Primauté du droit de l’Union européenne sur la Constitution française
Les traités formant le droit originaire de l’Union européenne, comme tout autre traité international, ne peuvent être ratifiés que s’ils respectent la Constitution. Cette condition préalable les place, avant leur ratification, en position inférieure à la Constitution française. Toutefois, une fois ratifiés, ces traités s’intègrent directement dans l’ordre juridique interne, donnant naissance à une situation particulière où le droit de l’Union européenne (UE) acquiert une autorité spéciale.
L’ordre juridique européen : une spécificité moniste
Le droit de l’UE ne se limite pas à un simple ordre international ; il constitue un ordre juridique intégré qui coexiste avec les droits nationaux, formant ainsi un cadre juridique unique. Cette approche moniste spécifique à l’UE, qui fusionne les deux ordres juridiques, s’oppose à la conception dualiste généralement adoptée pour les autres traités internationaux, où les ordres juridiques restent distincts. C’est ce que la CJUE a affirmé dans l’arrêt Costa c. Enel de 1964, marquant une rupture fondamentale avec le traitement réservé aux autres accords internationaux.
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Primauté du droit dérivé de l’UE sur les Constitutions nationales
Ce monisme propre au droit de l’UE soulève inévitablement la question de la primauté du droit européen sur la Constitution française. La CJUE, dans son célèbre arrêt Internationale Handelsgesellschaft (1970), a tranché cette question en affirmant que le droit dérivé de l’UE (règlements, directives, etc.) prime sur les Constitutions des États membres. Ce principe de primauté communautaire signifie que toute norme nationale, y compris constitutionnelle, en contradiction avec le droit de l’UE doit être écartée afin que le droit européen puisse s’appliquer pleinement. Les juridictions nationales sont ainsi tenues de laisser de côté les dispositions nationales qui entrent en conflit avec le droit de l’UE.
La CJUE a également réaffirmé cette position dans son arrêt du 15 mai 1986, en indiquant que l’invocation de droits fondamentaux inscrits dans la Constitution d’un État membre ne saurait affecter la validité des actes de l’UE ni leur application sur le territoire de cet État. Cette décision montre clairement que, dans le cadre européen, le droit constitutionnel des États membres doit s’incliner devant le droit dérivé européen. La suprématie du droit de l’UE est ainsi un principe fondamental qui assure l’harmonisation des législations nationales avec les objectifs et les règles fixés par les traités européens, garantissant ainsi la cohérence du marché unique et des politiques communes de l’Union.
La position des juridictions françaises sur le conflit Constitution/droit de l’UE
La position des juges français sur le conflit entre la Constitution et le droit dérivé de l’Union européenne reflète une approche pragmatique, qui vise à respecter la primauté du droit de l’UE tout en préservant l’identité constitutionnelle de la France. Cette position a été définie principalement par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, deux des principales juridictions françaises, qui ont établi des critères spécifiques pour traiter ces conflits potentiels.
Décision du Conseil constitutionnel du 10 juin 2004 : un cadre limité pour le contrôle des lois de transposition
Dans sa décision du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel a dû se prononcer sur un conflit entre une directive européenne, une loi nationale de transposition, et la Constitution française. Un requérant contestait la conformité de la loi de transposition à la Constitution, sachant que la loi nationale reprenait fidèlement la directive européenne. Si le Conseil constitutionnel avait accepté de contrôler la loi de transposition, il aurait dû indirectement examiner la conformité de la directive à la Constitution, posant ainsi la question de la primauté de la Constitution sur le droit de l’UE.
Le Conseil constitutionnel a cependant tranché en adoptant une approche distincte pour le droit de l’UE, en s’appuyant sur l’article 88-1 de la Constitution. Cet article reconnaît la participation de la France à l’Union européenne, modifiant ainsi le cadre du contrôle des lois de transposition. Contrairement aux traités internationaux ordinaires régis par l’article 55, les lois de transposition des directives européennes relèvent d’une logique particulière liée à la nature de l’UE et à son ordre juridique intégré.
Le Conseil constitutionnel a posé des limites strictes à son propre contrôle des lois de transposition, en précisant qu’il n’interviendrait que dans deux situations :
- Contrariété avec une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Ce concept, bien que rarement invoqué, sert de barrière protectrice dans les cas où des principes fondamentaux et propres à la France seraient menacés par le droit de l’UE.
- Incompatibilité manifeste avec la directive européenne. Si la loi de transposition était, par exemple, incorrectement formulée ou incompatible avec l’objectif de la directive, le Conseil constitutionnel pourrait intervenir.
En dehors de ces cas exceptionnels, le contrôle de la conformité des directives aux droits fondamentaux ou aux compétences de l’UE relève exclusivement des juridictions européennes, notamment la CJUE.
Le rôle du Conseil d’État et l’arrêt Arcelor
Dans l’arrêt Arcelor du 8 février 2007, le Conseil d’État (CE) a été saisi d’une demande d’annulation d’un décret transposant une directive européenne, au motif que ce décret violerait plusieurs principes constitutionnels. Ce cas illustre bien le conflit potentiel entre le droit européen dérivé (directives) et les normes constitutionnelles nationales.
Le CE a développé un raisonnement en deux étapes pour traiter cette situation complexe, où la directive elle-même est l’objet réel du litige, même si le décret de transposition est directement contesté.
