Le jus commune

Le corpus iuris canonici et la naissance du ius commune.

Pour une meilleure discipline ecclésiastique, les artisans de la réforme ecclésiastique, ont suscité l’édiction de règles nouvelles qui sont nombreuses. Le droit canonique est donc en pleine extension. Les grégoriens ne peuvent pas se contenter de cette extension car ils sont aussi soucieux de l’unité de l’Eglise. Pour éviter le désordre dans l’Eglise, il faut donc ordonner. Charlemagne se plaignant en son temps de la trop grande diversité des canons ecclésiastiques, et la problématique se renouvelle au XIIème siècle. Des clercs illustres et moins renommés vont s’atteler à la tache. Cela à pour conséquence la réalisation d’une oeuvre indispensable de compilation privée. Stimulée par la réforme, par la reconnaissance du droit romain, les compilateurs donnent au droit canonique un prestige équivalent à celui du droit romain. Ces derniers deviennent alors les deux droits universels de l’Occident. Les juristes des deux bords, romanistes et canonistes, commencent par se mépriser cordialement. Puis, ils vont se rencontrer et donner naissance pour l’Europe à ce qu’on appelle le ius commune.

  • A) Le droit canonique de l’universalisme occidental.

L’oeuvre majeure du droit canonique médiévale se retrouve dans le Décret de Gratien. C’est une oeuvre italienne réalisée en recourant à des collections antérieures, pour partie des collections françaises. A la suite du décret, d’autres compilations majeures vont venir le compléter, et ainsi permettre l’achèvement de ce qu’on finira par désigner le Corpus iuris canonici. Les commentaires du Décret, des grands recueils de décrétales forgeront l’excellence des canonistes classiques.

1- Les collections préclassiques.

Ces collections antérieures au Décret sont des collections directement consécutives à la réforme grégorienne. Elles datent des Xième et XIIème siècle. Ce sont des vastes collections de grande qualité conceptuelle.

Elles sont l’oeuvre de juristes éminents, et expriment les préoccupations disciplinaires et sociétales de l’Eglise restaurée. La première est celle du décret du Burchard de Worms, composé probablement avant 1040. Ce décret inspire dans la continuité un autre grand juriste préclassique, Yves de Chartres (1040-1115). C’est un clerc d’origine modeste, qui étudie les lettres, la philosophie puis qui se distingue dans les enseignements qu’il suit en théologie et en droit canonique. Il montre un savoir tel qu’il est pressenti en 1090 pour devenir évêque de Chartres. Il est élu par le clergé et le peuple en 1090, mais l’archevêque lui refuse l’investiture. Preuve de sa grande renommée, Yves avec son titre d’évêque élu, est consacré par le Pape évêque de Chartres contre l’avis de l’archevêque. Il compte alors dès 1090 comme le plus grand canoniste de son temps. Yves de Chartres compose trois oeuvres majeures qui marquent durablement toute la pensée juridique médiévale. La première de ces trois collections est le décret d’Yves de Chartres, daté de 1094 et constitué de 17 parties. Le décret est une oeuvre remarquable dans sa conception mais n’aura pas d’incidence réelle sur le droit canonique. Deuxième collection, la Panormie qui est achevée en 1095, c’est un court traité méthodique organisé en rubriques. La Panormie fournit les règles essentielles du gouvernement de l’Eglise. Son coté méthodique et sa volonté d’aller à l’essentiel inspirent directement les travaux de Gratien. La troisième collection est appelée la Tripartita, collection postérieure au décret d’Yves de Chartres, c’est un recueil plus classique de canons et de décrétales. Dans ses trois collections, Yves de Chartres défend la primauté romaine, la réforme de l’Eglise, et lutte contre les mariages illégitimes et contre tous les abus en matière matrimoniale. Il est ainsi connu pour s’être opposé au divorce du roi de France. Philippe Ier, alors roi de France, entend répudier sa femme Berthe pour s’unir à Bertrade de Montfort, épouse du comte d’Anjou. L’intention du roi est donc doublement répréhensible et pour ces raisons, Yves de Chartres ne peut accepter le remariage du roi de France. Yves de Chartres va alors rédiger un certain nombre de correspondances par lesquelles il fait savoir ses opinions. Il parvient à ameuter le monde féodal et ecclésiastique et réussi à faire promettre au roi et à Bertrade de Montfort de se séparer dans le concile de Paris en 1104. Burchard et Yves, théoriciens et compilateurs sont des juristes emblématiques qui manient un droit romain totalement aux faits des aspirations de la société médiévale. Ce sont déjà des juristes modernes et c’est en cela qu’ils vont inspirer les rédacteurs du décret de Gratien.

