Les libertés publiques sous la Vème République

Les libertés publiques sous la Ve République

L’avènement de la Ve République en 1958 a marqué un tournant institutionnel majeur en France. Sur le plan des libertés publiques, on observe la poursuite d’un mouvement amorcé précédemment, avec l’adoption de diverses lois et réformes législatives qui ont façonné le cadre juridique français. Au fil des décennies, ces textes ont garanti, affiné ou parfois remis en question un large éventail de droits fondamentaux : liberté d’enseigner, protection de la vie privée, lutte contre les discriminations, reconnaissance de nouveaux droits individuels et sociaux, etc. De nombreuses autorités administratives indépendantes (AAI) ont vu le jour, témoignant de la volonté du législateur de confier la protection des droits à des organes spécialisés. Dans le même temps, la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), de nouvelles réformes constitutionnelles ou encore la mise en place des Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) ont complété ce dispositif. Le panorama qui suit retrace les principales étapes de l’évolution des libertés publiques sous la Ve République et les ajustements législatifs qui continuent de les façonner.

I. Les premières lois charnières : l’enseignement, la vie privée et la lutte contre le racisme

  • Loi Debré du 31 décembre 1959 : Cette loi s’inscrit dans la longue tradition française de liberté d’enseignement. Elle encadre le financement public des établissements privés en proposant une forme de compromis : l’État, tout en exerçant un contrôle pédagogique, contribue au soutien financier des écoles confessionnelles ou non, ce qui renforce le pluralisme éducatif.
  • Loi du 4 juin 1970 relative à la protection de la vie privée : Elle instaure des garanties pour la vie privée des citoyens, en posant les jalons d’un encadrement plus strict des atteintes susceptibles d’être commises. Bien que cette loi n’ait pas eu la même notoriété que d’autres textes ultérieurs (comme la loi Informatique et Libertés de 1978), elle joue un rôle précurseur dans la prise en compte du respect de l’intimité.
  • Loi du 1er juillet 1972 instituant la lutte contre le racisme : Elle crée plusieurs infractions pénales pour réprimer plus sévèrement les propos et comportements à caractère raciste (injures, diffamation, provocation à la haine raciale), s’inscrivant dans la continuité des textes visant à assurer l’égalité et le respect de la dignité humaine.

II. L’intégration européenne et la CEDH : la lente reconnaissance des droits protégés à l’échelle internationale

  • Décret du 3 mai 1974 ratifiant la Convention européenne des droits de l’homme : Longtemps en décalage avec sa réputation de « patrie des droits de l’homme », la France n’a ratifié la CEDH qu’avec un retard de plus de 20 ans. La portée pratique de cette ratification restera toutefois limitée pour les justiciables jusqu’en 1981, date à laquelle la France reconnaît enfin la possibilité pour ses citoyens de saisir directement la Cour européenne des droits de l’homme (entrée en vigueur du droit de recours individuel).
  • Déclaration du 2 octobre 1981 : La France accepte la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme pour les requêtes individuelles. Les particuliers peuvent alors contester les actes de l’État jugés non conformes à la CEDH. Cette évolution favorisera une jurisprudence européenne influençant durablement les juridictions internes.

III. Le droit de disposer de son corps et l’extension des droits « personnels »

  • Loi du 17 janvier 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) : Portée par Simone Veil, cette loi marque une étape décisive dans la reconnaissance du droit de disposer de son corps. Elle cristallise l’idée de droits corporels fondamentaux qui se développeront par la suite, notamment dans le domaine de la santé, de la fin de vie ou des expérimentations médicales.
  • Lois de bioéthique du 29 juillet 1994, modifiées à plusieurs reprises (2004, 2011, 2021) : Elles réglementent des aspects variés de la recherche médicale, de l’assistance médicale à la procréation (AMP) et du respect du corps humain. Le Code civil y accueille l’article 16 protégeant la dignité et l’intégrité de la personne. Ces lois furent adoptées dans la continuité du Code de Nuremberg, qui imposait le consentement éclairé pour toute expérience sur l’être humain.
  • Loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades en fin de vie (dite loi Leonetti) : Elle pose des limites à l’acharnement thérapeutique et introduit la possibilité de laisser mourir sans prolonger artificiellement la vie, sans toutefois autoriser l’euthanasie active. Elle illustre la recherche d’un équilibre entre dignité, consentement du patient et pouvoir décisionnel du corps médical.

