Le pluralisme des médias, une condition de la démocratie

Une liberté appréhendée sous l’angle du pluralisme et de la démocratie

L’affirmation par la jurisprudence européenne de la place du pluralisme dans sa définition de la société démocratique a fait écho dans la jurisprudence constitutionnelle française, si bien qu’il est loisible de s’interroger sur la question de savoir si la notion de société démocratique participe au développement d’une conception européenne de la démocratie[95].

Lorsque l’on compare les jurisprudences de la Cour et du Conseil constitutionnel relatives à la liberté d’expression, on dénote ainsi une correspondance évidente, une influence indéniable de la jurisprudence européenne sur le contenu matériel du droit constitutionnel. Mais avant de mettre en perspective les éléments qui révèlent une conception commune de cette liberté et de son rôle dans le fonctionnement de la démocratie, il convient d’examiner dans quelle mesure ces juridictions sont susceptibles de s’influencer.

Section 1 : La conception commune à la Cour européenne et au Conseil constitutionnel du lien entre le pluralisme et la démocratie

L’influence exercée par la jurisprudence européenne sur la jurisprudenceconstitutionnelle française

D’une façon générale, les études consacrées à l’influence exercée par la jurisprudence européenne sur celle du Conseil constitutionnel, la qualifie de «générale, indirecte, diffuse et en définitive très marginale» et limitée à des domaines «étroitement circonscrits bien qu’importants »[96]. Cette marginalité est davantage accentuée lorsqu’il s’agit de qualifier l’influence des cours constitutionnelles sur la jurisprudence européenne. De prime abord, les contrôles effectués par le Conseil constitutionnel et par les instances de Strasbourg n’ont que peu de points communs.

Un des facteurs d’influence peut être recherché dans la correspondance entre les droits garantis par la Convention et ceux contenus dans le bloc de constitutionnalité. Mais les auteurs s’accordent à remarquer que cette influence normative ne peut être que réduite dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, le Conseil ayant refusé dans la décision du 15 janvier 1975, IVG, d’intégrer les normes conventionnelles dans le bloc de constitutionnalité. En revanche, cette remarque n’a pas lieu s’agissant des autres types de contentieux dans le cadre desquels une application directe de la Convention n’est pas exclue. L’application directe de la Convention étant écartée du contentieux de constitutionnalité, il n’en résulte pas moins que l’un des canaux de l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme peut « consister dans l’utilisation par le Conseil des normes européennes comme source d’inspiration de sa propre jurisprudence »[97]. En effet, «il est tout à fait concevable que le Conseil soit amené à lire un droit reconnu par la Constitution à la lumière des prescriptions régissant ce droit dans le cadre de la Convention »[98]. Et ceci d’autant plus que l’on assiste à une montée en charge des recours individuels devant la Cour de nature « pour le moins à inciter à un approfondissement, voire à un renforcement de notre contentieux constitutionnel afin de prévenir un contrôle des organes de Strasbourg du respect par le législateur des droits fondamentaux »[99]. L’organisation judiciaire européenne apparaît comme «une incitation puissante pour les juridictions suprêmes des Etats membres du Conseil de l’Europe à aligner leurs jurisprudences sur les solutions dégagées par la Cour européenne des droits de l’homme (. .. ) ».

Il existe une tendance du juge national à interpréter les principes constitutionnels à la lumière du droit de la Convention et de la jurisprudence des organes de Strasbourg, de manière à faire coïncider autant que possible le contenu de la norme interne avec celui du principe conventionnel et à éviter qu’une loi déclarée conforme à la Constitution ne soit lors de son application déclarée incompatible avec la CEDH par les tribunaux[100]. Ce mécanisme est également de nature à tenter le Conseil constitutionnel à « élargir le bloc de constitutionnalité en le complétant par des principes constitutionnels non écrits mais inscrits dans la CEDH»[101]. En effet, le pouvoir d’interprétation du juge constitutionnel conduit ce dernier à dégager un certain nombre de principes et de règles à valeur constitutionnelle destinés à renforcer les garanties des libertés fondamentales. Or, certains auteurs s’interrogent sur la question de savoir si ces «principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, objectifs et exigences constitutionnels auraient connu la même postérité, si la Convention avait été intégrée dans le bloc de constitutionnalité »[102].