2- Le décret de Gratien.

L’élaboration exacte du décret et son auteur reste encore un sujet délicat pour les chercheurs. Mais le contenu fait l’unanimité, qui se distingue par sa richesse exceptionnelle. Sa méthode fait aussi son succès, qui a aboutit à un apport doctrinal considérable. Cela explique le succès immédiat du décret et son impact colossal sur la science juridique en général.

  • a) Les origine du décret.

Gratien est peut être un moine bolonais. La tradition fait de lui un moine camaldule, c’est à dire un moine ermite du monastère de Saint Felix et Nabor. De façon plus certaine, Gratien compte parmi les prudents de Bologne aux environs de l’an 1143. Cela signifie qu’on le consulte pour obtenir des conseils juridiques à l’occasion de certains procès. Sa réputation de compilateur est par ailleurs solidement établie même au delà de l’Italie. Les manuscrits du décret sont tous de la fin du XIIème siècle. Les manuscrits du décret diffèrent grandement les uns par rapport aux autres. D’un manuscrit à l’autre, certains textes sont omis et d’autres se répètent. Le plan d’ensemble du décret manque parfois de cohérence alors que les décrets de Burchard ou d’Yves de Chartres fournissaient des modèles commodes. Il semble que le décret ait été composé sur une période relativement longue, située entre 1140 et 1150. Le plan comporte deux parties : 101 distinctiones forment la première partie et 36 causae forment la seconde. Les distinctiones traitent pour commencer du droit, de sa notion et de ses sources. Ces distinctiones réunissent des textes mais dans un but plus pédagogique que les collections antérieures. Les vingt premières distinctiones s’interrogent fondamentalement sur le sens du droit, sur son essence, ce qui présente un caractère nouveau. Les 80 dernières distinctions sont consacrées aux ordres ecclésiastiques et précisent les conditions d’accès aux ordres, s’attardent sur les qualités requises pour la fonction épiscopale.

Les causae sont plus révélatrices de la richesse du Décrets. Elles sont présentées de façon peu ordonnées mais provoquent malgré tout un bouleversement de la science juridique, en raison de la méthode utilisée pour concevoir leur piètre ordonnancement.

  • b) Méthode et diffusion.

La compilation de Gratien porte en réalité un nom éloquent. Gratien et son équipe ont conçu une oeuvre qu’ils ont baptisé Concordantia discordantium canonum (la concorde des canons discordants). Le titre est évocateur : Gratien et ses assistants ne font pas qu’assembler une masse de textes. D’abord, ils vont aussi chercher des textes des pères de l’Eglise, mais ce n’est pas la raison principale. Chacune des causae débute par un casus, qui est presque toujours un cas d’école. Ce dernier est parfois à la limite de la vraisemblance, mais ce qui importe c’est le raisonnement qui va suivre. Ce casus appelle un certain nombre de questions. Chaque causa est donc divisée en quaestiones suggérées par le casus. Dans chaque question sont énoncés des canons, dont la présentation répond à une méthode reprise des théologiens, la méthode dialectique du «sic et non» utilisée par Pierre Abélard. En vertu de cette présentation, les textes sont répartis en deux masses : celle constituée des textes qui vont dans le sens du sic (le pour) et l’autre constituée des textes qui vont dans le sens du non. Pour chaque question, Gratien sépare donc les textes éventuellement applicables en deux masses. Gratien expose pour chaque texte des contradictions. Pour sortir de la contradiction, Gratien et son équipe propose à la fin de chaque question un dictum, qui représente l’intérêt principal de la compilation. Le dictum propose une solution qui consiste parfois à suivre l’opinion sic ou l’opinion non, ou alors la solution du dictum choisit une troisième voie. C’est en cela que le décret est à la fois une compilation et un ouvrage de doctrine.

