Cinéma et télévision face aux libertés fondamentales

Libertés fondamentales face à la télévision et au cinéma

La liberté d’expression, garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, n’est pas absolue. Elle peut être restreinte si les ingérences respectent les critères suivants (art. 10 § 2) :

  1. Prévision par la loi : Les sanctions doivent avoir une base légale claire.
  2. Poursuite d’un but légitime : Par exemple, la protection des droits d’autrui ou de l’ordre public.
  3. Nécessité et proportionnalité : L’intervention doit être adaptée au but poursuivi.

 I ) LIBERTÉS FONDAMENTALES ET TÉLÉVISION 

La régulation audiovisuelle en France repose sur un équilibre entre la liberté de communication et la nécessité de préserver le pluralisme et l’ordre public. Les pouvoirs attribués à l’ARCOM en matière de contrôle et de sanction illustrent cet objectif fondamental.

1. Principes généraux applicables

L’article 1er de la loi du 29 juillet 1982 établit que la communication audiovisuelle est libre, tout en précisant que cette liberté doit être encadrée en raison de la rareté des fréquences hertziennes. Ce contrôle par l’État s’explique également par le coût des fréquences et les risques potentiels liés à une communication audiovisuelle non régulée.

Depuis l’instauration de la Cinquième République, deux évolutions majeures se sont dessinées dans le domaine de l’audiovisuel :

  • Une indépendance accrue vis-à-vis du gouvernement, marquée par une volonté de garantir l’autonomie des autorités de régulation.
  • L’émergence et l’expansion d’un secteur privé, en complément du secteur public.

En 1982, une autorité administrative indépendante, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), a été créée pour encadrer et surveiller le secteur. Composé de neuf membres, il inclut trois représentants nommés respectivement par le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée nationale.

Au niveau européen, des exigences similaires de pluralisme ont été affirmées. En 1981, la Cour constitutionnelle allemande a imposé le maintien d’un équilibre entre les secteurs public et privé, accompagné d’un financement garanti pour le secteur public. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a également marqué un tournant, notamment avec l’arrêt Radio Autriche c. Autriche du 24 novembre 1993, qui a jugé inacceptable le monopole public des radios en Autriche. En France, le CSA est chargé d’assurer le respect du pluralisme.

2. Les pouvoirs de l’ARCOM

L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), issue de la fusion du CSA et de la HADOPI en 2022, exerce un rôle central dans la régulation des médias audiovisuels, numériques et publicitaires. Elle agit dans plusieurs domaines clés, notamment la publicité, la protection des mineurs, la lutte contre la désinformation et la transparence en période électorale.

a) Régulation de la publicité

L’ARCOM intervient dans le contrôle de la publicité, bien que la majorité des validations préalables soient effectuées par l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), une instance d’autorégulation à laquelle l’ARCOM délègue une partie de ses compétences. L’ARCOM reste compétente en cas de manquement grave ou de plainte.

  • Interdiction de la publicité clandestine et contrôle sur les conditions de diffusion publicitaire.
  • Publicités sur des produits sensibles, comme les produits alimentaires industriels ayant un impact environnemental, font l’objet de régulations spécifiques.
  • Placement de produit : Autorisé uniquement dans les films et clips vidéo, il ne doit ni influencer la ligne éditoriale ni mettre en avant un produit de manière injustifiée.

Exemple : Une affaire liée à une publicité pour des protections hygiéniques, validée par l’ARPP, a suscité des critiques mais a confirmé que l’ARCOM n’intervient qu’en dernier recours.

b) Protection de l’enfance et régulation numérique

L’ARCOM a une mission importante de protection de l’enfance et de l’adolescence, en particulier contre les contenus inappropriés.