Si l’on applique ce raisonnement à la jurisprudence constitutionnelle relative à la liberté de communication, il est loisible de considérer que l’érection de l’objectif à valeur constitutionnelle de pluralisme des courants d’expression a pour fonction d’intégrer dans le droit matériel constitutionnel français, la conception européenne du droit du public à recevoir l’information. Cette interaction entre juge européen et juge constitutionnel peut également s’expliquer par l’emploi de méthodes similaires et, notamment s’agissant des techniques d’interprétation et de raisonnement.


Le développement d’une idée commune du pluralisme

La liberté d’expression fait partie des quelques domaines pour lesquels on relève une correspondance importante entre les deux cours, au coté du droit répressif et des droits de la défense. Il s’agit à l’évidence d’un cas où la correspondance affichée traduit « une sorte de filiation directe entre principes dégagés à Strasbourg et principes ou règles à valeur constitutionnelle »[103], révélatrice d’une action déterminante exercée par la jurisprudence de la Cour européenne. La jurisprudence du Conseil qualifiant le pluralisme de condition de la démocratie fait écho à celle de la Cour[104]• C’est l’exemple le plus marquant, aussi est-il constamment invoqué pour démontrer l’incidence de la jurisprudence européenne sur les interprétations et déterminations de certaines cours constitutionnelles européennes et, pour soutenir « la conviction commune que les droits et libertés en Europe ont désormais une double dimension, constitutionnelle et conventionnelle, tant sur le plan de leur définition que, surtout, de leur protection ( … ) »[105]. Le rapprochement des interprétations jurisprudentielles de ces deux institutions permet d’y déceler le développement d’une «idée de droit, une représentation de la société de droit commune »[106]. Or l’idée de droit qui semble se dégager des décisions de la Cour « est celle d’une société pluraliste soumise à la prééminence du droit et garantissant à l’individu des droits concrets ». Cet attachement à des valeurs communes est particulièrement visible et sensible dans le domaine de la liberté d’expression et de l’importance du pluralisme comme condition de la démocratie[107].

A partir d’une définition de la démocratie en termes de droits fondamentaux, la Cour européenne s’est efforcée d’imposer l’unité et la primauté du droit européen dans certains domaines. Aussi, ressort-il de la jurisprudence constitutionnelle que « le pluralisme, la démocratie et la liberté de communication audiovisuelle forment un ensemble indissociable, ce qui explique le caractère tout à fait fondamental de cette liberté »[108]. Jurisprudence constitutionnelle et européenne contribuent ainsi à développer une idée de droit de l’organisation politique.

Apparue et circonscrite dans la jurisprudence constitutionnelle au domaine de la presse écrite et de l’audiovisuel, la notion de pluralisme étendue au domaine des partis politiques et qualifiée de fondement de la démocratie, a connu une promotion extraordinaire.

Le Conseil constitutionnel qualifie pour la première fois, «le pluralisme des courants d’expression socioculturels» de condition de la démocratie dans la décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, dans le domaine de la communication audiovisuelle. Le considérant de principe qui affirme que «le pluralisme des courants d’expression socioculturels est en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle…que le respect de ce pluralisme est une des conditions de la démocratie» sera constamment repris par la suite dans les décisions du Conseil relatives à l’examen de la constitutionnalité d’une loi ayant trait à la liberté de communication même si désormais le Conseil préfère se référer au pluralisme des courants de pensée et d’opinions[109]. Abondamment utilisée par le Conseil dans la jurisprudence relative à la presse écrite et à la communication audiovisuelle, la notion de pluralisme n’apparaît dans le domaine de l’activité politique que dans la décision n°89-271 du 11 janvier 1990, mais y advient avec «un éclat tout particulier»[110], le Conseil la qualifiant de fondement de la démocratie. On ne peut que s’interroger sur le caractère tardif de cette apparition, alors que le pluralisme est une notion très présente en science politique, notamment s’agissant de qualifier la démocratie, ce qui explique l’emploi de l’expression de «démocratie pluraliste »[111].