La méthode est dite dichotomique et lorsqu’elle aboutit à une solution nouvelle, on parle de méthode dialectique. Le Décret de Gratien est donc la transposition au droit canonique médiéval, des principes de la dialectique médiévale. Le décret de Gratien adapte le droit canonique aux méthodes de travail les plus abouties de l’époque médiévale. La méthode de Gratien fait du décret une oeuvre nouvelle. Le décret procède aussi bien d’une logique d’enseignement que de science canonique, qui fait durer une oeuvre. Le souci de concorde permet de lever l’incertitude du droit, permet de dépasser la contrariété des opinions. Le décret n’est pas seulement une oeuvre de collecte ou une oeuvre doctrinale majeure, mais c’est aussi un «miroir de la vie sociale». En effet, Gratien, comme la Panormie, se soucie de la violence. Il fait ainsi état dans ses causae des coups portés à la femme enceinte qui provoquent l’avortement et qui provoquent l’avortement. Même dans ces questions sensibles, le décret d’efforce de toujours rappeler les principes. Au delà des principes canoniques et évangéliques, le décret tolère des exceptions qui témoignent des subtilités d’interprétations imposées par la société médiévale. Le décret fait valoir l’idée selon laquelle le droit est une matière vivante appliquée à des sujets vivants, et donc au delà des principes, il faut interpréter. Pour toutes ces raisons, l’oeuvre rencontre un succès immédiat. Oeuvre privée, le décret de Gratien acquiert une valeur officielle même si les Papes ne l’ont jamais formellement homologué. Malgré cela, les docteurs l’ont adopté et en font un support de commentaires. Les juristes nombreux qui vont commenter le décret sont à ce point nécessaire qu’ils sont appelés les décrétistes. L’un d’eux s’appelle Huguccio de Pise (1178-1190), professeur bolonais. Le Décret, puisqu’il rend opérant le droit canonique, stimule l’édiction du droit. Les papes se sentent alors conforter dans leur effort de législation, ce qui fait qu’au XIIème, cette législation pontificale est si conséquente qu’il faut la compiler à nouveau.

3- L’achèvement du Corpus iuris canonici.

Il n’est permis qu’à lui seul de faire des lois nouvelles selon les nécessités du moment. Lui, c’est le Pape, et cette formule est tirée des dictatus papae. Le sens de ce dictatus papae numéro 7 ne laisse pas de place aux doutes. Depuis la réforme grégorienne, le Pape revendique un pouvoir législatif sans partages, et comme pour donner raison à ce dictatus papae numéro 7, les pontifes du XIIème et XIIIème siècle légifèrent beaucoup, car la demande est forte.

Ce sont des juristes réputés, par exemple, le Pape Innocent III (1198-1216) a été l’élève d’Huguccio lorsqu’il n’était encore que Giovani Lottario di Segni. Grégoire IX (1227-1241) se distingue lui aussi en temps que juriste, mais aussi en temps que compilateur.

  • a) Les grandes collections de décrétales (XIIème-XIVème siècle).

Les décrétales postérieures au décret de Gratien sont dites extra decretum vagantes, ou extravagantes (se promènent en dehors du décret). Ces décrétales sont nombreuses et gênantes car elles se promènent en dehors de toute collection canonique. Des collections privées se chargent alors de rassembler ces extravagantes. Ces collections privées sont appelées Quinque compilationes antiquae (les cinq compilations anciennes). Ces compilations se distinguent car elles ne contiennent que des décrétales, la primauté romaine s’affirmant. Ces compilations anciennes suivent toute le même plan, en cinq livres qui devient depuis lors la référence.