  • Interdiction du contenu pornographique à certaines heures ou sur certains canaux.
  • Classification des programmes (interdits aux moins de 12, 16 ou 18 ans) pour prévenir l’exposition des mineurs à des contenus choquants.
  • Plateformes de partage vidéo : Obligation d’instaurer des systèmes de contrôle parental et des dispositifs de vérification d’âge, disponibles en permanence.
  • Messages d’alerte sanitaire : L’ARCOM peut imposer la diffusion de messages de santé publique (comme pendant la pandémie de Covid-19 ou la crise H1N1).

c) Lutte contre la désinformation

L’ARCOM est également engagée dans la lutte contre les fausses informations, en particulier sur les plateformes numériques :

  • Création d’un dispositif de signalement des contenus trompeurs.
  • Obligation pour les plateformes de signaler les contenus sponsorisés par des marques ou des États étrangers, y compris la publication des montants financiers engagés, notamment en période électorale.
  • Transparence des algorithmes utilisés par les plateformes pour limiter les biais dans la diffusion des informations.

d) Pouvoirs de l’ARCOM

L’ARCOM dispose de plusieurs types de pouvoirs, allant de la régulation proactive à la sanction.

  1. Pouvoir de décision :

    • Compétences réglementaires héritées du CSA, telles que les décisions sur la diffusion audiovisuelle ou numérique.
    • Nomination des présidents des chaînes publiques (France Télévisions et Radio France).
    • Autorisation des chaînes privées pour une durée maximale de 10 ans pour la télévision et 5 ans pour la radio.
    • Fixation des règles pour des domaines spécifiques (programmes sportifs, campagnes électorales, alerte sanitaire, droit des femmes).
  2. Pouvoir de sanction :

    • Mise en demeure préalable pour manquement. Si nécessaire, des sanctions peuvent suivre, comme :
      • Suspension temporaire de la diffusion d’un service ou de publicités.
      • Sanction pécuniaire proportionnelle au manquement (jusqu’à 3 % du chiffre d’affaires de l’opérateur).
      • Obligation d’insérer un communiqué dans les programmes concernés.
    • Sanctions spécifiques pour les secteurs privés, comme le retrait d’autorisation ou la résiliation de conventions sans mise en demeure préalable en cas de faute grave.
    • Exemples : Révocation de présidents de chaînes publiques ou suspension de services diffusant des fausses informations pouvant altérer la sincérité d’un scrutin.
  3. Pouvoir consultatif :

    • L’ARCOM peut formuler des avis ou recommandations au gouvernement, au Parlement ou à l’Autorité de la concurrence.
    • Elle peut saisir cette dernière ou d’autres autorités (administratives, judiciaires, ou le Procureur de la République) et engager des actions en justice.
  4. Pouvoir d’évaluation et de transparence :

    • Publication de rapports annuels sur ses activités.
    • Ses décisions peuvent être contestées via des recours devant le juge administratif, notamment des référés suspension ou référés libertés.

e) Cas pratiques

  • Affaire Pornoshop : Une publicité pour des protections hygiéniques validée par l’ARPP a été contestée par une association, invoquant des articles du Code pénal et des conventions internationales. Cette affaire illustre les voies de recours possibles contre l’ARCOM.
  • Sanctions en période électorale : Suspension de services diffusant des fausses informations, avec des amendes conséquentes ou un retrait d’autorisation dans les cas les plus grave
  • Les sanctions imposées à la société de télévision Canal 8 illustrent les limites imposées à la liberté d’expression dans l’audiovisuel, lorsqu’elle entre en conflit avec les principes déontologiques, la protection des droits d’autrui et l’intérêt général. Ces affaires mettent en lumière le rôle de régulation de l’Arcom et les garanties procédurales encadrant les ingérences à la liberté d’expression.

  • Décisions de l’Arcom (9 février 2023)

    L’Arcom a infligé une sanction de 3,5 millions d’euros à Canal 8 et a mis en demeure la chaîne de se conformer aux règles relatives à l’honnêteté et à l’indépendance de l’information. Cette sanction, la plus élevée jamais prononcée par l’institution, repose sur deux principaux manquements :

    • Manquement à la maîtrise de l’antenne :  Au cours d’un programme, un député invité a été victime de propos injurieux et d’une agressivité particulière. De plus, il a été explicitement empêché de formuler des critiques à l’égard d’un actionnaire de la chaîne, portant atteinte au principe d’indépendance de l’information.

