Émergence des droits de l’homme / libertés fondamentales
Après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, les droits humains ont évolué, intégrant progressivement des préoccupations sociales en complément des droits civils et politiques. Cette évolution s’opère en trois grandes étapes : la période postrévolutionnaire, le XIXᵉ siècle et le début du XXᵉ siècle, jusqu’à la Constitution française de 1946. Ces jalons marquent l’émergence des droits sociaux, lesquels imposent des obligations à la société en matière d’assistance, d’éducation et de travail.
I. La conceptualisation des droits de l’Homme : entre individualisme et droit naturel
L’émergence des droits de l’homme dans le droit positif est le fruit d’une longue évolution philosophique, religieuse et politique. Ces droits se fondent sur deux notions essentielles : l’individualisme, qui place l’individu comme sujet central du droit, et le droit naturel, qui établit des principes universels et intemporels au-delà des lois positives.
A. L’individualisme : l’individu comme sujet central des droits
1. De l’Antiquité à une conception individualiste
- Une conception holiste prédominante :
Dans l’Antiquité, les sociétés se pensaient comme des entités globales, où l’individu n’était qu’une composante subordonnée au tout. La cité grecque illustre cette vision : les droits étaient envisagés à travers le prisme de l’appartenance collective (esclaves, femmes et étrangers exclus). - Les philosophes épicuriens amorcent une rupture en reconnaissant la recherche du plaisir individuel comme une quête légitime.
- Les stoïciens, quant à eux, élargissent cette réflexion en voyant l’homme comme un citoyen du monde, doté d’une valeur universelle.
2. Le rôle de la religion dans l’émergence de l’individu
- Le christianisme et la dignité humaine :
Le christianisme confère à l’individu une dignité intrinsèque, dérivée du postulat selon lequel l’homme est créé à l’image de Dieu. Cette dignité est à l’origine de droits fondamentaux comme l’interdiction de tuer, qui impose des obligations tout en établissant des droits implicites (ex : droit à la vie). - La séparation du spirituel et du temporel :
La maxime « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » marque une distinction entre la sphère spirituelle, relevant de la conscience individuelle, et la sphère politique. Cette séparation ouvre la voie à la reconnaissance de droits personnels échappant à l’autorité de l’État. - Le protestantisme et l’individualisme religieux :
Avec le protestantisme, le rapport entre l’individu et Dieu devient direct, sans l’intercession d’institutions. Cette autonomie spirituelle renforce l’idée de l’individu comme acteur autonome, doté de droits et de devoirs, indépendamment des corps collectifs.
3. L’individu comme sujet de droit
Liste des autres articles :
Ces transformations philosophiques et religieuses aboutissent à une conceptualisation où l’individu n’est plus seulement une partie d’un tout, mais devient un sujet de droit. Cette reconnaissance pose les bases des droits fondamentaux, en affirmant qu’il existe une sphère individuelle inaliénable que l’État ne peut violer.
B. Le droit naturel : une source universelle des droits
1. Une origine divine du droit naturel
- Le droit divin comme fondement initial :
Aux origines, le droit naturel est conçu comme une émanation de la volonté divine, supérieur aux lois humaines. Cette primauté est illustrée par le conflit entre la loi humaine et la loi divine dans la tragédie Antigone de Sophocle. - Dans cette vision, les lois naturelles, exprimées par Dieu, régissent le monde et s’imposent aux hommes.
- Saint Thomas d’Aquin et la subjectivation du droit naturel :
Saint Thomas d’Aquin (XIIIᵉ siècle) associe le droit naturel à l’ordre créé par Dieu tout en affirmant qu’il peut être découvert par l’expérience humaine et la raison. Cette perspective amorce une transition vers une approche plus subjective et rationnelle du droit naturel.
2. La sécularisation progressive du droit naturel
- L’école de Salamanque (XVIᵉ siècle) :
Des théologiens comme Francisco de Vitoria et Francisco Suárez établissent un lien entre droit naturel et raison. Selon eux, les principes naturels sont reconnus comme universels car ils résultent de la raison commune à tous les hommes. - Cette universalité confère aux droits naturels une dimension supra-religieuse et indépendante des croyances.