Grégoire IX décide d’une compilation officielle car il ne veut plus se contenter de ces compilations privées. Il confie le travail à une commission de rédaction qui achève le travail rapidement. La collection que l’on doit à Grégoire IX est promulguée par lui le 5 Septembre 1234. A cette date, la compilation promulguée est divisée en cinq livres, qui sont divisés en titres, eux mêmes divisés en chapitre. Les livres de la compilation sont consacrés aux matières suivantes : organisation judiciaire de l’Eglise, procédure, discipline, mariage et droit pénal. Cette collection s’impose par la suite sous le nom de «décrétales de Grégoire IX». A la différence du Décret de Gratien, ces décrétales de Grégoire IX sont influencées par le droit romain. Elles font aussi l’objet de commentaires de la part de juristes canonistes, appelés les décrétalistes. Le plus célèbre est le Pape Innocent IV (1243-1254). On trouve aussi le cardinal d’Hostie, appelé Hostiensis de son vrai nom Henri de Suse. Après 1234, d’autres décrétales sont édictées et publiées officiellement à leur tour. Après les décrétales de Grégoire IX, il faut mentionner le Sexte (car envisagé comme le sixième livre des décrétales à l’origine). Il est promulgué par le Pape Boniface VIII en 1298. Dernier recueil majeur, les Clémentines promulguées en 1317 par le Pape Clément V. Ces derniers recueils sont bientôt ajoutés aux décrétales de Grégoire IX et au Décret de Gratien pour former ce que l’on appelle au XIVème siècle le Corpus iuris canonici. Il fournit un matériau inépuisable pour les commentaires d’une doctrine qui devient réputée dans toute l’Europe.

  • b) La doctrine et les commentaires du décret.

Décrétistes et décrétalistes rédigent surtout ce que l’on appelle les sommes. Certaines de ces sommes sont très modestes au début, mais par la suite, d’autres sommes contiennent des apports doctrinaux considérables. Huguccio par exemple est un savant assez libre d’esprit. Dans ses commentaires, il ne se prive pas de marquer son désaccord avec l’opinion de certains papes. Hostiensis rédige une somme sur les décrétales de Grégoire IX, qu’il met onze ans à rédiger, la somme d’or. Décrétistes et décrétalistes rédigent aussi des ouvrages appelés apparatus. Ce sont des ouvrages qui regroupent des gloses parmi celles des maitres les renommés. Ils rédigent aussi des quaestiones à l’imitation de ce qui s’est fait dans le décret de Gratien. Ces quaestiones s’appuient sur des cas d’école ou des situations réelles et au delà de ça, ces ouvrages essayent de proposer des solutions concrètes à des cas pratiques. En cela, on constate que les canonistes suivent en réalité des méthodes utilisées par des romanistes. La science conjuguée de ces romanistes et canonistes aboutit à l’apparition du ius commune

  • B) Le ius commune, le droit commun de l’Europe.

La renaissance de l’Occident à compter du XIème siècle provoque la naissance de deux disciplines. Celle des civilistes ou des légistes pour commencer, qui s’appuie sur le Digeste de Justinien. L’autre discipline est celle des canonistes, qui procède du Décret de Gratien et de sa qualité méthodologique. La rencontre de ces deux disciplines, de ces droits dits savants, produit un résultat déterminant avec l’affirmation de la procédure Romano-canonique.

1- La rencontre des droits savants.

A compter de la redécouverte du Digeste, la science des glossateurs puis des commentateurs se propage dans toute l’Europe. Sur le continent, en Italie et en France notamment, cette science inspire les travaux des canonistes. Au début, des rivalités existent, mais malgré cela, «l’un et l’autre droit» finissent par se rejoindre. Ailleurs, en Angleterre, le droit romain et sa procédure formulaire conduit à l’émergence de la common law. C’est un système juridique rigide qui n’a rien à voir avec le droit commun continental.

  • a) L’un et l’autre droit.

