Les limites ou tempéraments au droit moral

La mise en œuvre du droit moral

Le droit moral est la première prérogative reconnue à l’auteur d’une oeuvre par le droit de la propriété intellectuelle. Le droit moral est un droit spécifique attaché à la personne (auteur). Sa finalité est de protéger et défendre la personnalité de l’auteur. C’est un droit au respect de l’auteur, indépendant des droits patrimoniaux du droit d’auteur. Il se compose de quatre attributs qui constituent autant de prérogatives accordées à l’auteur :

  • Le droit de divulgation
  • le droit au respect de son nom et de sa qualité
  • le droit au respect de l’œuvre.
  • le droit de retrait et de repentir.

il s’agit d’un droit perpétuel. il s’agit d’un droit inaliénable. le droit moral est un droit imprescriptible. Le droit moral est également un droit insaisissable. Enfin, le droit moral est un droit d’ordre public.

La mise en œuvre du droit moral est assez aisée comme nous allons le voir pour commencer, mais les moyens visant à atténuer ou à supprimer ses conséquences ne sont pas négligeables, nous verrons donc par la suite les tempéraments à l’exercice du droit moral.

A. L’application du droit moral

De son vivant, seul l’auteur peut s’opposer à une atteinte à son droit moral. Ni le cessionnaire des droits, ni les sociétés d’auteurs ou les associations de défense ne peuvent agir. Lié au caractère personnel de ses prérogatives, le principe limite le risque de patrimonialisation du droit moral. En cas de pluralité d’auteurs, chaque coauteur bénéficie des attributs du droit moral. Il peut exercer seul une action. Cette règle s’oppose à celle existant en matière de droit d’exploitation des œuvres de collaboration. L’atteinte au droit moral s’apprécie au cas par cas. Le caractère discrétionnaire s’efface devant la balance des intérêts. Il n’est d’ailleurs pas exclu de moduler l’application en fonction de la qualité de l’auteur.

Le préjudice causé par l’atteinte à un droit de la personnalité est difficilement évaluable. Une réparation pécuniaire est en théorie impossible. En revanche l’atteinte doit être effacée. Pourtant la condamnation à des dommages-intérêts possède une valeur prophylactique, elle remplit une fonction dissuasive et sert à crédibiliser le droit moral.

L’avertissement du public n’est pas une solution pour tolérer le maintien de l’atteinte. Toutefois, prévenir que la création ne rend qu’une certaine image de l’œuvre freinera les récriminations de l’auteur. De même, dans le cas où l’atteinte n’est pas retenue, la mention de la désapprobation de l’auteur peut servir d’équitable palliatif.

B. Les tempéraments au droit moral

Le caractère absolu du droit moral est difficilement compatible avec les contrats qui sont des actes de prévision économique. Les exploitants cherchent à en atténuer la portée par des dispositions contractuelles, nous verrons quelles sont ces dispositions. De leur côté les juges sanctionnent les abus. Nous commencerons par voir comment les juges sanctionnent ces abus. Il arrive aussi que la loi prenne les devants en réduisant les prérogatives dans certaines créations que nous étudierons ultérieurement.

1° L’interdiction des détournements du droit moral

En principe, le caractère discrétionnaire s’oppose à la qualification d’abus de droit, mais selon l’adage latin, il est de l’intérêt public que l’on n’use pas de sa chose à mauvais escient. L’abus de droit est théoriquement impossible du vivant de l’auteur, mais comme nous l’examinerons dans quelques instants, la solution est différente après la mort de l’auteur.

