LES CONTRATS CONSENSUELS : le contrat de vente en droit romain

 

Nous abordons ici le chapitre le plus important de notre étude sur le droit romain, pour les répercussions ultérieures de cette question. On a dit et redit que le droit romain était un droit formaliste, et qu’il n’existait pas de principe comparable à notre article 1134 du code civil ; on a dit que le droit romain, grâce une fois de plus à l’intervention du préteur, n’avait fini par admettre que quatre contrats consensuels, et que les pactes, donc les multiples conventions qui ne rentraient pas dans la catégorie très fermée des contrats consensuels, et qui ne s’étaient pas coulés dans le cadre d’un contrat verbis, litteris ou re, étaient dépourvus de sanction juridique, et donc n’avaient aucune valeur : ex nudo pacto non nascitur actio.

C’est globalement vrai, mais il faut quand même nuancer le propos, dans la mesure où le droit romain, et plus précisément le préteur, a accepté plus tard, dans certaines hypothèses, de donner effet à ces conventions, alors qu’il n’y avait aucun élément qui aurait pu les rattacher à une forme quelconque (remise de la chose par exemple, comme cela avait été fait pour les contrats réels). Voilà pourquoi il nous faut envisager dans deux sections les quatre contrats consensuels patentés et ensuite l’extension prétorienne du consensualisme.

 

 

Les quatre contrats consensuels.

 

Nous verrons chacun de ces contrats, mais avant cela, il faut envisager quelques-uns des traits communs, qui les distinguent des contrats que nous avons vus précédemment.

 

  • I Les traits communs

 

A quel moment ces contrats ont-ils fait leur apparition ? Sans doute un peu avant le début de l’époque classique, parce que l’on a une liste des quatre contrats consensuels donné par le juriste Quintus Mucius Scaevola (en 95 av. J.-C., il était né en 140 av. J.-C.), non seulement une liste, mais on voit aussi leurs caractéristiques principales. Comment expliquer qu’à un certain moment, les préteurs successifs aient admis que dans quatre cas bien définis (qui ne changeront jamais jusqu’à la fin du droit romain antique), le simple consentement des intéressés suffisait à créer ? Une fois de plus, ce sont les nécessités de la vie économique, et même plus largement des échanges avec les membres des nombreux peuples avec qui Rome s’est trouvée en contact, à une époque où elle est déjà devenue la première puissance méditerranéenne :  les quatre contrats consensuels sont des contrats du jus gentium, ils sont ouverts aux pérégrins. Comme le remarque subtilement E. Chevreau dans son manuel, le préteur à un certain moment s’est décidé à introduire dans le droit romain ce qui au fond était à la base de tous les negotia, même si l’on n’en avait pas encore une claire notion, l’accord des volontés. Gaius dans ses Institutes précise que les obligations contractuelles sont celle qui naissent sans avoir besoin du secours de l’écriture ou de paroles « sed sufficit eos qui negotium gerunt consensisse. Unde inter absentes quoque talia negotia contrahuntur, veluti per epistulam aut per internuntium », « mais il suffit que les partenaires de l’opération se soient mis d’accord », et il en tire aussitôt la conséquence logique que le contrat peut être conclu entre absents, quelle que soit la façon dont le consentement est exprimé, par exemple par une lettre ou par un intermédiaire. Ces contrats consensuels sont des contrats synallagmatiques, que l’on peut appeler parfaits (sauf pour le mandat) ce qui veut dire que dès leur formation, ils mettent à la charge des deux parties des obligations : c’est vrai dans la vente, le louage, la société. Et on se souvient qu’au début de notre ère, le grand jurisconsulte Labéon avait employé, pour désigner justement ces trois contrats consensuels (et non pas le mandat) le mot grec synallagma, en disant qu’il s’agissait de contrats qui entraînaient des obligations de part et d’autre. En revanche, on peut dire que le mandat est un contrat synallagmatique imparfait, car le mandant peut être occasionnellement amené à indemniser le mandataire, qui dispose d’une action contraire. Dans les contrats synallagmatiques parfaits, les obligations des deux parties sont réciproques ; elles sont perçues comme interdépendantes, mais cette interdépendance ne doit rien à la notion de cause : en droit moderne, on considère que l’obligation de l’un est la cause de l’obligation de l’autre, ce qui entraîne une certain nom­bre d’effets ; les Romains, eux, n’ont pas senti le besoin de faire intervenir la cause dans ce type de contrats, ils ont simplement considéré que la réciprocité et l’interdépendance des obligations découlaient de la bonne foi. Et d’ailleurs ils n’ont pas poussé l’idée  d’inter­dépen­dance jusqu’à son terme logique, comme on le reverra : bref, ils sont incontestablement les inventeurs de cette notion, ils n’ont pas été très loin en ce domaine. Ces quatre contrats pourraient être étudiés deux par deux : en effet, la vente et le louage ont un air de famille (le mot est de Gaius Inst. 3 145 (« familiaritatem aliquam »), ce sont des contrats qui instaurent des rapports d’affaires ; à l’inverse, la société et le mandat  semblent plutôt impliquer des liens d’amitié entre les contractants, le mandat est gratuit, c’est un service rendu à quelqu’un, la société crée un groupe serré, une sorte de fraternité comme l’a écrit J. Macqueron. Malgré ces apparentements, je préfère les étudier individuellement.