    • Responsabilité de l’éditeur :  L’Arcom a souligné que l’éditeur est responsable des contenus diffusés et doit garantir le respect des obligations déontologiques, notamment la dignité humaine, l’honnêteté de l’information et le respect des droits des personnes. Ces obligations figurent dans la réglementation applicable à l’audiovisuel (L. n° 86-1067 du 30 septembre 1986).

    • La CEDH a confirmé que les sanctions infligées à Canal 8 ne constituaient pas une violation de la liberté d’expression, mais une restriction légitime et proportionnée. Elle a également insisté sur la nécessité d’un équilibre entre liberté d’expression et protection des droits d’autrui.

      Dans le cadre des décisions récentes de l’Arcom (février 2023), une analyse similaire pourrait être appliquée. Bien que ces décisions n’aient pas encore été contestées devant la CEDH, les obligations de maîtrise de l’antenne et d’indépendance de l’information relèvent également de l’article 10 § 2 de la Convention.

 

 

II ) LA LIBERTÉ CINÉMATOGRAPHIQUE 

La censure cinématographique a largement disparu en France, laissant place à un système de classification qui protège les mineurs sans entraver excessivement la liberté d’expression. Les autorités et le juge administratif veillent à garantir cet équilibre.

1. La disparition des censures

La censure cinématographique en France a progressivement reculé, bien qu’elle ait existé sous différentes formes dans le passé.

  • Censure nationale :
    La censure nationale consistait à refuser le visa d’exploitation nécessaire à la projection d’un film. Ce système a progressivement disparu depuis les années 1970. Dans un arrêt d’assemblée rendu par le Conseil d’État le 24 janvier 1975 (Ministre de l’Information c/ Ste Rome Paris Film), il a été jugé que la liberté cinématographique est une liberté publique fondamentale. Le ministre chargé du cinéma doit respecter cette liberté tout en conciliant l’intérêt général (IG) sous le contrôle du juge administratif (JA).

  • Censure locale :
    Depuis l’arrêt CE Lutetia de 1959, les maires peuvent interdire un film au niveau local si sa projection représente un trouble spécifique à l’ordre public dans leur commune. Bien que ce pouvoir subsiste, il reste peu utilisé. Le maire engage sa responsabilité s’il abuse de ce pouvoir.

  • Censure fiscale :
    Dans les années 1970, face à une prolifération de films pornographiques, le législateur a adopté des mesures fiscales visant à désavantager économiquement les films pornographiques ou violents. Ces films, interdits aux moins de 18 ans, ne peuvent être projetés que dans des salles spécialisées.
    Si un film ne relève pas entièrement de ces catégories, le visa peut restreindre son accès aux mineurs de 12, 16, ou 18 ans selon son contenu. Malgré ces restrictions, cette forme de censure a également reculé, bien qu’un encadrement persiste.

2. Les finalités de la réglementation cinématographique

Bien que la censure nationale ait disparu et que la censure locale soit devenue exceptionnelle, la réglementation vise aujourd’hui à protéger certains publics tout en respectant la liberté d’expression.

  • Classification des films :
    La classification des films repose sur une décision du ministre chargé de la culture, après consultation de la commission de classification des œuvres cinématographiques. Les catégories incluent :
    • Tous publics.
    • Interdits aux moins de 12 ans.
    • Interdits aux moins de 16 ans.
    • Interdits aux moins de 18 ans.
    • Classification « X » pour les films pornographiques.

L’arrêt CE, 30 juin 2000, Association Promouvoir c/ Film « Baise-moi » illustre l’importance de ces classifications. Le Conseil d’État a annulé un visa limitant l’interdiction aux moins de 16 ans, jugeant que le caractère pornographique et violent du film nécessitait une interdiction aux moins de 18 ans pour respecter les bonnes mœurs.

Un décret du 12 juillet 2001 a introduit la possibilité de délivrer des visas interdisant les films aux moins de 18 ans sans pour autant les classer « X ». Cette évolution vise à limiter la marginalisation des films à fort contenu artistique mais susceptibles de choquer certains publics.

  • Contrôle du juge administratif :
    Le juge administratif joue un rôle crucial dans le contrôle de la classification. Par exemple, dans l’arrêt CE, 4 février 2004, Association Promouvoir c/ Film « Ken Park », le Conseil d’État a requalifié une interdiction aux moins de 16 ans en interdiction aux moins de 18 ans, estimant que le contenu du film présentait un risque pour les mineurs.

