Le Partage de Compétence entre les deux Ordres de Juridiction
Le système juridictionnel français repose sur une dualité des ordres de juridictions, instaurée par la loi des 16-24 août 1790. Cette séparation, caractéristique du droit français, distingue l’ordre judiciaire, chargé d’appliquer le droit privé, de l’ordre administratif, dédié au droit public. Chacun de ces ordres possède ses propres règles, compétences et juridictions suprêmes.
1. L’ordre judiciaire
- Compétence générale
L’ordre judiciaire est compétent pour :
- Les litiges entre personnes privées : Cela inclut les conflits civils, commerciaux, sociaux ou familiaux.
- Exemples courants : Litiges relatifs aux contrats, à la responsabilité civile, ou aux successions.
- La répression pénale : Cet ordre est chargé de juger les infractions (contraventions, délits et crimes), relevant respectivement des tribunaux de police, des tribunaux correctionnels et des cours d’assises.
- Organisation et contrôle
La Cour de cassation, juridiction suprême de l’ordre judiciaire, assure un contrôle de légalité sur les décisions des juridictions inférieures sans réexaminer les faits. Elle garantit l’uniformité de l’interprétation du droit sur tout le territoire.
- Fiches de droit public
- La police administrative
- Le Service Public
- La hiérarchie des sources du droit administratif
- Le partage de compétence entre les 2 ordres de juridiction
- Les recours contentieux
- Les juridictions administratives en France
Évolutions récentes :
- La spécialisation accrue de certaines juridictions, comme les tribunaux judiciaires (fusion des tribunaux d’instance et de grande instance depuis 2020), vise à simplifier l’accès à la justice.
- La création de juridictions spécifiques, comme les pôles sociaux, facilite le traitement de contentieux complexes (par exemple, en matière de protection sociale).
2. L’ordre administratif
- Compétence générale
L’ordre administratif est compétent pour :
- Les litiges entre administrations : Par exemple, des différends entre collectivités territoriales ou entre une administration et un établissement public.
- Les litiges entre administrés et administrations : Cela concerne les décisions administratives unilatérales, les contrats administratifs et les recours pour excès de pouvoir.
Exemple récent : Les recours déposés contre des mesures sanitaires prises pendant la pandémie de COVID-19 (confinements, pass sanitaire) relèvent de l’ordre administratif, car ils concernent des décisions de l’État.
- Organisation et contrôle
Le Conseil d’État, juridiction suprême de l’ordre administratif, exerce un double rôle :
- Conseil juridique du gouvernement : Il donne des avis sur les projets de loi et les décrets.
- Juge suprême de l’ordre administratif : Il contrôle la légalité des décisions des juridictions administratives inférieures.
Évolutions récentes :
- La réforme de 2022 a introduit un accès élargi au référé-liberté, permettant une protection plus rapide des droits fondamentaux face à des décisions administratives contestées.
I – L’Incompétence du Juge Administratif
Le juge administratif, acteur central de la dualité juridictionnelle en France, voit sa compétence strictement limitée à l’action administrative. En dehors de ce domaine, plusieurs situations échappent à son contrôle, soit en raison des spécificités des litiges, soit en vertu de principes juridiques établis par la Constitution ou la jurisprudence. Voici une analyse actualisée et enrichie de ces cas d’incompétence.
1. L’incompétence du juge administratif dans les litiges entre particuliers
Le principe général est que les litiges entre deux personnes privées relèvent du juge judiciaire. Cependant, des exceptions existent lorsque l’enjeu du litige touche à des aspects impliquant indirectement l’administration ou l’exercice de prérogatives de puissance publique.
A. L’arrêt Peyrot (TC, 1963)
L’arrêt Peyrot avait établi que les contrats conclus entre deux personnes privées pour la construction de routes, autoroutes, ponts ou autres ouvrages publics relèvent du juge administratif, au motif que ces activités sont intrinsèquement liées à une mission de l’État.
Évolution récente : Cette jurisprudence a été remise en question par l’arrêt Société Autoroutes du Sud de la France (TC, 2015), qui a restreint la compétence du juge administratif. Désormais, les litiges entre deux personnes privées liés à des travaux publics ne relèvent plus automatiquement du juge administratif, sauf si une clause exorbitante de droit public est identifiée.
B. La théorie du mandat
Lorsque l’administration délègue une mission à une personne privée pour agir en son nom, le litige entre cette personne privée et un tiers peut relever du juge administratif. Cette situation est courante dans les délégations de services publics, où le mandataire agit pour le compte de l’administration.