Au coeur du Moyen Age occidental, cohabitent deux droits, les universités insistant bien sur cette séparation car existent aussi deux pouvoirs politiques : le spirituel et le temporel. Les civilistes sont liés au droit impérial, au pouvoir temporel. Ils travaillent pour l’empereur germanique, pour le roi de France, afin d’affirmer leur prétention temporelle. Les canonistes sont liés par vocation au pouvoir spirituel. Le droit canonique est le droit du Pape, et surtout depuis le pontificat de Grégoire VII. Les juristes des deux bords servent donc des pouvoirs antagonistes, et ils ne peuvent donc que s’ignorer voire se détester. Pour Accurse, les disciplines doivent resté séparées pour éviter les empiètements politiques et juridiques, car le Pape ne doit pas s’immiscer dans les affaires temporelles ni l’empereur dans les affaires spirituelles. Les divergences entre les deux droits sont donc essentielles, qui tiennent à l’essence même de ces deux droits. Malgré cette impossibilité théorique du rapprochement, ces deux droits finissent tout de même par se rapprocher, pour plusieurs raisons. Ils travaillent de la même manière, car romanistes et canonistes glosent. Ce sont aussi des commentateurs acharnés, et depuis le décret de Gratien, les deux camps s’adonnent à la conceptualisation du droit. Rapidement les décrétistes cessent d’ignorer le droit romain et vont même le solliciter. Huguccio reconnait le droit romain comme un droit supplétoire en cas de silence des sources canoniques. Les romanistes finissent à leur tour par considérer les règles canoniques. Notamment, en droit des obligations, les romanistes se rangent aux opinions des canonistes. Bartole puis Balde au XIVème siècle travaillent systématiquement en ce sens, pour rapprocher les concepts des romanistes de ceux des canonistes. Ils travaillent notamment pour forger des raisonnements capables d’imposer une règle en particulier : solus consensus obligat (le consentement seul oblige). C’est un principe étranger au droit romain, et les romanistes n’ont jamais voulu le recevoir. Mais avec Bartole et Balde, les romanistes du XIVème siècle se rangent à ce principe. La rencontre du droit canonique et du droit romain nourrit donc des concepts nouveaux, et ils se démarquent en cela d’autres systèmes plus rigides, qui pourtant sont aussi tributaires du droit romain.

  • b) Ius commune et common law.

Le cas de l’Angleterre est un cas particulier. Guillaume le Conquérant conquiert l’Angleterre en 1066. A sa suite, les rois normands confortent la puissance de la couronne et généralise la compétence des cours royales. L’action des rois facilite une unification rapide du droit anglais, qui intervient par le biais de la procédure. Cette procédure anglo-normande s’inspire fortement du droit romain, et plus exactement du droit romain classique, de l’activité normative du préteur. Dans cette procédure des XIème et XIIème siècle, le roi délivre des autorisations de plaider devant les juges royaux. Sur demande d’une partie au procès, le chancelier au nom du roi délivre au juge un writ, texte qui précise au juge dans quel sens et selon quelles procédure il devra juger. Le writ comprend aussi un ordre d’exécution destiné au défendeur. S’il ne s’exécute pas conformément à ce que le writ précise, le demandeur pourra alors faire valoir le writ devant les cours royales qui siègent à Westminster. Le writ rappelle immanquablement la formule d’action de la procédure formulaire. Après 1215, l’action créatrice du roi décline, car intervient la Grande Charte de Jean sans terre. Cette action créatrice est même figée en 1285, quand intervient le deuxième statut de Westminster, qui interdit la délivrance de nouveaux writs, sauf dans des cas semblables à ceux qui existent déjà. C’est le juge qui va alors se charger de développer le droit anglais à partir des writs existants. Or, les juges anglais sont procéduriers, et la décision finale est conditionnée au respect de la procédure.