- Les modernes et la laïcisation du droit naturel (XVIIᵉ siècle) :
Des auteurs comme Grotius et Pufendorf poursuivent ce processus en détachant le droit naturel de sa source divine. Ils le considèrent comme un ensemble de principes moraux et rationnels, s’imposant à tous par leur évidence. - Grotius écrit que les lois naturelles « existeraient même si Dieu n’existait pas », marquant une rupture décisive dans la sécularisation des droits.
3. Le contrat social : un prolongement du droit naturel
- L’état de nature comme point de départ :
Les théories du contrat social s’appuient sur une conception fictive où les hommes, à l’état de nature, vivent sans autorité supérieure. Cet état, bien que théorique, permet d’expliquer pourquoi les individus choisissent de se lier à une collectivité. - Hobbes voit l’état de nature comme un lieu de chaos, où l’homme, « un loup pour l’homme », renonce à ses droits pour garantir sa sûreté.
- Locke adopte une vision plus optimiste : les hommes sortent de l’état de nature pour préserver leurs droits naturels, comme la liberté et la propriété.
- Rousseau, enfin, introduit l’idée de la volonté générale, où la souveraineté collective garantit les droits individuels tout en les subordonnant à l’intérêt commun.
En résumé, la conceptualisation des droits de l’homme repose sur deux piliers majeurs :
- L’individualisme, qui reconnaît l’autonomie et la dignité intrinsèques de chaque individu.
- Le droit naturel, qui établit des principes universels transcendant les lois positives.
Ces évolutions philosophiques et religieuses ont permis de poser les bases d’une société où l’individu est considéré comme un acteur central, doté de droits inaliénables et inviolables, et où l’État est tenu de respecter ces droits en les inscrivant dans le droit positif.
II. Premières consécrations juridiques
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789 constitue un jalon fondamental dans l’histoire des droits fondamentaux. Cependant, elle s’inscrit dans une continuité historique influencée par des textes étrangers, principalement issus des traditions anglo-saxonne et américaine. Malgré cette influence, la DDHC se distingue par son ambition universaliste et sa portée philosophique.
A. Les reconnaissances anglo-saxonnes : des influences majeures
1. Les textes anglais : une limitation progressive du pouvoir royal
Les textes anglais marquent une évolution graduelle des droits fondamentaux, avec une approche pragmatique et procédurale. Ils limitent progressivement le pouvoir royal au profit du Parlement et des droits des individus.
- Magna Carta (1215) :
Signée sous la contrainte par le roi Jean sans Terre, ce texte établit les premières limites au pouvoir royal. Il garantit notamment que « nul homme ne sera arrêté ou emprisonné sans jugement légal », mais ces protections restent limitées aux barons et aux hommes libres. - Pétition des droits (1628) :
Obtenue par le Parlement face à Charles Ier, elle impose des restrictions aux arrestations abusives et interdit les exécutions arbitraires. Elle souligne l’importance de la défense légale et rappelle que seul le Parlement peut consentir à l’impôt. - Habeas Corpus Act (1679) :
Ce texte garantit la liberté individuelle en établissant l’obligation de présenter toute personne arrêtée devant un juge qui décidera de la légalité de sa détention. Cette procédure est une avancée majeure dans la lutte contre l’arbitraire. - Bill of Rights (1689) :
Adopté après la Glorieuse Révolution, ce texte établit les droits du Parlement à consentir à l’impôt et à lever des armées. Il limite le pouvoir du monarque et garantit la liberté religieuse, bien que celle-ci reste incomplète. Il marque une étape importante vers une monarchie constitutionnelle.
2. Les textes américains : des déclarations universelles avant l’heure
Les États-Unis ont également joué un rôle crucial dans la reconnaissance des droits de l’homme. Les colons américains, inspirés par les Lumières et en réaction aux abus britanniques, élaborent des textes qui posent des droits naturels et inaliénables.