Exemple récent : La gestion des parkings municipaux confiée à une entreprise privée a suscité des litiges examinés par le juge administratif, notamment sur la question des prérogatives conférées au délégataire.
2. L’incompétence du juge administratif dans les litiges mettant en cause le pouvoir législatif
A. Le contrôle des lois
Le juge administratif ne peut pas remettre en cause la constitutionnalité des lois. Cette compétence est réservée :
- Au Conseil constitutionnel, saisi dans le cadre du contrôle a priori (article 61 de la Constitution) ou a posteriori via une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) depuis 2008 (réforme constitutionnelle de 2008).
- Aux juridictions judiciaires et administratives pour transmettre une QPC au Conseil constitutionnel.
Exemple récent : En 2023, des recours contre la réforme des retraites ont été portés devant le Conseil constitutionnel, et non devant le juge administratif, car le litige portait sur la conformité de la loi à la Constitution.
B. Les actes législatifs « inattaquables »
Certaines lois, telles que les lois référendaires, échappent également à tout contrôle juridictionnel, y compris celui du Conseil constitutionnel. Le juge administratif n’a donc pas compétence pour en examiner la régularité.
3. L’incompétence du juge administratif dans le fonctionnement de la justice judiciaire
Les juridictions judiciaires bénéficient d’une indépendance garantie par la Constitution (article 64). En conséquence, le juge administratif ne peut intervenir dans les affaires liées au fonctionnement interne de la justice judiciaire.
Exemples de situations d’incompétence :
- Les décisions rendues par un tribunal judiciaire.
- Les litiges relatifs à la responsabilité des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions (qui relèvent de la Cour de cassation).
Jurisprudence notable : L’arrêt Couitéas (CE, 1923) illustre la distinction : bien que l’administration puisse refuser d’exécuter une décision judiciaire pour des raisons d’ordre public, le contrôle de la légalité de cette décision judiciaire reste hors de portée du juge administratif.
4. L’immunité des actes de gouvernement
Certains actes, qualifiés d’actes de gouvernement, échappent au contrôle juridictionnel en raison de leur nature éminemment politique. Cette catégorie a cependant été restreinte au fil des années pour renforcer le contrôle juridictionnel de l’administration.
A. Les actes de l’exécutif dans ses rapports avec le gouvernement
Les décisions prises par le président de la République ou le Premier ministre dans l’exercice de leurs fonctions politiques sont exclues du contrôle juridictionnel.
- Exemple : Les décisions relatives à la dissolution de l’Assemblée nationale ou à l’utilisation de l’article 16 de la Constitution.
B. Les actes de l’exécutif dans ses relations avec les puissances étrangères
Les décisions touchant à la diplomatie, comme la signature ou le refus de ratifier un traité international, ne peuvent être contestées devant le juge administratif.
Évolution notable : L’arrêt Prince Napoléon (CE, 1875) a marqué un tournant en limitant la notion d’actes de gouvernement aux décisions véritablement politiques, excluant celles simplement motivées par des considérations administratives.
Exemple récent : La décision de ne pas rapatrier certaines familles de djihadistes français détenus en Syrie a été qualifiée d’acte de gouvernement, bien que le Conseil d’État ait accepté de contrôler des aspects spécifiques liés aux droits fondamentaux des enfants (CE, 2022).
II- Le Partage de Compétence entre Juridictions Judicaires et Administratives au sein de l’administratif
Le système juridictionnel français repose sur la distinction entre les juridictions administratives et judiciaires, principe clé de la dualité juridictionnelle instaurée par la loi des 16-24 août 1790. Cette répartition des compétences, parfois complexe, est régie par des critères précis. Les évolutions jurisprudentielles et législatives récentes ont toutefois apporté des clarifications importantes dans certains domaines.
1. Les critères généraux de compétence du juge administratif
A. Critères organiques
La compétence du juge administratif repose principalement sur la présence d’une personne publique (État, collectivités territoriales, établissements publics) dans le litige. Cependant, ce critère n’est pas absolu :
- La simple implication d’une personne publique ne suffit pas toujours à justifier la compétence administrative.
- À l’inverse, dans certaines situations, une affaire impliquant uniquement des personnes privées peut relever du droit administratif, notamment lorsque des prérogatives de puissance publique sont exercées.
B. Critères matériels
Les actes ou activités relevant du régime de puissance publique justifient la compétence du juge administratif. Cela inclut :
- Les actes administratifs unilatéraux : Décrets, arrêtés, et autres décisions administratives non contractuelles.