 

Liste des cours relatifs à l’histoire du droit des obligations

 

 

 

  • II La vente (emptio-venditio)

 

Il y a en effet deux mots en droit romain pour désigner la vente, selon que l’on se place du côté du vendeur ou de l’acheteur, et c’est cette double terminologie qui a fait dire à beaucoup que son caractère synallagmatique était très accentué.

 

A) L’origine de l’emptio-venditio

 

Il peut paraître surprenant que l’on ait attendu le milieu ou la fin du IIe s. av. J.-C. pour voir apparaître la vente, alors qu’elle paraît l’acte juridique le plus banal qu’on puisse imaginer : il faut bien comprendre qu’avant l’apparition de l’emptio-venditio, contrat consensuel, les Romains avaient pratiqué la vente, mais il s’agissait d’une vente au comptant, qui impliquait un transfert immédiat de propriété et le paiement simultané du prix ; dans cette perspective, il n’y avait donc pas d’obligation ultérieure, puisque l’affaire était consommée dès sa conclusion. C’est ce que les historiens du droit appellent volontiers la ven­te-transfert, qu’ils opposent à la vente-contrat ; la vente-contrat est apparue quand le développement du commerce a rendu nécessaires d’autres pratiques : l’acheteur pouvait souhaiter ne pas payer au comptant, et le vendeur pouvait souhaiter vendre des marchandises qu’il n’avait pas encore à sa disposition ; la « vente-contrat » telle qu’elle apparaît juste au début de l’époque classique ne met à la charge des parties que des obligations. Ce genre de contrat peut évidemment recevoir une exécution immédiate (la vente au comptant n’a pas pour autant disparu, c’est même l’opération la plus fréquente), mais il permet aussi l’exécution différée de telle ou telle obligation. J’ai esquissé à très larges traits les points sur lesquels tout le monde est d’accord, et je n’évoquerai pas en revanche les controverses sur les étapes intermédiaires.   

 

B) Les éléments essentiels de la vente

 

1°) La chose vendue

 

C’est donc l’objet de la vente, et la chose vendue doit être possible. Elle est impossible si elle n’est pas en mesure d’exister ou si elle n’existe plus (vente d’un esclave déjà mort par exemple). En revanche, la chose vendue peut ne pas encore exister, la vente d’une chose future est valable (vente d’une chose espérée), par exemple un esclave à naître. Si l’espoir ne se réalise pas, l’acheteur n’aura pas à payer le prix, car les Romains considèrent alors que la vente est conclue sous condition suspensive, que la chose existe un jour, si elle n’existe pas, le contrat n’a pas été formé. Que la chose vendue soit possible, cela signifie aussi qu’elle doit être dans le commerce : j’en profite pour faire allusion à la division des choses en droit romain, où les jurisconsultes distinguaient parmi les choses extra patrimonium les res nullius divini juris (res sacrae, les temples, res sanctae les choses qui sont placées sous la protection des dieux comme les murs des villes, les res religiosae, les sépultures) ; parallèlement, on trouve les res nullius humani juris,  les res publicae, les choses qui appartiennent au peuple romain, les bâtiments publics, les res communes, le rivage de la mer, l’eau etc.

