Le préjudice collectif et le préjudice écologique

LE PRÉJUDICE COLLECTIF

  • 1 – Les dommages lésant un intérêt collectif

          Alors que le préjudice individuel atteint personnellement des victimes individualisées et déterminées, le préjudice qui lèse un intérêt collectif est plus diffus avec une certitude: ce n’est pas une addition de dommages individuels. Il porte atteinte à un intérêt collectif que ce soit l’intérêt d’une profession, l’intérêt d’une catégorie de personnes, l’intérêt des animaux, l’intérêt de la nature … L’admission de ces dommages a conduit à un élargissement progressif des demandeurs à l’action en responsabilité civile. Progressivement, le droit à peu à peu ouvert aux personnes morales le droit d’agir en justice pour obtenir réparation des atteintes à l’intérêt collectif qu’elles défendent.

 

A – les syndicats professionnels

          Ce droit a d’abord était reconnu par la Jurisprudence dans un vieil arrêt des Chambres réunies du 5 avril 1913 qui a consacré l’action collective des syndicats pour la défense des intérêts collectifs de la profession, il affirme que « l’intérêt d’un syndicat ou d’une association syndicale, intérêt collectif, ne se confond pas avec les intérêts individuels de ses membres », « le préjudice collectif n’est pas la somme des préjudices subis individuellement par les syndiqués ». Ce droit a été reconnu, par la loi du 9 mars 1920, aux syndicats professionnels qui peuvent agir « en réparation de tout préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’il représente ». 

 

B – les associations

 1/ les associations qui défendent les intérêts de leurs membres

D’un côté la Chambre criminelle est hostile à la recevabilité de leur action depuis un arrêt du 16 décembre 1954 et de l’autre côté la Chambre civile qui a accueilli ses actions dès le début du XX siècle à la condition que le fait dommageable représente une atteinte aux intérêts collectifs de leurs membres conformément à leur objet social déclaré. Cette Jurisprudence bienveillante à de nombreuses applications.

 

2/ les associations qui défendent les intérêts collectifs de portée plus générale dépassant ceux de ses seuls membres

La Cour de cassation avait pris initialement une position défavorable à l’encontre de l’action de ces associations: Chambre réunie, 15 juin 1923. Ce principe initial de refus de l’action associationnelle connait aujourd’hui de nombreuses exceptions légales: les associations de lutte contre le racisme sont admises à agir pour les infractions qualifiées de raciste depuis la loi du 1er juillet 1972. De même, les associations agréées de consommateurs qui ont le droit d’agir pour l’atteinte à l’intérêt collectif des consommateurs. Désormais l’assouplissement est aussi jurisprudentiel parce qu’il y a un courant de Jurisprudence qui accueille l’action en responsabilité civile des associations même en dehors des conditions des habilitations législatives: 3ème Civ. 26 septembre 2007 qui admet le préjudice personnel moral d’une association de protection de l’environnement défendant des intérêts collectifs. La doctrine défend l’idée d’un droit général des associations à agir en réparation des droits collectifs qui correspondent à leur domaine d’activité.

 

  • 2 – Le préjudice écologique

         Les dommages écologiques sont d’une grande variété, ils peuvent être ponctuels, graduels, différés dans leurs effets, effets qui vont survenir longtemps après l’apparition du fait dommageable. Ce sont des dommages complexes qui obligent le droit de la responsabilité civile à s’adapter.

 

A – La spécificité du préjudice écologique

          Contrairement aux préjudices individuels qui portent atteinte à l’intérêt qu’il soit patrimonial ou extra patrimonial d’une personne victime, ce qu’on appelle le préjudice écologique pur consiste en un dommage causé directement au milieu, à l’environnement, indépendamment de ses répercussions sur les biens.  C’est à dire que la victime directe n’est pas une personne, c’est l’environnement lui-même, la destruction d’une espèce ou la perturbation d’un écosystème. C’est un préjudice collectif car les atteintes qui atteignent l’environnement lèsent la communauté dans son ensemble. Il y a deux grandes thèses sur le sujet, celle de Francis Caballero et celle de Laurent Neyret. Depuis plusieurs années, le préjudice écologique pur ou objectif est en voie d’émergence juridique, autrement dit, il est en train de passer de dommage à dommage juridiquement réparable. Plusieurs indicateurs vont dans ce sens:

  • une part influente de la doctrine y est favorable, Viney qui y voit un dommage collectif qui constitue une atteinte au patrimoine commun de la communauté et qui, en tant que tel, doit être réparé
  • la directive européenne du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale: dans son article 2, elle définit ce qu’elle appelle le dommage environnemental qui correspond au dommage écologique pur. Il s’agit de dommages causés aux espèces et habitats naturels protégés, ceux affectant les eaux, ceux affectant les sols. Cette directive a été transposée par la loi sur la responsabilité environnementale n°2008-757 du 1 août 2008. Cette loi oblige l’auteur d’une pollution « à prendre les mesures de réparation adaptées » mais le texte de la directive a été amendé et la loi n’aborde pas la question de l’indemnisation
  • le rapport Catala dans lequel Viney à rédiger la partie responsabilité, rapport qui propose une définition large du préjudice destiné à permettre la réparation du préjudice écologique pur: « Est réparable tout préjudice certain constituant dans la lésion d’un intérêt licite, patrimonial ou extra patrimonial, individuel ou collectif ».

 

         Le préjudice écologique est considéré, par certains auteurs, comme un préjudice collectif. Cette référence au caractère collectif du préjudice a cependant disparu de la proposition de loi déposée au Séant le 9 juillet 2010 sur la réforme de la responsabilité civile. Ce texte, de l’aveu même de ces rédacteurs, s’inspire très directement du rapport Catala.

