairages qui deviennent indissociables du texte légal. Cette incorporation de l’interprétation jurisprudentielle à la loi renforce son caractère obligatoire de manière indirecte.
Par exemple, même si un pourvoi ne peut être fondé sur la violation d’une jurisprudence spécifique, une décision sera cassée pour violation de la loi, si l’interprétation donnée par les juges antérieurs n’est pas conforme à celle admise par la Cour de cassation. Cette pratique confère une protection indirecte à la jurisprudence, qui, tout en n’étant pas une source formelle du droit, exerce une influence considérable sur l’application des textes législatifs.
D. Les effets rétroactifs des revirements de jurisprudence
Un autre aspect à considérer dans la force obligatoire de la jurisprudence est le revirement de jurisprudence. Lorsqu’un juge décide de changer radicalement l’interprétation d’une règle de droit, cela entraîne des conséquences importantes, notamment en termes de rétroactivité. Les revirements sont généralement appliqués aux affaires en cours, ce qui peut déstabiliser les acteurs du droit, en créant des situations où une solution qui était considérée comme certaine est subitement modifiée.
Cette rétroactivité, bien que critiquée pour l’insécurité juridique qu’elle engendre, est souvent justifiée par la nécessité de renouveler des interprétations devenues obsolètes. La jurisprudence, comme la loi, doit s’adapter aux évolutions sociales, économiques et technologiques. Ainsi, les revirements participent à l’actualisation du droit, tout en soulignant les limites de la stabilité des solutions jurisprudentielles.
Le Cours complet d’Introduction au droit est divisé en plusieurs fiches (notion de droit, biens, acteurs de la vie juridique, sources du droit, preuves, responsabilité…)
- Cours complet d’Introduction au droit Application de la loi en Alsace-Moselle et Outre-mer Définition et rôle de la doctrine juridique Distinction entre droit interne, droit international et droit européen Droit privé, droit public et droit mixte Entrée en vigueur, abrogation et force obligatoire de la loi La notion de coutume et sa fonction La primauté du droit international dans l’ordre interne La règle de droit est obligatoire, générale, permanente Le juge et la jurisprudence, créateurs de droit? Le principe de non-rétroactivité des lois L’autorité de la chose jugée L’interprétation juridique de la règle de droit par le juge