 

2°) Le prix

 

Il doit consister en une somme d’argent. Si à la place du prix en argent, l’acheteur propose une autre chose, ce n’est pas une vente, mais un échange, et ce sont d’autres règles juridiques qui s’appliquent. Cette question a donné lieu à une controverse célèbre entre les Sabiniens et les Proculiens : les Sabiniens soutenaient que l’échange n’est qu’une forme de vente particulière, en se fondant sur un passage de l’Iliade où il était dit que les Grecs avaient acheté du vin en donnant des peaux de bête. Les Proculiens avaient au contraire soutenu la distinction entre les deux, en disant que les obligations du vendeur et de l’acheteur étaient très différentes, et qu’il était facile de les discerner les unes des autres si l’acheteur devait toujours de l’argent ; en revanche, si on assimilait l’échange à la vente, il n’y aurait aucune raison de qualifier prix la prestation de l’un ou de l’autre. Cet argument de bon sens l’a emporté au cours de l’époque classique. Cependant, au IIIe s. ap. J.-C., la crise économique a entraîné une raréfaction du numéraire, et une constitution de l’em­pe­reur Gordien en 238 a donné une action calquée sur celle utilisée pour la vente lorsque l’acheteur proposait une terre à la place d’argent. Un peu plus tard, en 294, une constitution de Dioclétien est revenue à l’orthodoxie en ce domaine, et on la retrouve évidemment dans les Institutes de Justinien. Autre caractère du prix, il doit être sérieux (verum pretium). Si le prix est dérisoire, ou si le vendeur n’a pas l’intention d’exiger le paiement de l’acheteur, il s’agit en réalité d’une libéralité, et la vente est fictive. Le prix doit aussi être certain (certum pretium), ce qui signifie qu’il doit être fixé au moment de la conclusion du contrat ; cependant, les parties peuvent convenir qu’il sera fixé plus tard, mais il faut que les parties se soient entendues pour avoir d’emblée tous les éléments pour le déterminer ultérieurement. Gaius prend comme exemple le prix qui doit être déterminé plus tard par un arbitre : pour que la vente soit valable, il faut que les parties se soient déjà mises d’accord sur le nom de l’arbitre, sinon il serait trop facile pour l’une d’elles de refuser systématiquement tous les noms proposés par l’autre. Autre cas que l’on peut retenir : la somme sera déterminée selon le prix couramment pratiqué sur le marché :  le contrat est valable, parce qu’il contient les éléments permettant la fixation ultérieure. En revanche, la vente n’est pas valable si le prix doit être fixé par l’un des cocontractants, pour des raisons évidentes : le vendeur aurait intérêt à proposer un prix énorme, et l’autre un prix ridicule.

 

 3°) La preuve de la conclusion du contrat

 

C’est la question la plus délicate pour un contrat consensuel, pour des raisons évidentes, et il nous faut envisager ici deux points, les arrhes, et la rédaction d’un écrit.

 

A) Les arrhes

 

Les arrhes (arrhae au pl., ou arrabo) sont une petite somme d’argent ou d’un petit objet, une bague par exemple, en général remis par l’acheteur au vendeur : la pratique était courante à l’époque classique, et elle avait simplement un but probatoire, montrant par là que l’accord était parfait, et que les contractants avaient dépassé le stade des pourparlers. Les arrhes n’avaient pas d’autre fonction pour les jurisconsultes romains, l’acheteur qui avait remis les arrhes ne pouvait pas se dégager du contrat en choisissant de les abandonner au vendeur. Dans la partie orientale de la Méditerranée, en Grèce notamment, les arrhes avaient une toute autre fonction, que l’on appelle pénitentielle : elles correspondaient au prix du dédit. Plus précisément, le contrat n’était pas vraiment définitif : celui qui avait remis les arrhes pouvait se dédire en les perdant, et celui qui les avait reçues pouvait se dédire en restituant le double ; et en général, c’était un montant élevé, la moitié ou le tiers du prix convenu. D’autres romanistes ont fait une interprétation différente des arrhes dans la pratique orientale : au lieu de dire qu’elles permettaient de se dédire, ils disent qu’elles avaient une fonction punitive ; ils remarquaient en effet que dans les conceptions orientales, les contrats n’étaient jamais irrévocables, il était très facile de se dédire, ce qui avait des aspects gênants dans la pratique juridique, d’où précisément l’idée des arrhes d’un montant élevé pour punir celui qui avait profité de la faculté générale de se dédire. Peu importe au fond que la conception orientale ait été pénitentielle ou punitive, mais ces idées se répandent au Bas empire dans l’ensemble du monde romain, et expliquent les réformes opérées par Justinien. Mais avant de les envisager, voyons l’autre problème, celui de la ré­dac­tion d’un écrit, car les deux sont liés.