Rattachée au principe de liberté en matière de communication, la notion de pluralisme bénéficie d’un autre fondement en matière politique, dans le principe d’égalité. Ainsi, dans la décision du 11 janvier 1990, avant d’énumérer les principes constitutionnels auxquels doit se conformer l’aide financière accordée par l’Etat aux partis et groupements politiques et d’affirmer que le pluralisme constitue le fondement de la démocratie, le juge constitutionnel rappelle le contenu des articles 2, 3 et 4 de la Constitution, lesquels ont une double source d’inspiration: la liberté et l’égalité.

Les partis et groupements politiques, en tant que support du pluralisme des courants d’idées et d’opinions, doivent conformément à l’article 4 de la Constitution être à même de se former librement, aussi l’aide qui leur est allouée par l’Etat ne doit pas, par les critères qu’elle retient, être de nature à entraver l’expression de nouveaux courants d’opinion. Le juge constitutionnel s’attache à ce que les petites formations ne soient pas écrasées, ni la création de nouveaux courants entravée. Le Conseil n’emploie pas l’expression de « pluralisme politique », une formulation différente : « le pluralisme des divers courants d’idées et d’opinions », plus large que la première formule : l’on considère celle-ci comme synonyme de multipartisme.

Les partis politiques apparaissent à l’instar des médias comme des vecteurs d’idées et d’opinions. Toutefois, si la conception privilégiée par le Conseil est une conception fonctionnelle des partis politiques (ils « concourent à l’expression du suffrage») et non organique, aucune obligation positive ne pèse sur le législateur qui doit simplement s’abstenir d’entraver le développement de nouveaux courants d’idées et d’opinions, qu’il s’agisse de partis politiques ou de candidats n’appartenant à aucun parti. Aussi dans le cadre de l’activité politique, le Conseil constitutionnel n’envisage-t-il pas le pluralisme comme un objectif à valeur constitutionnelle. Le Conseil développe une conception dynamique du pluralisme. Le pluralisme des courants d’idées et d’opinions se nourrit constamment de courants nouveaux.

Le Conseil constitutionnel considère que le principe de pluralisme n’exclut pas la nécessité d’un minimum de représentativité et semble induire qu’un seuil moindre aurait satisfait aux exigences constitutionnelles. Certes, la notion de représentativité constitue un critère objectif, mais dont l’inconvénient est de figer le paysage politique. C’est ce que l’on peut retenir de la recommandation du CSA relative à l’accès à l’antenne des candidats lors de la campagne présidentielle[112]

Le choix des critères d’habilitation des partis pour participer à la campagne officielle doit respecter deux principes: le principe d’égalité et le principe de pluralisme. L’égalité «commande que les règles soient les mêmes pour l’ensemble des partis et groupements politiques et qu’elles n’introduisent entre ceux-ci, du fait de leur nature, aucune discrimination. Ce principe conduit à prendre en compte des éléments tels que la représentativité, l’audience, les résultats électoraux». En revanche, le pluralisme intéresse lui « le niveau de sélectivité opérée. Si ce niveau est trop élevé, le nombre des partis habilités sera trop restreint pour qu’on puisse considérer que les divers courants politiques en présence ont pu s’exprimer »[113]. L’impératif de pluralisme commande le cas échéant, un abaissement du niveau de sélectivité, par exemple en habilitant à participer à la campagne officielle non seulement les partis représentés, mais aussi les partis ayant obtenu un certain résultat aux dernières élections.

La décision du 11 janvier 1990 marque un renforcement du contrôle du Conseil sur la question des seuils. Il accepte de contrôler ce nombre minimum de suffrages, le contrôle se précise, s’affine, « le pluralisme semble être devenu une chose trop sérieuse pour être confiée au seul législateur»[114]. Le Conseil n’hésite pas à annuler le seuil de répartition fixé par le législateur, au nom du respect du pluralisme et de l’égalité des partis, «sans préciser pour autant quel seuil devrait être choisi pour respecter les exigences constitutionnelles »[115]. La jurisprudence du Conseil tend ainsi «à garantir et à aménager l’existence de la pluralité des tendances politiques qui est au cœur de notre système démocratique, dont la source se trouve dans la Déclaration de 1789 »[116] et précise les contours de la démocratie pluraliste française.