Seule l’existence préalable d’une voie d’action adéquate permet de faire reconnaitre un droit en justice. Ainsi, au XIIème et XIIIème siècle, la common law en formation se conçoit dans des traités, qui se présentent comme des listes de writs. Ces listes permettent d’introduire une requête en justice. Lorsqu’il n’existe pas de cas similaires permettant d’agir, le justiciable ne peut espérer défendre son cas devant le juge. Le système est donc éminemment rigide et à la fin du Moyen Age, ce système rigide trouve ses limites. Le roi est obligé d’intervenir, intervention facilitée sous le règne d’Henri VIII. Par l’intermédiaire du chancelier, le roi développe une juridiction exceptionnelle et permet l’ouverture de procès en recherchant l’équité. L’Equity s’érige à son tour en système juridique, et confère au droit anglais de façon définitive une structure dualiste. Le droit anglais reste pour le XVème siècle et jusqu’à aujourd’hui un système casuistique.

Le droit commun en France et en Italie n’a rien à voir. Le droit continental est lui marqué par le travail des universitaires, des savants bolonais et orléanais. Le droit continental propose des synthèses, des concepts et des théories générales. Il se sert du cas d’espèce pour systématises, conceptualiser et orienter une création normative décidée par l’autorité publique. Le droit continental se distingue de la common law, mais ne fait pas l’économie d’une procédure spécifique, qui s’avère nettement affranchie de la procédure romaine.

2- La procédure Romano-canonique.

Dans la France médiévale, les évêques sont incontournables. Ce sont souvent des seigneurs féodaux entrés dans le système, ils nouent des liens féodaux vassaliques et exercent des pouvoirs qui relèvent de l’autorité publique. Comme le Pape, ils reçoivent l’hommage de leur vassaux et maitrisent le ban seigneurial. Ainsi, ils peuvent rendre la justice seigneuriale pour la défense de leur ban, la justice féodale pour s’assurer de la fidélité de leurs vassaux et de leurs tenanciers. Ils rendent aussi la justice en tant qu’ecclésiastiques, ils rendent la justice de l’évêque stricto sensu. La justice ecclésiastique relève de la compétence de juridictions spécialisées, dans lesquelles le juge d’Eglise met en oeuvre une procédure particulière. C’est cette procédure qui va bouleverser la marche du procès médiéval et cela en matière criminelle et civile.

  • a) Officialités.

Le juge ordinaire du diocèse est l’évêque. A partir du XIIème siècle, le fait de rendre la justice ecclésiastique devient l’affaire de spécialistes. Rendre la justice, cela suppose en effet de connaitre le droit romain et de savoir s’adapter au progrès des techniques procédurale. L’évêque ne peut faire face à ces obligations juridictionnelles nouvelles et il commence donc à déléguer son pouvoir de juger. Il choisit pour cela un officier spécialisé, un agent titulaire d’une charge, un officier appelé «official». Ce dernier s’entoure d’assesseurs (spécialistes qui l’épaulent) et forment avec le tribunal de l’official, appelé rapidement l’officialité. Les officialités sont nombreuses, il en existe autant que d’évêques. Au XIIIème siècle, les officialités sont de plus en plus nombreuses et sont en plein développement. Elles concurrencent les justices seigneuriales, des barons et de comtes car ces dernières sont beaucoup plus archaïque, moins efficace, moins technique dans l’appréhension des jugements. L’official est compétent au civil comme au criminel pour juger les clercs séculiers. C’est une compétence exclusive, expression juridictionnelle du privilège du for. L’official détient aussi la compétence de juger toutes les causes qui concernent les miserabiles personae (cause perdue, cause qui concernent les personnes délaissées par la société : veuve, orphelin, croisés, écoliers d’université). Ces miserabiles peuvent faire juger leur cause par l’official plutôt que par un juge laïc. En matière civile, les juges d’Eglise ont connaissance exclusive de tout ce qui touche aux biens de l’Eglise. La compétence est exclusive pour tout ce qui touche à la foi et au sacrement : mariage, fiançailles, légitimité des enfants, séparation de corps et faire valoir l’exécution des obligations qui procèdent de conventions formées par serment. En matière pénale, les officialités font valoir une compétence exclusive pour tous les crimes et les délits commis dans un lieu saint. L’official est aussi compétente en cas de simonie, en cas de rupture de la trêve de Dieu (interdit de se battre). Evidemment, les officialités sont compétentes pour toutes les infractions contre la foi (hérésie, sorcellerie). Sur d’autres matières, l’official peut être saisi, mais il sera soumis à la concurrence des juridictions laïques.