IV. L’émergence d’une « troisième génération » de droits et l’essor des autorités administratives indépendantes

  1. Protection des données personnelles et accès aux documents administratifs
    • Loi du 6 janvier 1978 sur l’informatique, les fichiers et les libertés : Considérée comme un jalon fondamental, elle intervient dans un contexte d’informatisation croissante des services publics (projet « Safari »). Cette loi crée la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), qui veille à la protection des données personnelles.
    • Loi du 17 juillet 1978 sur la liberté d’accès aux documents administratifs : Elle instaure un principe d’ouverture des archives et documents administratifs, tempéré par plusieurs exceptions (secrets défense, sécurité publique, etc.). La mise en œuvre de ce texte est confiée à la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), chargée de garantir l’effectivité de la transparence vis-à-vis des citoyens.
    • Loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs : Complétant la dynamique de transparence, elle impose aux administrations de motiver leurs décisions défavorables. Cela soutient l’objectif d’une administration plus respectueuse des administrés et leur permet de mieux comprendre l’origine et la justification d’un acte.
  2. Extension aux communications, à la presse et à l’audiovisuel
    • Loi du 9 octobre 1981 abolissant la peine de mort : Même si elle ne concerne pas la liberté d’expression en tant que telle, cette loi fait écho à la protection la plus fondamentale du droit à la vie.
    • Loi du 19 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle : Elle ouvre la voie à la création des radios libres et instaure des mécanismes de régulation. Le paysage audiovisuel change progressivement avec la naissance d’une instance régulatrice, le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), dont les compétences ont été ajustées à plusieurs reprises par des textes ultérieurs (lois de 1986, 1989 et plus récemment celle de 2021 fusionnant le CSA et l’HADOPI pour créer l’ARCOM).
    • Loi du 4 août 1982 (lois Auroux) : Elle accorde aux salariés davantage de droits d’expression au sein de l’entreprise et renforce la participation des travailleurs.
    • Loi du 23 octobre 1984 et loi du 3 septembre 1986 : Elles abordent la liberté de la presse en se penchant plus particulièrement sur l’aspect économique (lutte contre la concentration de la presse).
  3. Autorités administratives indépendantes et dispersion de la protection des libertés
    • HALDE (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), créée par la loi du 30 décembre 2004, a ensuite été intégrée dans la fonction de Défenseur des droits (institution constitutionnalisée en 2008, mise en place en 2011).
    • Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), loi du 30 octobre 2007 : Il visite et évalue les conditions de détention dans les prisons, établissements psychiatriques ou centres de rétention, alertant sur les atteintes éventuelles à la dignité et aux droits fondamentaux des personnes privées de liberté.

V. Nouvelles avancées en matière de droits civils, sociaux et familiaux

  • Loi du 27 juin 1990 sur la protection des personnes hospitalisées pour troubles mentaux : Elle remplace un dispositif hérité de la loi de 1838, permettant de mieux encadrer l’hospitalisation sans consentement, avec intervention du juge dans certaines procédures. La question du financement de la psychiatrie demeure, toutefois, un défi économique et social majeur.
  • Loi du 10 juillet 1991 sur le secret des correspondances émises par voie de télécommunications : Elle distingue les écoutes judiciaires (soumises au contrôle d’un juge) et les écoutes administratives, plus strictement encadrées par une autorité dédiée (la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, ancêtre de la CNCTR).
  • Loi du 15 novembre 1999 relative au PACS (pacte civil de solidarité) : Elle étend un droit à la vie familiale à des couples hétérosexuels et homosexuels, bien qu’initialement perçue comme visant principalement les couples de même sexe. Le PACS a ouvert des perspectives sur la prise en compte des droits des couples au regard des principes de la CEDH (droit au respect de la vie familiale).
  • Loi du 6 juin 2000 favorisant la parité entre les femmes et les hommes dans les mandats électoraux et fonctions électives : Première loi à imposer des quotas, elle constitue une étape significative dans la lutte contre les inégalités de genre dans la sphère politique.