En vertu de l’article 3 du Protocole additionnel n°1 à la Convention EDH, les Etats parties sont tenus d’organiser des élections libres. Cette disposition, analysée par la Cour comme un principe caractéristique d’un régime politique réellement démocratique, comporte le droit de vote et de se porter candidat (liberté de candidature) et correspond à la liberté de choix par la défense du pluralisme politique. L’article 3 implique la liberté des partis politiques: liberté d’exister, liberté d’agir. Cette alternative apparaît induire une définition réduite du pluralisme politique. De même, bien que la représentation proportionnelle semble être le mode de scrutin le plus approprié pour respecter l’expression pluraliste des courants d’idée et d’opinion, aux yeux de la Cour, l’article 3 ne comporte pas la garantie d’une juste représentation, et d’une façon générale ne lie pas les Etats quant à leurs systèmes électoraux de l’exercice des droits politiques[117]. En revanche, la marge d’appréciation concédée aux Etats en matière de réglementation des dépenses de propagande de nature à être engagée par les citoyens, en dehors de l’action des partis politiques doit être soumise à un contrôle strict. La liberté d’expression et le droit de tenir des élections libres «étant interdépendants et se renforçant mutuellement, il est particulièrement important en période préélectorale de permettre aux opinions et aux informations de tous ordres de circuler librement »[118].

Il est curieux de relever qu’alors que la Cour européenne insiste davantage sur le rôle de la liberté de la presse dans le fonctionnement de la démocratie, c’est dans le domaine de la communication audiovisuelle que le Conseil constitutionnel a érigé le pluralisme en condition de la démocratie. Il convient également de souligner qu’en matière de communication, le pluralisme est qualifié d’une des conditions de la démocratie, alors que, s’agissant de l’activité politique, il est qualifié de fondement de ]a démocratie. Dans le domaine de la communication, le pluralisme constitue une condition parmi d’autres de la démocratie (quelles sont les autres ?) alors que, dans le domaine politique, une idée d’exclusivité se dégage de la formule employée par le Conseil. Dans les deux cas, le pluralisme des courants d’idée et d’opinion, constitue une situation, voire une assise indispensable de la démocratie. En fait, le pluralisme ne connaît pas une application uniforme en fonction des domaines, voire un contenu identique. Cette variation selon les matières confirme l’analyse du pluralisme comme une notion fonctionnelle.

Le Conseil s’attache à définir sa conception de la démocratie comme celle du libre choix : libre choix des médias, des opinions, des pensées, des mots pour les dire, du vote, mais aussi libre choix de l’enseignement, de la religion, du syndicat[119]. Si les qualifications varient, le pluralisme est désormais attaché à la démocratie de façon indissociable.

Section 2 : Une conception distincte du pluralisme et de la démocratie

Les fondements de la démocratie dont le Conseil constitutionnel s’érige en garant sont distincts de la conception européenne de la démocratie. Tout comme la CEDH, la conception du Conseil constitutionnel repose sur le pluralisme. Mais est-ce le même pluralisme ?

La combinaison des principes d’indivisibilité de la République, d’indivisibilité de la souveraineté nationale et de leur corollaire, le principe d’égalité a conduit le Conseil à une jurisprudence peu favorable à la reconnaissance du pluralisme, voire à sa négation. En affirmant que le pluralisme est une condition de la démocratie, le Conseil a pris soin de préciser à l’époque de quel pluralisme il était question : le pluralisme des courants d’expression socioculturels, et non le pluralisme institutionnel ou territorial ou celui qui permet de reconnaître l’existence de différentes composantes au sein du peuple français. Face à la diversité sociale, l’Etat fait émerger une conscience collective, en tant qu’il prend « la mesure tout à la fois d’une appartenance commune irréductible et un destin commun qui impliquent la poursuite de buts communs»[120].

L’article 3 de la Constitution qui précise que «la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par l’intermédiaire de ses représentants», ce qui souligne le rôle essentiel du droit de suffrage et des partis politiques chargés d’exprimer l’opinion publique. Mais, il précise également qu’« aucune section du peuple, aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice» et affirme l’unité du peuple français dont la volonté est une[121].