 

B – La jurisprudence en matière de préjudice écologique pur

1 – La distinction entre dommage et préjudice

          La Jurisprudence était assez disséminée et peu systématisée sur la question. Mais certaines décisions reconnaissaient indirectement le préjudice écologique à travers l’indemnisation du préjudice moral d’associations de défense de l’environnement: Tribunal d’Instance Tournon, 28 avril 1981, il s’agissait d’un chasseur qui avait tué un rapace d’une espèce protégée en voie de disparition, il a été condamné en réparation du préjudice moral causé à l’association dont l’objet est précisément la protection de cet oiseau. Actuellement, une étape est en train d’être franchie avec la Jurisprudence sur l’affaire de l’Erika. En première instance, le TGI de Paris, le 28 janvier 2008, a réparé le préjudice écologique subit par un département et par une association. On voit ici qu’il y a un lien entre l’accueil de l’action des associations et la reconnaissance du préjudice écologique pur. Concernant la force normative des décisions de justice, ce jugement a eu une grande force normative car a été très médiatisé. En seconde instance, la CA de Paris par un arrêt du 30 mars 2010, est allée plus loin dans la consécration du préjudice à l’environnement en le qualifiant de « préjudice objectif autonome », c’est une reprise, en partie, de la terminologie proposée par L. Neyret dans sa thèse. Selon Neyret, cet arrêt est « historique » car il est hors norme par sa longueur et par l’ampleur de l’indemnisation. La Cour opère plusieurs distinctions importantes dans cet arrêt: la distinction entre dommage et préjudice « les dommages causés par le déversement des hydrocarbures sont à l’origine d’un certain nombre de préjudices… », la distinction entre préjudices subjectifs et préjudice objectif. En fait, il ressort de l’arrêt une classification des préjudices:

 

2 – La distinction entre préjudices subjectifs et préjudice objectif

  • a) les préjudices subjectifs

          Ce sont ceux qui portent atteinte aux intérêts patrimoniaux et extra patrimoniaux des sujets de droit. Certains préjudices subjectifs sont donc patrimoniaux: le préjudice matériel lié aux activités de dépollution (frais de nettoyage des sites pollués, …), le préjudice économique qui résulte de la pollution (perte de chiffre d’affaire des professionnels victimes, …). D’autres sont extra patrimoniaux, dans ces cas, la CA de Paris a, dans sa décision, affiné le préjudice moral des associations puisqu’elle a indemnisée un chef de préjudice qu’elle imagine en indemnisant « le prix du découragement parce que la marée noire a porté atteinte à leur objet social et à contrarier gravement les efforts déployés par ces associations de protection de l’environnement ». La Cour a également indemnisé, au titre du préjudice moral, les collectivités territoriales « pour atteinte à leur image de marque et à leur réputation en ce qu’elles sont dépendantes du tourisme et des produits de la mer ». Ici, on est en présence de préjudices écologiques subjectifs  c’est à dire touchant des sujets de droit.

 

  • b) le préjudice objectif

          C’est ce que l’on appelait préjudice écologique pur dans la doctrine, constituant une atteinte à l’intégrité du patrimoine naturel. La Cour le définie comme « toute atteinte non négligeable à l’environnement naturel à savoir, notamment, l’air, l’atmosphère, l’eau, les sols, les terres, les paysages, les sites naturels, la biodiversité et l’interaction entre ces éléments qui est sans répercussion sur un intérêt humain particulier mais qui affecte un intérêt collectif légitime ». Il s’agit, ici, d’une extension notable des préjudices réparables en droit commun de la responsabilité civile, au-delà des seuls préjudices corporels.

 

         On est dans l’attente de la décision de la Cour de cassation, plus d’une quarantaine de parties civiles ont formé un pourvoir. Toutes les questions ne sont pas résolues, notamment, la réparation sous forme pécuniaire est contesté par la doctrine, elle préconise des mesures de réparation spécifiques avec remise en état initial de l’environnement.

        

CONCLUSION

          On peut observer que, d’une part, la notion de dommage, notion factuelle, a beaucoup évolué, elle s’est élargie avec un double changement d’échelle et de nature. D’autre part, la notion de préjudice, de dommage juridiquement réparable fait, elle aussi, l’objet d’une évolution qui consiste dans une démultiplication et un affinement croissant des chefs de préjudice. Le droit français répare des préjudices de plus en précis et immatériels, par exemple, on peut citer les différents chefs de préjudices sexuels et le prix du découragement.

         Quant aux nomenclatures des préjudices, on peut citer la nomenclature Dinthillac qui fournit une classification des dommages réparables en cas de dommages corporels, elle a fait l’objet d’une circulaire demandant aux magistrats de la mettre en œuvre. Son fort degré d’acceptation par les praticiens lui a conféré une certaine légitimité qui la dote d’une puissante force normative. Cette force normative s’est accrue puisque la Cour de cassation se sert de ses définitions. Il y a également un projet de nomenclature des dommages réparables en cas d’atteinte à l’environnement. C’est un groupe de travail animé par Gilles Martin et Laurent Neyret, il est composé de magistrats, d’universitaires, d’écologues et d’économistes. Il a procédé à des auditions de parties prenantes (assureurs, représentants du MEDEF, des avocats, des magistrats, des associations, …). Le but de ces nomenclatures est d’éviter des réparations à géométrie variable selon les juridictions, il s’agit d’assurer une certaine harmonisation dans les réparations.

         La reconnaissance des préjudices collectifs participe de l’extension au XX siècle de la sphère de responsabilité civile, de la sphère individuelle à la sphère sociale, cette expansion progressive amène à une troisième sphère qui est celle du vivant plus largement.

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