VI. L’amélioration de la protection judiciaire et l’impact de la réforme constitutionnelle de 2008

  1. Réformes du Code pénal et de la procédure pénale
    • Loi du 22 juillet 1992 révisant le Code pénal et loi du 4 janvier 1993 réformant la procédure pénale : Elles modernisent le droit pénal français, bien que leur impact global reste mesuré.
    • Loi du 15 juin 2000 renforçant la présomption d’innocence et les droits des victimes : Elle cherche un équilibre entre la protection des personnes poursuivies et l’attention portée aux victimes. Des réformes ultérieures, comme les lois Perben I et II (2002 et 2004), ont successivement transformé la procédure pénale, suscitant des débats sur la conciliation entre efficacité de la répression et garanties individuelles.
    • Loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 réformant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) : Elle redéfinit le statut et les pouvoirs de cette instance, destinée à assurer l’indépendance de l’autorité judiciaire.
  2. Instauration du référé liberté et réformes des juridictions administratives
    • Loi Defferre de 1982 : Elle introduit dans certains cas la possibilité pour l’administré d’exercer un référé liberté, répondant en 48 heures à une situation d’urgence.
    • Loi du 30 juin 2000 : Elle généralise le référé liberté (articles L. 521-2 et suivants du Code de justice administrative), offrant à tout justiciable la possibilité de saisir le juge administratif afin qu’il ordonne toute mesure nécessaire pour faire cesser une atteinte grave à une liberté fondamentale.
  3. Réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 et QPC (entrée en vigueur en 2010)**
    • Cette réforme institue la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), permettant à tout justiciable de contester la constitutionnalité d’une disposition législative. Des lois portant sur la sécurité intérieure, l’immigration, le renseignement ou l’état d’urgence ont ainsi fait l’objet de QPC, obligeant le Conseil constitutionnel à un contrôle renforcé sur les restrictions possibles des libertés publiques.