Il est admis que la démocratie, tout du moins une certaine forme de démocratie, plus précisément représentative, repose sur les concepts de représentation et de souveraineté nationale, si bien que l’appréhension de la notion de démocratie dépend de celle de ces deux concepts. Le concept de représentation, lié à celui de souveraineté, « contient en lui-même une tension difficile à surmonter … celle entre l’unité et la pluralité. L’unité est l’objectif à atteindre, celle du corps politique et de l’Etat car la volonté politique sera imputée à ce dernier. La pluralité est le reflet de la réalité sociale, celle de la multiplicité des individus, de leurs intérêts et de leurs opinions»[122]. La conception française se rattache à une interprétation unitaire de la représentation, plus précisément de la formation de la volonté politique, laquelle interprétation se distingue de l’interprétation pluraliste. D’une façon schématique, cette distinction correspond à l’opposition entre la conception française et la conception anglo-saxonne.

C’est en liaison avec la liberté de communication que le pluralisme a été érigé en condition de la démocratie. Cette conception de la démocratie est centrée sur la délibération et la confrontation des idées et des opinions auxquelles les médias participent et souligne le rôle central joué par la liberté de communication dans le fonctionnement de la démocratie. La reconnaissance solennelle du pluralisme des courants d’expression, qualifié d’objectif à valeur constitutionnelle et de condition de la démocratie, «contient cependant en même temps les limites au rayonnement du pluralisme dans le droit constitutionnel français ». Reconnu en liaison avec les droits fondamentaux, il apparaît «enfermé dans la sphère sociale»[123]. Le pluralisme implique la participation au débat démocratique et par conséquent la discussion, la confrontation des opinions, nécessaires aux citoyens pour la désignation des gouvernants et le contrôle de leur action. Des liens entre la démocratie et l’expression pluraliste des courants d’idée et d’opinion ressort nécessairement une valorisation de l’expression politique en ce qu’elle contribue à forger l’opinion de ceux qui votent. Mais la démocratie ne saurait se limiter à une conception politique, elle englobe le débat culturel et social sans lequel le pluralisme est incomplet.

L’autre conception du pluralisme repose sur la définition que l’on entend lui donner. Le terme de pluralisme dérive du latin pluralis et non pluralitas, ce qui conduit à le distinguer du terme de pluralité. La notion de pluralisme n’est pas liée à un ordre de grandeur, et ne suppose pas dans l’absolu une appréciation quantitative que l’on retrouve dans la conception française. En principe, le pluralisme s’accommode d’une appréciation qualitative, relative à la composition d’un contenu en droite ligne avec la conception européenne.

En droit européen, la notion de démocratie, bien qu’elle représente un élément fondamental de l’ordre public européen, n’a pas reçu de définition précise compte tenu de la diversité des cultures nationales, mais se traduit par le nécessaire respect des droits de l’homme et la participation du plus grand nombre par le biais du pluralisme et présuppose la prééminence du droit et sa garantie par le juge. La Cour applique sa conception de la démocratie au contrôle qu’elle exerce, ce dernier « oscille entre une volonté d’harmonisation des droits de l’homme en Europe et un nécessaire respect des différentes traditions culturelles»[124]. Sa jurisprudence « traduit la recherche d’un délicat équilibre entre la définition d’une norme commune en matière de droits de l’homme et la préservation des particularismes étatiques (. ..) »[125]. A travers ses arrêts, la Cour EDH a précisé sa conception du régime démocratique, en faisant prévaloir « une conception éthique de la démocratie, inspirée par le pluralisme, sur sa conception technique, dominée par le règne de la majorité »[126].

La Cour européenne considère que « bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts des individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité; elle commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement qui évite tout abus d’une position dominante »[127]. La Cour réitère l’affirmation d’une conception « conflictuelle et pluraliste» de l’esprit démocratique, dans des arrêts plus récents[128], notamment dans l’arrêt du 30 janvier 1998 Parti communiste c/Turquie, dans lequel elle considère que « l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays et cela même quand ils dérangent ».

S’agissant du débat d’idées et d’opinions, la conception française et la conception de la démocratie mise en valeur dans la jurisprudence européenne ne se dressent pas en totale contradiction, et s’accordent même sur ses vertus.