- Les contrats administratifs : Contrats contenant des clauses exorbitantes du droit commun ou conclus pour l’exécution d’un service public.
- Les prérogatives de puissance publique : Exercices de pouvoir de police, expropriations ou régimes réglementaires spécifiques.
Cependant, les activités marchandes et les services publics industriels et commerciaux (SPIC), qui relèvent d’une gestion de droit privé, sont de la compétence du juge judiciaire pour les litiges impliquant les usagers.
Exemple récent : Les conflits concernant les délégations de services publics, comme le ramassage des ordures ménagères, ont permis d’affiner les critères de distinction entre les SPIC et les services publics administratifs (SPA), où l’implication de la puissance publique est déterminante.
2. La compétence du juge judiciaire
A. Matières réservées à l’autorité judiciaire
Certaines matières sont explicitement attribuées au juge judiciaire en raison de leur nature fondamentale :
- La protection de la propriété privée : L’article 66 de la Constitution consacre l’autorité judiciaire comme le garant des atteintes portées à la propriété privée.
- Exemple : En cas d’expropriation pour cause d’utilité publique, l’indemnité est fixée exclusivement par le juge judiciaire.
- La protection des libertés individuelles : Confirmée par l’arrêt Hilaire (Tribunal des conflits, 1947) et par le Conseil constitutionnel, cette compétence inclut les cas où l’administration porte atteinte à des droits fondamentaux.
- Exemple : Les décisions administratives d’assignation à résidence dans le cadre de l’état d’urgence sont susceptibles de contrôle par le juge judiciaire lorsqu’elles affectent directement une liberté fondamentale.
B. La théorie de l’emprise et la voie de fait
1. L’emprise irrégulière
L’emprise désigne l’atteinte portée par l’administration au droit de propriété privée d’un individu. Lorsque cette atteinte est irrégulière mais non qualifiable de « voie de fait », la compétence du juge administratif est retenue pour trancher le litige.
2. La voie de fait
La voie de fait survient lorsque l’administration commet une irrégularité grossière portant atteinte à une liberté individuelle ou à un droit de propriété, de manière manifestement insusceptible d’être rattachée à ses prérogatives légales.
Cependant, la jurisprudence Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman (Tribunal des conflits, 2013) a restreint le champ de la voie de fait :
- Une voie de fait n’est désormais reconnue que dans deux cas :
- Lorsque l’administration procède à une extinction du droit de propriété (exemple : destruction sans titre d’un bien immobilier).
- Lorsqu’elle porte atteinte à une liberté individuelle fondamentale (exemple : détention arbitraire).
Ces évolutions ont transféré de nombreux litiges au juge administratif, limitant ainsi l’intervention du juge judiciaire.
Exemple récent : Une affaire liée à l’occupation illégale de terrains par des installations administratives a été tranchée en faveur du juge administratif, conformément à la nouvelle définition restreinte de la voie de fait.
C. Le rôle du législateur dans l’attribution des compétences
Dans certains cas, le législateur intervient pour unifier la compétence juridictionnelle sur des matières complexes. Cette simplification vise à éviter des conflits de compétence préjudiciables aux justiciables.
Exemple récent :
- La loi de modernisation de la justice du XXIe siècle (2016) a étendu la compétence des juridictions judiciaires pour certains litiges en matière de contentieux de l’urbanisme.
- La réforme de 2021 sur les conflits en matière environnementale a renforcé le rôle des juridictions administratives dans le contrôle des autorisations environnementales.
3. Les mécanismes de résolution des conflits de compétence
A. Le rôle du Tribunal des conflits
Le Tribunal des conflits est l’organe chargé de régler les différends relatifs à la répartition des compétences entre les juridictions judiciaire et administrative. Ses décisions, comme Bergoend (2013) ou Blanco (1873), jouent un rôle fondamental dans l’évolution de la dualité juridictionnelle.
B. L’unification jurisprudentielle
Dans certains domaines sensibles (expropriation, urbanisme, environnement), le Tribunal des conflits et les juridictions suprêmes (Conseil d’État et Cour de cassation) cherchent à aligner leurs jurisprudences pour éviter les divergences.
III – La gestions des conflit de domaine par le Tribunal des Conflits
Le Tribunal des conflits, créé en 1849, est une institution unique en France chargée de régler les litiges relatifs à la répartition des compétences entre les ordres administratif et judiciaire. Composé à parité de juges administratifs et judiciaires (quatre de chaque ordre), il est une garantie essentielle pour le fonctionnement de la dualité juridictionnelle française.