Malgré l’absence de nuances émanant de certaines décisions de la Cour de cassation, le droit n’est pourtant pas dépourvu de limites. Le caractère discrétionnaire se heurte au texte même de la loi en présence d’œuvres plurales, c’est-à-dire créées par plusieurs personnes. En effet la mauvaise volonté, la résistance au refus de divulguer de l’un ou l’autre des auteurs peut entraîner la ruine de l’entreprise commune. Le caractère discrétionnaire est aussi mis en cause quand le droit moral est utilisé pour un motif étranger à la finalité de la loi de 1957. Par exemple, l’existence de considérations financières est indéniablement incompatible avec la mobilisation des prérogatives extrapatrimoniales. De même la volonté de nuire à autrui n’est pas admissible, on parle alors de détournement du droit moral. La jurisprudence a tendance à sanctionner de plus en plus durement ces abus même si le contrôle du droit moral doit demeurer marginal, exceptionnel. Par exemple, lorsque la création possède un caractère utilitaire indéniable, le droit pour l’auteur de s’apposer aux atteintes est réduit. Cette remarque de bon sens explique par la vocation de l’œuvre lorsqu’elle prime sur son caractère artistique, ainsi la construction d’un bâtiment doit d’abord servir d’habitation ou de bureau avant d’être une œuvre d’art. En conséquence l’auteur ne pourra s’opposer à certains aménagements, modifications, ravalements, extensions, etc.

Dans le même ordre d’idée, le droit moral de l’auteur disparaît lorsque la création devient dangereuse. Une statue qui se délite en menaçant les passants peut être légitimement détruite.

Dans certains cas il existe une tolérance de certains modes ou de certaines exploitations. Lorsque l’auteur autorise l’exploitation de son œuvre par tel ou tel procédé, il est censé connaître le contraintes techniques inhérentes à ce mode de communication de l’œuvre au public. Le juge sera moins enclin à reconnaître dans ces cas une atteinte au droit moral. La solution est particulièrement valable lors d’une adaptation de l’œuvre. En effet, il est de l’essence de l’adaptation de changer l’œuvre initiale, sinon il n’y aurait pas adaptation mais simple reproduction. De surcroît un décalage est nécessaire, au moins pour des raisons techniques de passage d’un mode d’expression à un autre. La personne qui adapte un roman à l’écran ne peut reprendre mot à mot ce roman. La Cour de cassation a estimé, en 1966, que compte tenu des lois du genre et des modes d’exploitation choisis une adaptation est fidèle lorsqu’elle respecte l’esprit, le caractère et la substance de l’œuvre originaire.

Dans une autre espèce, le fait de situer dans un film d’action les faits en Sicile et non en région parisienne, n’a pas été jugé comme étant une altération du roman, dont l’action se situait originairement au Portugal et à Genève. L’adaptateur jouit donc d’une certaine liberté, mais cette liberté ne peut être absolue. En matière de logiciel, le législateur a d’ailleurs reconnu expressément à l’utilisateur, le droit d’adapter le logiciel pour ses propres besoins.

2° La tolérance de certains aménagements conventionnels

La renonciation même conventionnelle au droit moral est en principe impossible. Il est d’ordre public. Le législateur a pris la peine de le rappeler, ce dernier est indisponible. Les attributs du droit moral sont incessibles. Comme tous les droits de la personnalité, ils sont hors commerce. Autoriser l’aliénation reviendrait à un suicide moral comme je l’ai dit précédemment. En dépit du principe, certaines atténuations sont tolérées. Il existe des conventions qui concernent le droit à l’intégrité de l’œuvre. Le créateur peut en effet approuver un changement dont il connaîtra exactement la portée. Si l’auteur ne peut pas renoncer à l’avance et en blanc aux atteintes que subit l’un ou l’autre des attributs de son droit moral, il lui est au contraire loisible d’approuver, en pleine connaissance de cause, des initiatives dénaturantes. L’accord n’est valable, bien évidemment, que si les modifications sont prévues dans le détail ou que l’auteur les effectue lui-même. Les permissions ponctuelles sont aussi envisageables. Dans ce cas l’auteur renonce à son droit de poursuite, mais la convention est alors révocable unilatéralement ad nutum.

Dans le cas des œuvres résultant d’un contrat de commande, la destination, le processus de création et la nature de l’œuvre modifient l’exercice du droit moral. Le créateur s’engage à respecter les termes de la convention. Il peut contractuellement limiter sa liberté de création. Le droit moral, en effet, ne préexiste pas à la création de l’œuvre. En revanche, les clauses qui laissent toute liberté d’action à l’exploitant sont nulles malgré une décision contraires en matière d’adaptation. En effet, il y aurait là un abandon du droit au respect, or le droit au respect est inaliénable.