 

  • b) La rédaction d’un écrit

 

Dès les débuts de l’époque classique, il est fréquent de constater la conclusion du contrat de vente par un écrit, un instrumentum, qui en précisait notamment la date, ce qui était important, on l’a vu, pour la question des risques de la chose ; et l’usage était même de rédiger un écrit pour les choses de faible valeur. Mais ce qui était clair en droit classique (la valeur simplement probatoire de cet instrumentum) va commencer à s’obscurcir au Bas empire, manifestement du fait de la contamination par les usages orientaux. La réforme entreprise par Justinien par sa constitution de 528 va changer quelque peu la donne en faisant de la vente dans certains cas un acte solennel : le texte avait prévu des formalités tatillonnes pour la rédaction des actes juridiques, et il avait décidé que si les parties au contrat s’étaient spécialement mises d’accord pour rédiger un écrit, cette vente appelée cum scriptura n’était juridiquement conclue que lorsque toutes les formalités prévues pour la rédaction des actes avaient été accomplies, autrement dit lorsque l’écrit était perfectum. Mais si les contractants préféraient choisir la vente sine scriptura, donc la vente conclue sans rédaction spéciale d’écrit, les règles habituelles s’appliquaient, et le contrat était purement consensuel. Et la question des arrhes vient se greffer sur ce schéma : dans la même constitution de 528, Justinien leur accordait une valeur pénitentielle, mais le système qu’il avait imaginé est complexe, et à vrai dire, très obscur, et toutes sortes d’explications ont été proposées, mais je n’y entrerai pas.

 

 

C) les obligations des parties

 

Par le contrat d’emptio-venditio, réalisé par simple consentement mutuel, le vendeur (venditor) s’engage à livrer à l’acheteur (emptor) la possession paisible et durable d’une chose, et l’acheteur s’engage à en payer le prix (pretium) en espèces monnayées qu’il doit livrer en propriété à son cocontractant. Le vendeur a aussi d’autres obligations, la conservation de la chose jusqu’à la livraison, la garantie d’éviction et la garantie contre les vices cachés de la chose. Comme l’obligation de l’acheteur a été suffisamment exposée en évoquant le prix, nous n’envisagerons ici que celles du vendeur en distinguant d’une part les obligations premières (conservation de la chose et livraison de la possession durable et paisible) et les obligations de garantie

 

1°) Les obligations premières du vendeur

 

  • a) La question du transfert de propriété et des risques


 
 

D’emblée, une précision s’impose : alors qu’en droit moderne, la vente (art. 1138 C. Civ.) implique le transfert de propriété de la chose, il n’en va pas de même en droit romain : la vente n’a pas d’effet translatif de propriété, le vendeur ne s’engage même pas à rendre l’acheteur propriétaire, il doit lui procurer la possession du bien. Cette obligation de ne livrer que la possession entraîne une autre particularité du droit romain par rapport au droit moderne : c’est d’admettre la validité de la vente de la chose d’autrui, qui n’est pas possible en droit français(cf. art. 1599 du C. Civ. « La vente de la chose d’autrui est nulle … ») ; ce qui est parfaitement logique en droit moderne puisque le contrat de vente a un effet translatif de propriété. En droit romain donc, le vendeur n’est tenu que de livrer la possession, il n’est même pas nécessaire qu’il devienne propriétaire de la chose pour exécuter son obligation de délivrance. Cela étant, l’acheteur n’est pas pour autant dépourvu de moyens de procédure. Avant même de livrer la possession de la chose, le vendeur doit veiller à sa conservation, et doit évidemment s’abstenir de tout dol et de toute fraude. Cela étant, la charge des risques appartient à l’acheteur (res perit emptori): ce qui veut dire que si la chose vendue est détruite ou endommagée avant sa livraison (sans dol ou faute du vendeur), l’acheteur doit quand même en payer le prix, et l’on sait que la règle existe toujours en droit moderne : elle figure dans l’art. 1138 du code civil, où elle est expressément liée à l’effet translatif de propriété (« L’obligation de livrer la chose est parfaite par le seul consentement des parties contractantes. Elle rend le créancier propriétaire et met la chose à ses risques dès l’instant où elle a dû être livrée, encore que la tradition n’en ait point été faite … »). Le droit romain classique est très clair sur ce point, et le droit de Justinien renchérit en prenant l’exemple de l’esclave mort ou blessé ou de la maison brûlée. Autant la solution du droit moderne paraît logique, autant celle du droit romain paraît surprenante. Les Institutes de Justinien donnent comme explication que le gain et la perte doivent être du même côté. Comment comprendre cela ? Dès lors que le contrat est conclu, le vendeur est donc toujours propriétaire de la chose, mais son droit de propriété ne lui procure plus les avantages qu’il avait avant : il ne jouit plus ni de l’usus, ni du fructus, il ne doit pas se servir de la chose (il la conserve simplement, comme on l’a vu), et il ne peut pas en recueillir les fruits, ni profiter des accroissements naturels (le croît du cheptel, les alluvions qui donnent une plus grande étendue au fonds de terre etc.) : ceux-ci doivent être livrés avec la chose. Profitant donc de ceux-ci, il paraît moins anormal de dire que l’acheteur doit assumer la perte totale ou partielle de la chose. Mais comme le fait remarquer J.-P. Lévy, l’argument est spécieux parce que la plus-value du bien n’est que partielle, alors que la moins-value peut être totale si la chose est détruite.