Il s’agit des matières qui concernent la dot, le douaire, les crimes de sacrilège, le blasphème et les délits d’usure. Les juridictions laïques qui sont concurrentes, ce sont principalement les juridictions royales. La justice du bailli (agent local du roi) vient notamment limiter l’extension des cours de l’Eglise et contrecarrer le développement de la juridiction de l’Eglise. Elle limite les prétentions de l’Eglise car le roi de France a besoin de consolider sa justice pour réaffirmer sa souveraineté. Les justices royales s’inspirent aussi de la justice ecclésiastique pour améliorer leur fonctionnement afin de rendre une justice plus efficace et plus technique. L’official excède notamment par qu’il détient et applique une procédure d’excellence : la procédure Romano-canonique, qui s’impose au XIIIème siècle. Elle gagne du terrain pendant le XIIIème siècle et profite désormais aux justices royales. Cette procédure s’impose dans la marche du procès, que ce soit une affaire qui relève de la compétence du tribunal laïc ou ecclésiastique.

  • b) L’ordre du procès pénal.

Pour comprendre les progrès que peut présenter la procédure Romano-canonique, il faut remonter au droit romain classique. A la fin du principat, apparait une nouvelle procédure pour dicter la marche du procès. elle s’applique aussi bien pour le procès civil que pénal. Ce nouvel ordre est le fruit du développement de la Res publica. Les développements juridiques sur la question de la res publica encourage le développement de nouvelles procédures pour que la justice impériale s’adapte aux nécessités nouvelles de la chose publique qui se consolide. Au IIème siècle après JC, les juges impériaux ont une obligation : protéger l’intérêt public. Cela devient un devoir inhérent à leur charge, à leur office juridictionnelle. Ainsi, à compter du IIème siècle, chaque fois qu’une infraction vient porter atteinte à l’intérêt public, alors il leur appartient de défendre cet intérêt public lésé en déclenchant eux-mêmes les poursuites. Ils mettent en oeuvre la procédure d’office, c’est à dire une procédure dictée par leur fonction de juges impériaux, par leur charge. Cette procédure est nécessairement une procédure inquisitoire. Personne n’est venu formulée de plainte, il faut donc établir les faits dans leur exactitude, et il faut donc inquiéter. La procédure d’enquête est une procédure d’inquisitio. Le juge mène l’enquête, détermine les circonstances exactes de l’infraction et à partir de là, prononce sa sentence.

A compter de la renaissance civiliste au XIème siècle, puis à compter de la renaissance canonique au XIIème siècle, la procédure qui s’impose par la rencontre des deux droits est une procédure Romano-canonique, qui logiquement est une procédure inquisitoire. Romanistes et canonistes puisent à la même source : le droit romain classique. Plus efficace, cette nouvelle procédure permet de sanctionner les infractions sans attendre la plainte de la partie lésée. Au XIIème siècle, on transfert cette procédure en matière privée. Dans le procès pénal, la nouvelle procédure impose plus de raison et d’humanité. Elle éloigne aussi la procédure accusatoire. Pour établir la preuve, le témoignage et l’aveu remplace l’ordalie, qui disparait de la procédure judiciaire et la procédure pénale dans le royaume de France à partir du XIIème siècle. Cette procédure influence ainsi la politique normative des rois de France. Saint Louis essaye de légiférer pendant son règne pour supprimer le duel judiciaire pour le remplacer par des preuves plus rationnelles. En matière de preuve, canonistes et romanistes sont intransigeants : pour qu’un accusé soit reconnu coupable dans le procès pénal, il faut une preuve complète de sa culpabilité. C’est le principe de la plénitude de la preuve. Ces notions sont définies objectivement par le droit médiéval. La doctrine médiévale se sont chargé en effet au XIIème et XIIIème siècle de forger une autre notion : la preuve objective. Si dans un procès pénal, le juge peut s’appuyer sur une preuve objective, alors il peut prononcer la culpabilité.