Pour éviter d’éventuels litiges, l’exploitant peut demander à l’auteur d’avaliser a posteriori la création telle qu’elle sera présentée au public. Si l’auteur accepte, l’exploitant pourrant lui opposer cette reconnaissance en cas de conflit. Le risque de ce type de pratique est d’aboutir à monnayer les atteintes comme cela fut le cas pour la version américaine du Grand bleu.

Voyons maintenant les conventions concernant le droit de la paternité. Les clauses prévoyant le transfert de paternité sont fréquentes concernant les œuvres littéraires, notamment biographiques. Elles contentent tous les protagonistes. Le faux auteur, celui qui signe l’œuvre, qui est dispensé du travail d’écriture mais récolte gloire et argent ; l’éditeur, aussi, qui est assuré du succès commercial compte tenu de la renommée du faux auteur et qui pourra aussi tester un jeune auteur appartenant à son écurie et enfin le créateur, le véritable rédacteur qui peut ainsi vivre correctement et démontrer son talent. Cette situation existait de tous temps et était encore répandue, Alexandre Dumas avait son nègre, Auguste Moquet, Pol Lou Sulizer a également son nègre, Lou Durant, etc. Pourtant les conventions translatives de paternité sont nulles car comme je l’ai déjà dit, le droit moral est inaliénable. Cela signifie en principe que le véritable auteur pourra toujours faire annuler une telle convention translative, s’il apporte la preuve de sa paternité. Sa demande ne peut normalement être jugée abusive.

3° L’exercice atténué après la mort de l’auteur

Voyons pour terminer les cas où l’exercice du droit moral est atténué après la mort de l’auteur. Comme nous l’avons évoqué, le droit moral est perpétuel. Les héritiers sont donc investis du droit moral selon les règles ordinaires de la dévolution successorale. Les dispositions dérogatoires énoncées par le CPI ne traitent que du droit de divulgation.

Voyons d’abord l’étendue du droit moral après la mort de l’auteur. La transmission du droit moral à cause de mort est d’acception générale, la jurisprudence a opté pour le choix d’une voie simplificatrice. Pourtant, elle est incompatible avec le principe légal selon lequel le droit moral est attaché à la personne de l’auteur. Pour concilier les deux principes, les héritiers ne jouissent que d’un droit moral atténué. En effet, ils n’agissent pas dans leur propre intérêt, ils défendent la personnalité posthume de l’auteur. Les prérogatives morales deviennent un droit fonction. Les ayants cause ont pour rôle d’interpréter la volonté du défunt.

Le droit au respect perdure, sa survie peut être aisément organisée dès lors que l’on envisage l’aspect défensif de ces prérogatives. Il s’agit d’empêcher la mutilation de l’œuvre ou l’omission du nom ainsi qu’une fausse apposition. La doctrine les présente généralement comme des prérogatives négatives, c’est-à-dire ne visant qu’à préserver l’œuvre et au travers de celle-ci son auteur.

Le droit de divulgation perdure aussi mais uniquement dans son exercice positif. Les ayants droit peuvent décider de porter à la connaissance du public une œuvre inconnue du vivant de l’auteur. Mais les héritiers du droit moral n’ont pas autant de prérogatives que l’auteur. Le droit de retrait et de repentir disparaît. Le principe est logique puisque cette prérogative est trop attachée à la personne de l’auteur pour être transmise à quiconque. Il existe néanmoins une exception si l’auteur a expressément prévu et réglementé de son vivant l’exercice de la prérogative.

L’exercice de ce droit, après la mort de l’auteur, est soumis à un contrôle judiciaire. En effet, la loi prévoit de sanctionner les comportements abusifs en matière d’usage ou de non-usage du droit de divulgation de la part de représentants de l’auteur décédé. Théoriquement la porté de cette mesure est limitée ou elle ne concerne que les œuvres qui n’ont pas encore été portées à la connaissance du public. Pourtant la doctrine considère que la sanction des abus peut aussi s’étendre aux autres prérogatives du droit moral comme le droit au respect de l’œuvre ou le droit à la paternité. La disposition ne s’applique qu’aux héritiers ou exécuteurs testamentaires du créateur.

Après la mort du créateur, l’abus est envisageable s’il est notoire. L’abus notoire sera évidemment qualifié lorsque les héritiers ne respectent pas une volonté manifestement exprimée par l’auteur ou qui peut se déduire de son comportement.