La conception de la démocratie centrée sur la délibération et la confrontation des opinions se rapproche éminemment de celle dégagée de la jurisprudence européenne qui place le libre jeu du débat politique, auquel les médias participent, au cœur de la notion de société démocratique et affirme que l’une de ses caractéristiques principales réside dans le dialogue. La Cour européenne développe une jurisprudence originale «plus insistante sur les droits des minorités que sur le pouvoir de la majorité »[129] et contribuant à l’émergence d’une «conception renouvelée de la démocratie qui tend à s’imposer dans les sociétés contemporaines» et dans la jurisprudence des cours constitutionnelles européennes[130].

Il ressort de cette conception de la démocratie, une valorisation de la délibération, du débat d’idées et d’opinions, notamment tel qu’il se présente dans les médias. Toutefois, suivant une démarche réaliste, il convient de remarquer que les médias imprégnés de la conception traditionnelle de la démocratie représentative sont loin de représenter toutes les opinions, et même si le pluralisme a progressé, les médias demeurent essentiellement le reflet des opinions dominantes ou majoritaires. S’il est permis de noter qu’un pluralisme minimal s’impose et de considérer que les médias « donnent occasionnellement la parole à n’importe qui» en fonction de l’actualité et de l’éclairage qu’ils entendent en donner, force est de constater qu’il serait erroné de prétendre que l’accès aux médias est ouvert[131].

Section 3 : Le pluralisme envisagé comme un fondement quantitatif du droit de la communication audiovisuelle

Dans sa mise en œuvre au sein du droit de la communication, le pluralisme connaît une distinction doctrinale entre sa dimension interne et externe. Cette distinction est particulièrement pertinente s’agissant de l’audiovisuel: « le pluralisme dans /’audiovisuel ne se confond pas, comme dans la presse, avec la diversité des opérateurs, il prend ici /’ aspect d’un pluralisme des programmes qui suppose des garanties plus complexes»[132]. Ainsi, l’application de la notion de pluralisme à l’audiovisuel ne se suffit pas de la pluralité des organes ou supports d’information, mais suppose une appréciation qualitative ayant trait au contenu de l’information diffusée, à sa diversité. La recherche de cette diversité de l’offre et du contenu des programmes conduit, d’une part, à mettre en valeur la diversité des fonctions auxquelles les médias audiovisuels doivent répondre (le fameux triptyque« informer, éduquer, distraire ») à travers les différents genres de programmes à leur disposition et, d’autre part, à assurer un équilibre entre les opinions, par l’ouverture de chaque moyen de communication aux différents courants de pensée et d’opinions. Cette dimension du pluralisme, spécifique aux moyens de communication audiovisuelle, a généré une réglementation consistant à imposer aux émetteurs le des principes relatifs au contenu en vue d’assurer la diversité des tendances au sein des programmes diffusés. L’émergence du secteur privé de la communication audiovisuelle a eu pour effet d’adjoindre une dimension externe au pluralisme, dirigée vers la recherche de la pluralité des organes et des supports d’information. Cet impératif de pluralisme externe consiste à garantir la pluralité des opérateurs, à la fois par un dispositif anti-concentration à même d’assurer la pluralité et la variété des sources et des organes d’information, et par l’encadrement du choix des opérateurs à travers la procédure de délivrance des autorisations d’émettre.

La diversité de l’offre de programmes n’étant pas réductible à sa multiplicité, le pluralisme des supports de diffusion ne présente d’intérêt que dans la mesure où il permet d’assurer le pluralisme des programmes, aussi est-il finalisé vers la réalisation de l’acception interne du pluralisme. A l’heure de la convergence entre la communication audiovisuelle, l’informatique et les télécommunications prônant l’abandon de la réglementation relative au contenu, de l’engouement pour la technologie numérique conduisant à la remise en cause de la problématique de la rareté des supports de diffusion, il apparaît intéressant de s’interroger surie rôle d’un des principes fondateurs de la spécificité de la réglementation de l’audiovisuel et de souligner sa prégnance. La perspective puis la concrétisation progressive d’une relative abondance permet, à ce titre, la valorisation de la distinction entre pluralité et pluralisme. Le passage de la rareté des fréquences à leur relative abondance ne paraît pas de nature à remettre en cause cette notion, pas plus que sa portée au sein du droit de la communication audiovisuelle. L’aspect déterminant d’une telle réglementation demeure le choix relatif au contenu éditorial à la disposition des destinataires du message audiovisuel, si bien que le pluralisme, en tant que fondement qualitatif du droit de la communication audiovisuelle, conserve toute sa nécessité. Cela passe en outre, par une mesure de police : l’autorisation d’émettre. Cette procédure d’autorisation n’est pas remise en cause à l’ère du numérique alors qu’elle était justifiée véritablement par la rareté des fréquences disponibles.

