La limitation de l’exercice du pouvoir politique
Limiter le pouvoir politique revient à définir des bornes précises à la capacité des gouvernants d’organiser et de réguler la société. Les démocraties modernes s’appuient sur un ensemble de mécanismes imbriqués visant à assurer un équilibre entre autorité et contrôle. Ces mécanismes reposent principalement sur la dépersonnalisation du pouvoir et la mise en place d’un cadre juridique incarné par la Constitution.
I – L’institution : un mécanisme de dépersonnalisation du pouvoir
1) Georges Burdeau : l’État comme pouvoir institutionnalisé
Georges Burdeau souligne que l’État est le pouvoir institutionnalisé, une entité abstraite distincte des individus qui le composent. Cette institutionnalisation du pouvoir permet de rompre avec les formes archaïques où le pouvoir était directement incarné par une personne, souvent le plus fort ou le plus influent.
Selon Burdeau :
« Avoir du pouvoir, c’est être capable d’imposer sa propre volonté sur celle des autres. »
Cela marque le passage de la personnification du pouvoir (lié à une figure unique) à une entité abstraite et pérenne, représentée par des institutions.
2) La personnification du pouvoir dans les sociétés primitives
Dans les sociétés primitives, comme le décrit Chantebout :
« Avoir du pouvoir politique, c’est être capable d’organiser la société en fonction des fins qu’on lui suppose. »
Liste des autres articles :
Le pouvoir y est souvent personnifié dans la figure du chef, dont l’autorité repose sur :
- La force physique ou symbolique : le chef est le plus fort ou le plus charismatique ;
- L’imposition directe de sa volonté : les membres du groupe lui obéissent en raison de sa domination.
Cependant, cette personnification du pouvoir engendre des limites :
- Instabilité en cas de changement de chef ;
- Arbitrage subjectif, souvent en faveur des intérêts personnels du leader au détriment de la collectivité.
3) Maurice Hauriou et la théorie de l’Institution
Face à ces inconvénients, les sociétés ont progressivement cherché à dépersonnaliser le pouvoir en le rendant indépendant des individus qui l’exercent. Cette évolution a conduit à l’émergence des Institutions, une notion approfondie par le juriste Maurice Hauriou, l’un des fondateurs du droit public moderne en France.
Dans son Traité de droit constitutionnel (1925), Hauriou définit l’Institution comme :
« Une organisation sociale créée par un pouvoir, qui dure parce qu’elle contient une idée fondamentale acceptée par la majorité des membres du groupe. »
4) Les trois piliers de la théorie de l’Institution
Hauriou identifie trois éléments fondamentaux au cœur de toute organisation sociale :
A. Une volonté politique collective :
- Un projet commun qui repose sur des intérêts partagés et une vision collective de la société.
- Cette volonté politique oriente les décisions et les actions de l’Institution.
B. L’adhésion collective :
- Pour que l’Institution fonctionne, il faut que ses membres adhèrent à ses principes et partagent un esprit de corps.
- Cette cohésion rejoint l’idée de nation, où chaque individu accepte de contribuer à un objectif commun.
C. La désignation d’organes représentatifs :
- Ces organes sont chargés de représenter la volonté collective et de garantir le fonctionnement de l’Institution selon des règles établies.
- Ces règles forment un statut juridique, qui régit les relations entre les membres de l’Institution et son fonctionnement. Dans le cas de l’État, ce statut est formalisé par une Constitution.
5) La Constitution comme statut juridique de l’État
La Constitution joue un rôle clé dans l’institutionnalisation du pouvoir :
- Elle fixe les fonctions des gouvernants et les règles qu’ils doivent respecter ;
- Elle garantit que le pouvoir reste distinct des individus qui l’exercent ;
- Elle limite les abus en établissant un cadre juridique stable et en protégeant les droits fondamentaux des citoyens.
Exemple : En France, la Constitution de 1958 institue un régime politique précis, où le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire sont clairement séparés et encadrés pour assurer un fonctionnement harmonieux et éviter les abus.
Ainsi, l’institutionnalisation, portée par la théorie de l’Institution, est une réponse aux limites du pouvoir personnifié, permettant d’assurer la continuité et la stabilité des organisations politiques modernes.