- Déclaration de Virginie (12 juin 1776) :
Premier texte américain proclamant des droits, elle reconnaît notamment le droit à la liberté et le droit de participer au pouvoir politique. Ce texte individualiste marque une rupture avec les traditions britanniques. - Déclaration d’indépendance (4 juillet 1776) :
Rédigée par Jefferson, Adams et Franklin, elle affirme que « tous les hommes naissent égaux » et sont dotés de droits inaliénables, notamment à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur. Elle pose les bases d’une fraternité républicaine. - Constitution américaine et ses 10 premiers amendements (1787-1791) :
Ces amendements, connus sous le nom de Bill of Rights, garantissent des libertés fondamentales telles que : - La liberté de religion et d’expression.
- La sûreté personnelle et celle du domicile.
- Le droit de porter des armes.
Ces textes se distinguent par leur caractère concret et procédural, assurant une application effective des droits.
B. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : une ambition universaliste
1. Origines : un mélange d’influences et d’originalité
- Les influences étrangères :
La DDHC s’inspire des textes anglo-saxons et américains, tout en se différenciant par son ambition universelle. Contrairement aux textes anglais, qui restent pragmatiques et nationaux, et aux textes américains, centrés sur un contexte colonial, la DDHC se veut intemporelle et universelle. - Un contexte français unique :
La philosophie des Lumières et les revendications des cahiers de doléances préparent le terrain pour une déclaration reconnaissant les droits fondamentaux comme préexistants à toute législation.
2. Contenu : une reconnaissance des droits naturels
- Un texte recognitif et non constitutif :
La DDHC se base sur l’idée que les droits naturels préexistent à leur proclamation. Ces droits, inhérents à la nature humaine, sont révélés par la Déclaration et intégrés dans le droit positif. - Une prétention universaliste :
La DDHC proclame des droits applicables « à tous les hommes et tous les temps ». Cette universalité, largement inspirée par les Lumières, influence de nombreux textes ultérieurs, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). - Un individualisme marqué :
- La DDHC privilégie les droits individuels, comme la liberté et la propriété, à des droits collectifs.
- Les groupes et corps intermédiaires, perçus comme des sources potentielles de contre-révolution, sont ignorés.
- L’État est vu comme une source potentielle de danger pour les libertés, d’où la nécessité de limiter son pouvoir.
3. Critiques : une vision idéalisée mais limitée
- Critique de l’abstraction :
- Les droits proclamés par la DDHC sont souvent jugés trop théoriques et manquent de garanties procédurales pour leur application, contrairement aux textes anglais.
- Karl Marx reproche à la DDHC de consacrer des libertés formelles au détriment des libertés réelles. Selon lui, elle ignore les inégalités économiques et sociales.
- Critique de l’individualisme :
- Les auteurs traditionalistes, comme Joseph de Maistre, critiquent l’accent mis sur l’individu au détriment du collectif.
- Pour eux, les droits de l’homme devraient être interprétés dans un cadre holiste, où le collectif précède l’individu.
-
Critique de l’Église :
- L’Église catholique rejette le rationalisme et la philosophie des Lumières sur lesquels la DDHC est fondée, voyant en elle une remise en cause de l’ordre divin.
C. De 1789 à la seconde guerre mondiale : l’émergence des droits sociaux
Après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, les droits humains ont évolué, intégrant progressivement des préoccupations sociales en complément des droits civils et politiques. Cette évolution s’opère en trois grandes étapes : la période postrévolutionnaire, le XIXᵉ siècle et le début du XXᵉ siècle, jusqu’à la Constitution française de 1946. Ces jalons marquent l’émergence des droits sociaux, lesquels imposent des obligations à la société en matière d’assistance, d’éducation et de travail.