Principe à même de rassembler un ensemble de règles disparates mais animées d’une même finalité, principal élément d’une conception unificatrice et d’une réglementation commune aux différents médias ordonnée autour de la prise en compte des intérêts des récepteurs, le pluralisme constitue un principe de cohérence du droit de la communication.

Le pluralisme externe et le pluralisme interne poursuivent la même finalité: la préservation de la diversité du contenu. Aussi est-il paradoxal de relever que des critères quantitatifs prédominent dans l’appréciation des dimensions internes et externes du pluralisme. Il s’agit du constat que l’on peut dresser au terme de l’étude de l’effectivité de la notion de pluralisme dans le domaine de l’information comme dans celui des programmes culturels. Le pluralisme suppose la reconnaissance des différences sociales et culturelles.

Dès lors, il est loisible de s’interroger sur la question de savoir s’il est possible d’envisager une définition qualitative du pluralisme. En effet, si la régulation s’étend aux contenus, une définition qualitative du pluralisme demeure difficile à appréhender et également à mettre en œuvre. La question du pluralisme des programmes doit se poser avant tout en termes de qualité des programmes et non par une abondance appréhendée exclusivement en termes quantitatifs.

L’ambition d’une télévision respectant le pluralisme des points de vue et des sensibilités existant sur les problèmes de société, les visions de l’histoire, les goûts artistiques et littéraires seraient de proposer des programmes représentatifs de cette gamme de sensibilités. Cette définition peut s’envisager à l’aune des caractéristiques fonctionnelles du message audiovisuel, c’est-à-dire en termes de fonction à remplir pour la satisfaction des destinataires du message. Une programmation de qualité correspond dès lors à la répartition entre des catégories d’émissions recouvrant les différents genres de la production audiovisuelle et correspondant à l’attente des différents publics, En l’absence de définition qualitative des programmes, la réglementation suspend la programmation culturelle à la réalisation de quotas de diffusion et de production et autres obligations quantitatives visant à faire figurer une certaine typologie des programmes dans l’offre des télévisions publiques et privées. Sachant que la seule présence de ces émissions dans la grille des programmes ne suffit pas pour garantir aux téléspectateurs la diffusion d’un savoir, d’une information, significative de /’expression d’une identité culturelle, qui se distingue de la seule volonté de communiquer un message, il est légitime de s’interroger sur la capacité du dispositif d’aide aux contenus à contribuer à une définition qualitative du pluralisme culturel.

L’élaboration d’une définition qualitative du pluralisme culturel se heurte à un obstacle de taille, celui de la définition qu’il convient de retenir de la culture. Une définition large conduit à englober tout ce qui peut caractériser une société alors qu’une conception élitiste suppose la prise de choix esthétiques et amène à n’envisager que certaines catégories de programmes tels ceux consacrés au théâtre, à la musique, aux arts en général.

En réalité, l’approche qualitative repose sur une politique volontariste menée par les opérateurs en concertation avec l’autorité de régulation, le CSA en l’espèce. La mesure de l’audience est peu opératoire s’agissant d’informer sur les aspects qualitatifs de la relation entre le public et les programmes et s’avère être un instrument particulièrement inadéquat pour apprécier si les chaînes remplissent correctement leurs missions. Aussi doit-elle être complétée par des indicateurs d’ordre qualitatif, seuls à même de porter le questionnement relatif à la faculté de l’offre de contenus à épouser une demande qui devient plus exigeante et plus pointue au fur et à mesure que les choix se multiplient grâce à l’abondance des réseaux de diffusion.