- Vérification de l’équivalence des principes constitutionnels en droit européen
Le CE commence par rechercher si les principes constitutionnels français invoqués par les requérants ont un équivalent en droit européen. Cela est crucial car si ces principes sont protégés de manière équivalente au niveau européen, la CJUE est alors compétente pour apprécier la validité de la directive par rapport à ces principes.
- Si une correspondance existe, et qu’une difficulté sérieuse est soulevée, le CE renvoie alors la question à la CJUE via une question préjudicielle. La CJUE doit examiner si la directive est conforme au droit primaire européen (traités fondateurs, droits fondamentaux, principes généraux). Si la CJUE conclut que la directive est en contradiction avec ces normes, le décret de transposition sera annulé, car fondé sur une directive illégale.
- Inexistence d’un équivalent européen : compétence du CE
Si le principe constitutionnel français invoqué n’a pas d’équivalent en droit européen, la situation est différente. Dans ce cas, le Conseil d’État se déclare compétent pour juger de la conformité du décret à la Constitution française. Si le décret viole effectivement un principe constitutionnel spécifique au droit français, le CE peut alors l’annuler pour inconstitutionnalité.
Cette démarche pragmatique permet au Conseil d’État de respecter à la fois le principe de primauté du droit de l’UE tout en assurant la protection des principes constitutionnels nationaux. En cas de conflit, le droit européen prime généralement, mais si un principe constitutionnel unique à la France est en jeu, le juge national peut, en dernier recours, intervenir pour protéger la Constitution.
Conclusion : la primauté du droit de l’UE avec des limites constitutionnelles
Dans la pratique, la primauté du droit dérivé de l’UE sur le droit national, y compris constitutionnel, est largement reconnue par les juridictions françaises. Toutefois, des limites existent, notamment en ce qui concerne les principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France, qui restent protégés.
En conséquence :
- Le Conseil constitutionnel intervient uniquement dans des cas exceptionnels, où des principes spécifiques à la France sont en jeu.
- Le Conseil d’État suit une logique similaire, laissant à la CJUE la compétence de statuer sur les conflits entre directives européennes et principes européens équivalents, mais gardant la main sur les principes constitutionnels strictement nationaux.
Cette approche permet de concilier la primauté du droit européen et le respect de la souveraineté constitutionnelle française, même si en pratique, le droit européen l’emporte généralement dans les rares cas de conflit.
Fiche d’arrêt : Arrêt Arcelor (CE, Ass., 8 février 2007, n° 287110)
Faits :
Arcelor, une société de droit privé, conteste la légalité d’un décret pris en application d’une directive communautaire relative aux quotas d’émission de gaz à effet de serre. La société estime que ce décret viole le principe constitutionnel d’égalité, car il instaure des différences de traitement entre entreprises.
Procédure :
Arcelor saisit le Conseil d’État pour contester ce décret, en invoquant la violation du principe d’égalité consacré par la Constitution française.
Problème de droit :
Comment concilier la primauté du droit communautaire sur le droit interne avec le respect des principes constitutionnels français ? En particulier, comment le juge administratif doit-il réagir lorsqu’un décret d’application d’une directive européenne est contesté au regard de la Constitution ?
Solution retenue par le Conseil d’État :
- Primauté du droit communautaire : Le Conseil d’État rappelle que, selon l’article 88-1 de la Constitution, la France s’engage à respecter le droit de l’Union européenne, y compris les directives. La primauté du droit communautaire impose donc aux autorités françaises de transposer correctement les directives dans le droit interne.
- Contrôle de constitutionnalité indirect : Toutefois, le Conseil d’État estime qu’il doit s’assurer que la directive communautaire sur laquelle repose le décret ne contrevient pas aux principes constitutionnels français, notamment celui de l’égalité.
- S’il existe une équivalence entre la protection des droits fondamentaux assurée par le droit de l’Union et celle garantie par la Constitution française, le Conseil d’État n’examine pas directement la constitutionnalité de la directive. Il renvoie la question de la validité de la directive à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans le cadre d’une question préjudicielle.
- S’il n’y a pas d’équivalence ou si la question soulève un doute sérieux, le juge administratif pourrait alors saisir le Conseil constitutionnel.
- Décision spécifique dans l’affaire Arcelor : Le Conseil d’État estime qu’il existe une équivalence suffisante entre le principe d’égalité en droit interne et en droit communautaire. Il n’y a donc pas lieu de saisir le Conseil constitutionnel. Le juge renvoie à la CJUE la question de la validité de la directive européenne.
Portée de l’arrêt :
- Affirmation de la primauté du droit communautaire : Le Conseil d’État reconnaît la primauté du droit de l’Union européenne, même face à la Constitution, sous réserve de la protection équivalente des droits fondamentaux.
- Mise en œuvre du contrôle indirect : Cet arrêt introduit une procédure de contrôle indirect de la constitutionnalité des directives européennes, passant par l’examen de leur compatibilité avec les droits fondamentaux protégés à la fois par le droit de l’Union et la Constitution française.
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Encadrement du rôle du juge administratif : Le Conseil d’État ne peut contrôler directement la conformité d’une directive à la Constitution, mais il peut vérifier l’équivalence des protections des droits fondamentaux entre le droit de l’Union et le droit national.