1. La période postrévolutionnaire : les prémices des droits sociaux
Adoptée le 24 juin 1793, cette déclaration, jamais appliquée, prolonge la DDHC de 1789 tout en innovant par l’introduction de préoccupations sociales. Elle met davantage l’accent sur l’égalité et introduit les bases des droits-créance, qui imposent des devoirs à la société.
- Principaux droits repris de la DDHC :
- Droit de propriété.
- Liberté d’opinion et d’expression.
- Souveraineté, réinterprétée comme souveraineté populaire, exercée directement par le peuple.
- Nouveaux apports sociaux :
- Article 21 : Les secours publics sont définis comme une « dette sacrée » de la société envers ses citoyens. La société doit garantir la subsistance des plus vulnérables (malades, vieillards, chômeurs).
- Article 22 : L’instruction est déclarée un besoin universel, et la société a l’obligation de la rendre accessible à tous.
Bien que ce texte n’ait jamais été appliqué, il témoigne d’une évolution rapide des idées, posant les bases d’une solidarité sociale.
2. Le XIXᵉ siècle : la consolidation des droits économiques et sociaux
La Constitution du 4 novembre 1848, adoptée lors de la Deuxième République, reprend les acquis de la Révolution française tout en affirmant des droits économiques et sociaux.
- Principaux apports :
- Obligation pour la République de protéger les citoyens dans leurs droits fondamentaux : la personne, la famille, la religion, la propriété et le travail.
- Assistance fraternelle envers les citoyens nécessiteux, avec une organisation basée sur la subsidiarité :
- La famille a la priorité pour subvenir aux besoins de ses membres.
- Si elle est défaillante, la République intervient pour fournir un emploi ou une aide matérielle.
- Portée du texte :
- Contrairement à la Déclaration de 1793, ce texte est appliqué, bien que de façon limitée.
- Il marque une avancée dans la reconnaissance des droits sociaux, notamment en matière de travail et d’éducation.
3. Le début du XXᵉ siècle : la consécration internationale des droits sociaux
a) Les constitutions étrangères pionnières
- Constitution mexicaine de 1917 :
- Cette constitution, adoptée à la suite de la Révolution mexicaine, est l’une des premières à consacrer des droits sociaux détaillés, notamment dans le domaine du travail.
- Principaux droits :
- Reconnaissance des syndicats.
- Durée maximale du travail.
- Repos hebdomadaire.
- Protection de la santé des travailleurs.
- Constitution allemande de Weimar (1919) :
- Elle accorde une place centrale aux droits sociaux, notamment :
- La liberté syndicale.
- Le droit au travail.
- La protection sociale.
Ces constitutions montrent une prise de conscience croissante de la nécessité de protéger les citoyens contre les aléas économiques et sociaux.
b) La Constitution française de 1946 : une synthèse des droits
Adoptée après la Seconde Guerre mondiale, la Constitution de la Quatrième République intègre à la fois les acquis révolutionnaires et les nouveaux droits sociaux nécessaires au XXᵉ siècle.
- Héritage de la DDHC :
- Le préambule de 1946 reconnaît explicitement la Déclaration de 1789, affirmant les droits civils et politiques comme des acquis fondamentaux.
- Introduction des droits sociaux :
- Droits des travailleurs :
- Liberté syndicale.
- Droit de grève.
- Droits-créance :
- Droit à l’instruction, à la santé et au travail.
- Droit d’asile : lié à la liberté d’aller et venir.
Ce texte marque l’aboutissement d’un siècle d’émergence des préoccupations sociales, tout en reflétant les mutations économiques et politiques du XXᵉ siècle.
En conclusion : Entre 1789 et la Seconde Guerre mondiale, les droits humains évoluent pour inclure des droits sociaux, répondant aux enjeux d’égalité et de solidarité. Des textes comme la Déclaration de 1793, la Constitution de 1848 et celle de 1946 témoignent de cette évolution, tandis que des constitutions étrangères (Mexique, Allemagne de Weimar) précisent et renforcent ces droits. Ces avancées reflètent une prise en compte progressive des besoins des citoyens face aux transformations économiques et sociales.