  • [95] P. Marcangelo-Léos, Pluralisme et audiovisuel, LGDJ, Bibliothèque droit public, n°240, 2004, p.226.
  • [96] P. Gaïa, « Les interactions entre les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil constitutionnel », RFDC, 1996, n°28, p.736.
  • [97] J-F Flauss, « Les incidences de la CEDH sur le contrôle de constitutionnalité des lois en France », LPA, 9 décembre 1988, p.5.
  • [98] Ibidem
  • [99] C. Leclerc, Les libertés publiques.
  • [100] En ce sens, R. Abraham, « Les incidences de la CEDH sur le droit constitutionnel et administratif des Etats parties », RUDH, 1992, volA. n° 10-11, pA12.
  • [101] J-F Flauss, « Les incidences de la CEDH sur le contrôle de constitutionnalité des lois en France », LPA, 9 décembre 1988, p.5.
  • [102] Ibidem.
  • [103] B. Genevois, « Le Conseil constitutionnel et le droit né de la Convention européenne des droits de l’homme » :
  • [104] CEDH, arrêts Handisyde, Sunday Times et Lingens, op.cit.
  • [105] D. Rousseau, F. Sudre, sous la direction de, Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’homme
  • [106] Ibidem.
  • [107] R. Badinter, B. Genevois, « La hiérarchie des normes constitutionnelles et sa fonction dans la protection des droits fondamentaux », RUDH¸1990, vol.2, p.265
  • [108] B. Mathieu, M. Verpeaux, « Architecture générale du droit constitutionnel français de la communication audiovisuelle », REDP, 1996, vol.8, p.787.
  • [109] n°2004-497 DC ; et 2007-550 DC.
  • [110] M-L Pavia, « L’existence du pluralisme, fondement de la démocratie », RA, 1990, n°256, p.320.
  • [111] Ibidem.
  • [112] Recommandation n° 2006-7, du 7 novembre 2006, du Conseil supérieur de l’audiovisuel relative à l’élection présidentielle de 2007, site du CSA.
  • [113] Concl. Levis (D.), sur CE ass., 28 octobre 1988, centre national des indépendants et paysans, RFDA, 1988, p.904.
  • [114] D. Rousseau, Chronique de jurisprudence constitutionnelle, RDP, 1992, p.88.
  • [115] L.Favoreu, sous la coordination de, Droit constitutionnel, Précis Dalloz.
  • [116] M-L Pavia, « Le Conseil constitutionnel et la protection des droits et libertés », RA, 1988, n°245, p.437.
  • [117] CEDH, 18 février 1999, Matthews c/ Royaume Uni, Rec., 1999-1. La Cour applique l’article 3 du Protocole n° 1 aux organes représentatifs supranationaux (Parlement européen). Elle considère que le choix du mode de scrutin au travers duquel la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif est assurée relève de la marge d’appréciation libre de chaque Etat:
  • [118] J-F Flauss, « Droit constitutionnel et Convention européenne des droits de l’homme. Le droit constitutionnel national devant la CEDH », RFDC, 2000, n°44, p.848.
  • [119] D. Rousseau, « Sur le Conseil constitutionnel, La doctrine Badinter et la démocratie », Ibid., p.123.
  • [120] F. Monconduit, « Etat et démocratie », RDP, 1986, p.336.
  • [121] F. Luchaire, « Le Conseil constitutionnel et la souveraineté nationale », RDP, 1991, p.1499.
  • [122] C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, « Droits constitutionnels européens », préc.
  • [123] C. Grewe, « L’unité de l’Etat ; entre indivisibilité et pluralisme », RDP, 1998, p.1354.
  • [124] M. Oetheimer, « L’harmonisation de la liberté d’expression en Europe. Contribution à l’étude de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et son application en Autriche et au Royaume-Uni », préc.
  • [125] F. Sudre,Droit international et européen des droits de l’homme, PUF, collection droit fondamental, 2001.
  • [126] C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, « Droits constitutionnels européens », préc.
  • [127] F. Sudre,Droit international et européen des droits de l’homme, préc.
  • [128] C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, « Droits constitutionnels européens », préc.
  • [129] E. Casenove, Ordre juridique et démocratie dans la jurisprudence de la CEDH, Thèse, Amien, 1994, p.161.
  • [130] Ibid.
  • [131] O. Duhamel, « Médias et crise de la démocratie »¸ in La démocratie continue.
  • [132] J . Chevallier, « Constitution et communication », D., 1991, chr., p.253.