3. Comparaison internationale

La France se distingue par une approche moins sévère que celle des États-Unis en matière de classification. Aux États-Unis, le Motion Picture Association applique des critères plus restrictifs pour la diffusion publique des films, notamment en ce qui concerne la sexualité ou la violence. En revanche, la France privilégie une régulation équilibrée, qui combine liberté artistique et protection des mineurs.

 

4. Retour sur l’arrêt Lutetia

L’arrêt Société des films Lutétia, rendu par le Conseil d’État en 1959, est une décision de référence concernant l’articulation entre les pouvoirs de police générale et de police spéciale en matière de projection cinématographique. Il illustre le rôle des autorités locales dans la préservation de l’ordre public, même en présence de décisions prises par une autorité spécialisée.

Contexte juridique et cinématographique

En France, l’exploitation commerciale d’un film est soumise à plusieurs étapes réglementaires, notamment :

  1. Production et réalisation : Le producteur confie au réalisateur le tournage du film.
  2. Contrôle administratif : Une fois le film achevé, il est soumis à la commission de classification (ministère de la Culture), chargée de visionner les œuvres et de leur attribuer une classification :
    • Visa « tous publics ».
    • Visa avec restrictions d’âge (interdictions aux moins de 12, 16 ou 18 ans).
    • Classement « X » pour les films pornographiques ou particulièrement violents.
  3. Visa d’exploitation : Ce visa, délivré par une autorité de police spéciale, autorise la projection du film sur le territoire national.

Les faits

Dans cette affaire, un film avait obtenu le visa d’exploitation national, mais le maire d’une commune avait pris un arrêté interdisant sa diffusion sur le territoire communal, invoquant un risque de trouble à l’ordre public. Le maire s’appuyait sur des circonstances locales spécifiques, malgré l’autorisation délivrée par la commission de contrôle cinématographique.

Le producteur du film a contesté cette décision devant le Conseil d’État, demandant l’annulation de l’arrêté municipal.

Problématique juridique

La question posée au Conseil d’État était de savoir si un maire, en tant qu’autorité de police générale, pouvait aggraver une mesure prise par une autorité de police spéciale en interdisant la projection d’un film déjà autorisé au niveau national.

Décision et motifs du Conseil d’État

Le Conseil d’État a validé l’arrêté du maire en affirmant que celui-ci pouvait utiliser son pouvoir de police générale pour interdire la projection d’un film, sous réserve de circonstances locales particulières mettant en péril l’ordre public.

Le Conseil d’État a précisé que :

  1. Pouvoir de police générale et police spéciale :
    • La décision de la commission de contrôle cinématographique relève d’une police spéciale qui attribue un visa d’exploitation au niveau national.
    • Le maire, en tant qu’autorité de police générale, peut toutefois prendre des mesures supplémentaires pour garantir l’ordre public dans sa commune.
  2. Ordre public et circonstances locales :
    • L’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) définit l’ordre public comme comprenant la tranquillité, la salubrité et la sécurité publiques.
    • En l’espèce, le maire avait démontré que la projection du film risquait de porter atteinte à la moralité publique, une composante de l’ordre public selon la jurisprudence de l’époque.
  3. Conditions de légalité de la mesure :
    • La mesure doit être justifiée par des circonstances locales spécifiques, absentes dans d’autres communes.
    • Elle doit être proportionnée au risque identifié.

Portée de l’arrêt

Cet arrêt est un jalon important dans le droit administratif français. Il établit que :

  1. Une autorité de police générale peut aggraver une décision d’une autorité de police spéciale, si cela est justifié par des circonstances locales mettant en jeu l’ordre public.
  2. La notion d’ordre public est large et inclut, au-delà des aspects matériels comme la sécurité et la tranquillité, des considérations immatérielles comme la moralité publique.

Cet arrêt a été progressivement nuancé par la jurisprudence ultérieure, notamment avec une évolution de la notion de moralité publique, devenue moins prépondérante dans l’appréciation de l’ordre public.

 

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