La preuve objective, c’est tout d’abord l’aveu libre du coupable. En plus de cela, c’est aussi le témoignage concordants de deux témoins présentant toutes les garanties de crédibilité. On parle à ce moment là de témoins idoines. Un adage s’impose à partir du XIIème siècle : «testis unus, testis nullus». L’ordre nouveau du procès pénal profite donc au prévenu en cas de doutes. C’est une avancée considérable : si l’enquête ne parvient pas à établir une preuve complète, alors il appartient au juge de relaxer l’accusé.

D’une façon générale, la procédure Romano-canonique lutte contre l’arbitraire et la subjectivité et érige en principe la présomption d’innocence. Pour les accusés, c’est un progrès majeur. L’inquisition est une variante accélérée de la procédure Romano-canonique.

Dans le cadre du procès civil, les spécialistes du droit savant imposent un autre principe : le principe du contradictoire. Le juge, en droit romain classique, suivait l’équité et pour se conformer à ses exigences, entendait les arguments des deux parties. Le principe du contradictoire échappait à la sphère juridique en droit romain classique, le juge romain n’était pas totalement lié par le droit. Les juristes médiévaux vont plus loin, et traduisent le principe du contradictoire en règle de droit. Le principe est rappelé dans tout jugement, signe de son importance. Chaque fois qu’un jugement est rédigé avant le dispositif, le rédacteur du jugement rajoute toujours une formule «les arguments des deux parties ayant été entendus». Le droit romain fourni toujours un matériau idéal pour toutes les constructions juridiques qu’ils s’agissent de celles de la renaissance civiliste ou encore des constructions juridiques de la réforme grégorienne. Dans le cadre du droit civil, au delà du procès civil, les juristes savants du XIIème siècle savent aussi se démarquer du droit romain. C’est le cas par exemple en matière de mariage. En droit romain, le mariage résultait du consentement des époux et de leur famille. Il s’agissait d’un lien révocable et il était possible de rompre le mariage de manière unilatérale (répudiation) ou bilatérale (divorce). Les canonistes du XIIème siècle prennent évidemment leur distance par rapport à ce mariage romain. Ils imposent à compter du XIIème siècle avec des difficultés le principe du consensualisme pur : il n’est pas nécessaire de recourir à l’autorisation du père, même si cela est souhaitable. Ils rejettent aussi le divorce et prononcent le principe d’indissolubilité du lien matrimonial. La répudiation est aussi canoniquement interdite. Au XIIème siècle, on discute encore du fait de savoir si le mariage est un sacrement, et il tend de plus en plus à le devenir. Ainsi, il devient indissoluble, formé par la seule rencontre de volonté des époux. Sur cette question, les canonistes se heurtent violemment avec les laïcs qui ont besoin du divorce et de la répudiation. Yves de Chartres s’est ainsi opposé à Philippe Ier pour faire valoir contre lui l’indissolubilité du lien matrimonial, même pour le mariage royal. Les laïcs, c’est à dire les princes, les grands féodaux ou les plus modestes seigneurs, revendiquent plus de liberté dans leur alliance matrimoniale. La répudiation effectuée au bon moment et le divorce permettent de nouer des fidélités nouvelles, de consolider un patrimoine en contractant un mariage plus lucratif que le précédent. Le droit savant se heurte donc régulièrement aux préoccupations et aux attentes des laïcs. Le droit commun s’est donc imposé juridiquement à des habitudes séculières qui n’étaient pas familières des subtilités romaines et canonistes. Le droit français est ainsi le fruit d’un apport savant et le fruit d’une confrontation, qui ne s’est pas faite juridiquement en douceur. Le droit français est né de la progression des droits savants au coeur de l’empire de la coutume.