VII. Les nouveaux fronts législatifs et leur impact sur les libertés

  1. Lois relatives à la sécurité et à l’immigration
    • Loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure, dans la lignée de la loi de 1995 : Vise à renforcer les pouvoirs de police et les sanctions contre la délinquance.
    • Loi du 26 novembre 2003 sur la maîtrise de l’immigration : Accentue la fermeté envers les étrangers en situation irrégulière et introduit diverses mesures de contrôle aux frontières.
    • Loi du 10 décembre 2003 sur le droit d’asile : Dans un contexte de flux migratoires complexes, cette loi procède à une refonte des procédures d’examen des demandes d’asile.
    • Loi du 26 février 2008 instituant la rétention de sûreté : Elle suscite une vive controverse, car elle prévoit l’enfermement post-peine de personnes considérées comme dangereuses, ce qui met en balance la sécurité collective et la sûreté individuelle (principe consacré par l’article 66 de la Constitution).
  2. Lois de bioéthique récentes et questions contemporaines
    • Loi du 21 juin 2004 : Vient compléter les textes de 1994, introduisant de nouveaux ajustements sur l’assistance médicale à la procréation, la recherche embryonnaire et la protection de l’embryon.
    • Loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique : Elle ouvre l’AMP (procréation médicalement assistée) à toutes les femmes (couples de femmes et femmes seules), consacrant une avancée supplémentaire en matière de droits reproductifs et d’égalité.
  3. Droits des malades et évolution de la législation sanitaire
    • Loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé : Inspirée des revendications de diverses associations et des « États généraux de la santé » de 1999, elle instaure une démocratie sanitaire, reconnaissant :
      • Le droit à l’information du patient et le consentement libre et éclairé.
      • Le droit au refus de soins, l’accès à des soins palliatifs, et la possibilité de choisir un médecin.
    • Le débat autour de l’arrêt Perruche (Cour de cassation, 17 novembre 2000) a profondément questionné la responsabilité médicale et la reconnaissance d’un préjudice d’être né. La loi du 4 mars 2002 limite néanmoins cette possibilité pour les enfants nés handicapés, suscitant des critiques quant au risque de porter atteinte à leur droit d’accès au juge.
  4. Nouvelles lois post-2010 et approfondissement des droits civils
    • Loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe (mariage pour tous) : Refonde la conception juridique de la famille, élargit le droit à l’adoption et prolonge la tendance à la reconnaissance des droits civils.
    • Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République : Souvent appelée « loi contre le séparatisme », elle vise à lutter contre les actes de radicalisation et à renforcer les contrôles sur le financement des associations cultuelles. Cette loi suscite un débat intense autour de la liberté de culte, de la liberté d’association et de la laïcité.
    • Débats récents sur la fin de vie (2023-2024) : La possibilité de légaliser l’assistance active à mourir fait l’objet d’une réflexion renouvelée à l’échelle politique et sociétale. Les avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et les conventions citoyennes sur la fin de vie constituent un pas supplémentaire, mais aucune loi n’a encore formellement autorisé l’euthanasie active.

VIII. L’avenir des libertés publiques : entre défis technologiques et enjeux de solidarité

  • Respect de la vie privée à l’ère du numérique : Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) de 2016, directement applicable dans les États membres de l’Union européenne depuis 2018, a renouvelé les pouvoirs de la CNIL, qui exerce une surveillance accrue pour faire respecter les droits des citoyens (droit à l’oubli, portabilité des données, transparence des traitements, etc.).
  • Lutte contre la désinformation en ligne et liberté d’expression : Les récentes législations (comme la loi contre la manipulation de l’information de 2018) et la réglementation des contenus sur les réseaux sociaux témoignent d’une tension entre la préservation de la liberté d’expression et la nécessité de réguler les fausses informations ou discours de haine.
  • Crises sanitaires et libertés publiques : Durant la crise du COVID-19, les mesures d’urgence (confinements successifs, pass sanitaire, obligation vaccinale partielle) ont mis en relief la difficulté de concilier protection de la santé et respect des libertés (liberté de circulation, vie privée, droit de réunion). Les juridictions administratives ont eu à se prononcer régulièrement sur la proportionnalité de ces mesures.
  • Évolution de la notion de dignité et des droits sociaux : Les pouvoirs publics tentent d’aménager une cohérence entre les droits-créances (droit au logement, droit au travail, droit à la santé) et la soutenabilité budgétaire. Les débats autour du revenu universel ou des minimas sociaux illustrent la volonté de renforcer la solidarité nationale, tout en soulevant des inquiétudes sur la répartition des ressources publiques.

En résumé, depuis 1958, la Ve République a vu naître un ensemble riche et protéiforme de lois visant à renforcer les libertés publiques : liberté d’enseignement, accès à l’IVG, protection de la vie privée, reconnaissance du droit d’association, abolition de la peine de mort, institution de nombreux mécanismes de contrôle et de régulation (CNIL, CADA, CGLPL, Défenseur des droits). Les évolutions constitutionnelles, la ratification tardive mais déterminante de la CEDH et l’apparition de la QPC ont soutenu la progression d’une justice plus attentive aux droits fondamentaux. Les enjeux actuels — crise sanitaire, révolution numérique, débats sur la fin de vie, conditions d’accueil des migrants ou encore luttes pour l’égalité — montrent que la préservation de ces libertés reste un travail permanent, nécessitant des arbitrages délicats entre intérêts collectifs et droits individuels.

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