II – La Constitution comme statut juridique de l’État
L’État n’est qu’une Institution et qu’une personne morale. Or, il n’y a pas de personnes morales sans statut juridique. Celui de l’État est la Constitution.
Les Constitutions évoluent selon les traditions et besoins sociaux, oscillant entre formes coutumières et écrites. Leur souplesse ou rigidité influence leur efficacité. Les pouvoirs constituants, originaire ou institué, définissent leur création ou modification. Le contenu se concentre sur l’organisation des pouvoirs et les principes fondamentaux, notamment à travers un préambule désormais juridiquement contraignant en France. Ces textes garantissent le cadre d’exercice et la hiérarchie des normes.
a) La forme de la Constitution
La forme de la Constitution évolue en fonction des traditions politiques et des besoins sociétaux. Si les Constitutions écrites sont aujourd’hui largement adoptées, leur souplesse ou leur rigidité ainsi que la distinction entre leurs dimensions formelles et matérielles restent des critères clés pour comprendre leur efficacité et leur rôle
1) Origines et évolution des Constitutions
Jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle, les Constitutions étaient principalement coutumières, c’est-à-dire issues des traditions et pratiques politiques établies. En France, sous l’Ancien Régime, existait une notion similaire aux Constitutions modernes : les lois fondamentales du royaume, qui limitaient certaines prérogatives royales. Ces lois représentaient une transition entre la monarchie absolue et la monarchie constitutionnelle.
Les lois fondamentales incluaient des principes tels que :
- L’inaliénabilité de la couronne : le roi ne pouvait pas céder une partie de son domaine.
- La loi salique : le trône revenait exclusivement aux héritiers mâles selon l’ordre de primogéniture.
- L’obligation religieuse : le roi devait être catholique (ex. Henri IV, qui se convertit en déclarant : « Paris vaut bien une messe »).
- La structure sociale en trois ordres : noblesse, clergé, tiers-état.
C’est à la fin du XVIIIᵉ siècle que les Constitutions écrites émergent avec les révolutions américaine et française :
- Constitution de Virginie (1776) : première Constitution écrite.
- Constitution des États-Unis (1787) : première application fédérale.
- Constitutions de France et de Pologne (1791) : premières expériences européennes.
2) Les particularités britanniques
La Grande-Bretagne constitue une exception notable, car elle fonctionne encore aujourd’hui sur une Constitution coutumière, complétée par certains textes écrits qualifiés de « points fixes dans un océan de coutumes » :
- La Grande Charte (1215) : limite les pouvoirs du roi et reconnaît un rôle politique au Parlement.
- The Bill of Rights (1689) : garantit certaines libertés individuelles et institue le principe de la légalité.
- Acte d’établissement (1701) : règle les successions au trône.
- Parliament Acts (1911 et 1949) : définissent les rapports entre la Chambre des Lords et la Chambre des Communes.
Malgré ces textes, le droit coutumier demeure le fondement principal du système britannique.
3) Constitutions écrites et leur souplesse
Les Constitutions écrites offrent un cadre formel mais ne peuvent pas prévoir tous les détails d’une société en constante évolution. Elles comportent souvent des dispositions imprécises, nécessitant des ajustements ou des révisions.
Exemple : La Constitution brésilienne, bien qu’extrêmement détaillée avec ses 350 pages, reste insuffisante pour couvrir toutes les situations.
A. Les constitutions souples
- Peuvent être modifiées par une procédure similaire à celle des lois ordinaires.
- Exemples : Grande-Bretagne, Israël, Nouvelle-Zélande.
- Risques : une Constitution trop souple peut perdre son rôle de protection contre l’arbitraire, car elle devient malléable par une majorité politique ponctuelle.
B. Les constitutions rigides
- Exigent des procédures spécifiques et complexes pour être révisées (ex. Art. 89 de la Constitution française).
- Avantages : garantissent la suprématie de la Constitution sur les lois ordinaires et protègent mieux les droits fondamentaux.
- Exemples : États-Unis, Allemagne, France.
4) La distinction matériel/formel
La Constitution peut être appréhendée sous deux aspects :
A. Constitution au sens matériel
Se concentre sur les matières qu’elle régit, indépendamment de la forme. Elle inclut :
- L’organisation des pouvoirs publics : répartition des compétences entre les institutions.