 

  • b) La délivrance de la chose

 

Comment se faisait la délivrance de la possession ? Par la remise matérielle de la chose, autrement dit par traditio ; notons au passage que la traditio ne désigne pas n’importe quelle manipulation de la chose, mais il faut pour avoir des effets juridiques qu’elle repose sur une juste cause (en l’occurrence, bien sûr, la vente). Voilà qui nécessite de plus amples explications, ce qui permettra de répondre à la question que l’on ne peut pas ne pas se poser : quand avait donc lieu le transfert de propriété, qui après tout, est l’intérêt majeur de la vente ? Comment concilier ce qui semble être la nature même de la vente avec les règles romaines ? Pour répondre correctement à la question, il faut avoir une idée de la classification des choses ; on a vu précédemment qu’il y avait des choses ex­tra patrimonium, qui s’opposent aux choses qui peuvent être dans le patrimoine des individus. Or parmi les classifications de ces choses patrimoniales, il en est une qui revêt une grande importance en droit romain ancien et en droit classique, et c’est la distinction des res mancipi et des res nec mancipi. Les res mancipi étaient les choses considérées com­me les plus importantes dans le cadre d’une économie agricole, les esclaves, les fonds de terre, les bêtes de somme et de trait ; les autres choses étaient des res nec mancipi. La différence essentielle entre les deux, c’est que le transfert de propriété devait se faire par un mode solennel pour les premières (mancipation ou in jure cessio), et qu’il pouvait se faire sans solennité, par la simple remise matérielle, par traditio donc, pour les secondes. Les modes solennels de transfert de la propriété, n’étaient accessibles qu’aux citoyens romains, alors que la tradition était accessible aux pérégrins, c’est un mode du jus gentium. Cependant, les pérégrins ne pouvaient pas prétendre à la propriété quiritaire ; mais les préteur avaient néanmoins accepté de protéger juridiquement leur situation (et c’est ce que l’on appelle dans les manuels modernes de droit romain la propriété pérégrine). Il faudrait ajouter que les fonds de terre situés en dehors de l’Italie, même appartenant à des Romains, ne pouvaient pas faire l’objet de propriété quiritaire (et les mêmes manuels appellent la protection juridique très efficace donnée par le préteur la propriété provinciale). Il faudrait ajouter, pour avoir une vue complète de la situation, que lorsqu’il manquait un élément pour parvenir à la propriété quiritaire (l’exemple le plus courant est le transfert d’une res mancipi qui n’avait pas été réalisé par un mode solennel), le préteur acceptait aussi de protéger juridiquement le propriétaire imparfait, et c’est ce que les mêmes manuels appellent la propriété prétorienne ou bonitaire. On comprend mieux dans ces conditions pourquoi le droit romain n’a pas jugé utile d’exiger le transfert de propriété dans la vente, car cela n’aurait pas concerné les pérégrins (or la vente est l’acte type des relations commerciales), ni les fonds provinciaux, ni les biens sur lesquels le vendeur n’avait qu’une propriété bonitaire : il suffisait d’assurer à l’acheteur les avantages pratiques de la propriété, autrement dit la possession. De toute façon, dans un certain nombre de cas, cela revenait au même, puisque pour les res nec mancipi des citoyens romains, le mode de transfert de la propriété n’était autre que la tradition !!! Mais pouvait-on obliger en plus le vendeur propriétaire quiritaire d’une res mancipi à procéder au transfert par un mode solennel ? Certains textes de jurisconsultes sembleraient aller dans ce sens, et l’explication habituellement retenue par les romanistes est très logique : il serait contraire à la bonne foi, sous le signe de laquelle était placé le contrat de vente, que le propriétaire quiritaire d’une res mancipi refuse de procéder à un transfert solennel, et donc il pourrait être actionné par l’acheteur.

 

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Isa Germain

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