Depuis la réforme du 16 février 2015, le fonctionnement du Tribunal des conflits a été modernisé pour renforcer son rôle et améliorer l’efficacité de ses décisions. Voici une analyse actualisée de son rôle dans la gestion des conflits de compétence.
1. Composition et présidence
Le Tribunal des conflits est composé :
- De quatre membres du Conseil d’État (ordre administratif).
- De quatre membres de la Cour de cassation (ordre judiciaire).
Depuis la réforme de 2015, la présidence n’est plus assurée par le ministre de la Justice (Garde des sceaux) mais par un membre élu parmi les juges du Tribunal, ce qui renforce son indépendance. En cas d’égalité des votes, une voix prépondérante est désormais accordée au président du Tribunal.
2. Les types de conflits gérés par le Tribunal des conflits
Le Tribunal des conflits peut être saisi dans plusieurs situations impliquant des difficultés de compétence entre les deux ordres de juridictions.
A. Le conflit positif
Le conflit positif se produit lorsque :
- Le juge judiciaire se déclare compétent pour une affaire.
- Une autorité administrative estime que la compétence appartient au juge administratif.
Procédure :
- L’administration (représentée par le préfet, en général) adresse un déclinatoire de compétence au juge judiciaire.
- Si le juge judiciaire rejette ce déclinatoire, l’administration peut élever un conflit positif devant le Tribunal des conflits dans un délai de 15 jours.
Exemple récent : En 2017, le Tribunal des conflits a statué sur l’affaire concernant le contrôle des opérations de sécurité dans les établissements pénitentiaires, clarifiant les frontières entre compétences judiciaires et administratives.
B. Le conflit négatif
Le conflit négatif survient lorsque :
- Les deux juridictions (administrative et judiciaire) se déclarent incompétentes pour une même affaire.
- Cette situation engendre un déni de justice, en violation de l’article 4 du Code civil.
Procédure :
- Depuis la réforme de 1960, si un juge de second ordre se déclare incompétent, il transfère directement l’affaire au Tribunal des conflits sans rendre de jugement définitif. Cette procédure vise à éviter des délais inutiles.
Exemple : Un conflit négatif a été porté devant le Tribunal des conflits en 2021 concernant une demande d’indemnisation liée à des dégâts causés par des travaux publics, mettant en cause à la fois une administration publique et un prestataire privé.
C. Le conflit de décisions ou contrariété de jugements
Ce conflit se produit lorsque :
- Les deux ordres de juridictions rendent des décisions contradictoires sur une même affaire.
- Cette situation génère une incohérence juridique, privant le justiciable d’une solution claire.
Procédure :
- Le justiciable, confronté à ces décisions contradictoires, peut saisir directement le Tribunal des conflits.
Exemple récent : Une affaire en 2019 a opposé les juridictions judiciaire et administrative sur la responsabilité en matière de pollution industrielle, nécessitant une intervention du Tribunal des conflits pour trancher et unifier la jurisprudence.
D. Les difficultés sérieuses de compétence
Cette procédure particulière est préventive et ne concerne pas un contentieux spécifique. Elle intervient lorsque :
- Une question de compétence complexe ou nouvelle se pose.
- Le Conseil d’État ou la Cour de cassation décident, à titre préventif, de saisir le Tribunal des conflits pour éviter des divergences de jurisprudence.
Exemple : Le Tribunal a été saisi par prévention pour clarifier la compétence en matière de dommages causés par des drones civils, un domaine émergent n’ayant pas encore de jurisprudence établie.
3. Les décisions et leur portée
Les décisions du Tribunal des conflits sont définitives et lient les deux ordres de juridiction. Elles clarifient les frontières des compétences dans des domaines où les interactions entre droit public et droit privé sont fréquentes.
Jurisprudence notable :
- Affaire Blanco (1873) : Décision fondatrice posant le principe de l’autonomie du droit administratif.
- Arrêt Bergoend (2013) : Redéfinition des conditions de l’emprise irrégulière, limitant les cas où le juge judiciaire peut intervenir en matière administrative.
4. Réformes récentes et modernisation
La réforme de 2015 a apporté plusieurs améliorations au fonctionnement du Tribunal des conflits :
- Raccourcissement des délais : Les procédures sont désormais plus rapides grâce à une coordination renforcée entre les juridictions.
- Indépendance accrue : La présidence du Tribunal par un juge élu renforce la perception d’impartialité.
- Facilitation des saisines : Les justiciables peuvent directement saisir le Tribunal dans certains cas de conflit.