- Les procédures juridiques : adoption des lois, révisions constitutionnelles.
- Les droits fondamentaux des citoyens : libertés individuelles et garanties.
B. Constitution au sens formel
S’attache à la forme juridique du texte constitutionnel. Elle exige :
- Un texte solennel formellement adopté.
- Des dispositions essentielles pour le fonctionnement de l’État.
5) Exemples et limites
En France, la Constitution de 1958 combine généralement les deux approches, mais certaines matières constitutionnelles au sens matériel ne sont pas incluses dans le texte formel.
Exemple : Le financement des partis politiques, pourtant essentiel, n’est pas inscrit dans la Constitution française.
En Grande-Bretagne, cette distinction est encore plus marquée, la majeure partie des règles constitutionnelles reposant sur la coutume et non sur un texte formel unique.
b) L’auteur de la Constitution
La création ou la modification d’une Constitution repose sur l’intervention d’un pouvoir constituant, qui agit en tant qu’expression de la souveraineté. Ce pouvoir peut se décliner en deux grandes catégories :
1) Le pouvoir constituant originaire
Ce pouvoir intervient lors de la création ou la refonte complète d’un ordre juridique nouveau, souvent dans des contextes historiques particuliers.
Les trois principaux cas de figure :
- Institutionnalisation d’un pouvoir personnel : Un régime jusque-là basé sur un pouvoir individuel est transformé en un système institutionnalisé.
Exemple : La Constitution française de 1791, qui marque la transition de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle, où le roi devient un organe au sein d’un système politique partagé. - Accession à l’indépendance d’un État : Lorsqu’un pays nouvellement indépendant établit sa propre Constitution pour affirmer sa souveraineté.
Exemple : L’Algérie après son indépendance en 1962. - Révolutions ou coups d’État : Lorsqu’un régime politique est renversé, une nouvelle Constitution est adoptée pour établir un nouvel ordre juridique.
Exemple : L’Irak après la chute de Saddam Hussein.
Caractéristiques du pouvoir constituant originaire :
- Inconditionné : Il n’est soumis à aucune règle préexistante, car il agit dans un contexte d’absence ou de rejet de l’ordre juridique antérieur.
- Légitimité démocratique souhaitable : Bien que le peuple soit théoriquement le détenteur de ce pouvoir, en pratique, ce sont souvent des gouvernements révolutionnaires ou militaires qui prennent l’initiative. Cependant, il est préférable, dans une démocratie, que cette légitimité soit confirmée par une élection populaire.
Exemple : En France, le gouvernement provisoire de la République française (1944-1946) établit une nouvelle Constitution après la Libération.
2) Le pouvoir constituant institué ou dérivé
Ce pouvoir intervient dans le cadre d’un État existant pour réviser ou modifier une Constitution déjà en vigueur.
Principes clés :
- Parallélisme des formes : Selon ce principe, ce qui a été établi par le pouvoir constituant originaire (la Constitution) ne peut être modifié que par un pouvoir ayant une compétence équivalente.
Exemple : Une modification de la Constitution française se fait selon les procédures prévues par son article 89. - Pouvoir semi-direct : Bien que la souveraineté réside dans le peuple, les révisions constitutionnelles sont généralement confiées aux organes institués par la Constitution, comme le Parlement et le président, pour des raisons de rapidité et d’efficacité.
3) Les procédés d’établissement d’une Constitution
Deux procédés principaux permettent de rédiger ou de modifier une Constitution, souvent utilisés en combinaison.
A. L’assemblée constituante
- Une assemblée élue spécialement pour élaborer une nouvelle Constitution.
- Elle adopte un texte constitutionnel au nom du peuple, après discussions et débats.
- Cette assemblée est temporaire et disparaît une fois sa mission accomplie. Elle est distincte d’une assemblée législative, qui intervient après l’adoption de la Constitution.
Exemple : La Convention nationale en France, après la Révolution de 1789.
B. Le référendum constituant
- Le projet de Constitution est directement soumis au peuple, qui doit répondre par un « oui » ou un « non » lors d’un vote.
- Ce procédé est considéré comme plus démocratique, car il implique une participation directe du peuple.
C. La combinaison des deux procédés
Dans la pratique, il est fréquent que ces deux techniques soient utilisées ensemble. Une assemblée constituante élabore le texte, mais celui-ci doit être ratifié par un référendum pour entrer en vigueur.
Exemple : En 1946, en France, la première version de la Constitution de la IVᵉ République est rejetée par référendum. Une deuxième version est ensuite adoptée après révision
c) Le contenu de la Constitution
La Constitution d’un État est un texte fondamental qui organise l’exercice du pouvoir et reflète une idéologie politique. Elle comprend deux grands types de dispositions.
1) Les dispositions relatives au statut des gouvernants
La Constitution organise l’exercice du pouvoir étatique à travers trois fonctions principales :
- Législative : Édicter des règles générales et impersonnelles que les individus doivent respecter.
- Exécutive : Veiller à l’application des lois, notamment à travers :
- Les actes réglementaires : Ils précisent la portée des lois (exemple : les décrets d’application).
- Les mesures individuelles : Elles permettent la mise en œuvre concrète des lois (exemple : arrêtés municipaux).
- Judiciaire : Régler les litiges entre les individus et sanctionner les infractions.
Les rôles de la Constitution dans l’organisation du pouvoir :
-
Définir le statut des organes titulaires des fonctions étatiques :
- Composition, mode de désignation, durée des mandats, garanties d’indépendance.
- Exemple : L’article 5 de la Constitution française définit le rôle du président de la République.
-
Déterminer les procédures de fonctionnement :
- Les organes doivent respecter des règles spécifiques pour produire des normes valides.
- Exemple : Les articles 34 et 37 de la Constitution française répartissent les compétences entre le pouvoir législatif et l’exécutif.
-
Fixer les relations entre les organes :
- Organisation des rapports entre les pouvoirs, comme la responsabilité des ministres devant le Parlement ou la dissolution de l’Assemblée nationale.
Les textes du préambule de la Constitution française de 1958 :
- La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
- Le préambule de la Constitution de 1946.
- La Charte de l’environnement (2005).
Ces trois textes constituent le préambule de la Constitution et incarnent sa dimension idéologique et sociale.
2) La notion et la valeur juridique du préambule
Le préambule d’une Constitution reflète les valeurs fondamentales que les constituants souhaitent réaliser par l’État. Il peut inclure des principes philosophiques, politiques et sociaux.
Origine et évolution de la valeur juridique :
-
À l’origine, le préambule de la Constitution française n’avait qu’une valeur déclaratoire et philosophique.
- Il n’engageait pas juridiquement les gouvernants.
- Exemple : L’article 11 de la Constitution.
-
Évolution sous l’impulsion du Conseil Constitutionnel :
- En 1971, une décision historique sur la liberté d’association a marqué un tournant :
« Certaines lois remettent en cause la liberté d’association, qui a, en vertu du préambule de la Constitution, une valeur constitutionnelle. »
- Depuis, le Conseil Constitutionnel a progressivement intégré les principes du préambule dans le bloc de constitutionnalité, plaçant ces principes au sommet de la hiérarchie des normes juridiques.
Rôle du Conseil Constitutionnel :
- Il garantit que les lois respectent les principes constitutionnalisés.
- Composé de 9 membres :
- 3 nommés par le président de la République, 3 par le président de l’Assemblée nationale et 3 par le président du Sénat.
Conséquences de la constitutionnalisation du préambule :
-
Hiérarchisation des droits :
- Certains droits inscrits dans le préambule (comme les droits de l’homme) ont été constitutionnalisés, tandis que d’autres restent de simple valeur philosophique.
-
Contrainte pour le législateur :
- Lorsqu’il édicte une loi, le législateur doit respecter les dispositions constitutionnalisées, sous peine d’invalidation par le Conseil Constitutionnel.
En résumé, la Constitution, en définissant le cadre d’exercice des pouvoirs et les principes fondamentaux de l’État, garantit la régulation du pouvoir politique. Le préambule, bien qu’à l’origine essentiellement déclaratoire, a acquis une portée juridique majeure grâce à son intégration progressive dans le bloc de constitutionnalité par le Conseil Constitutionnel.