Le principe de continuité du service public : fondement, implications et limites
Parmi les trois grands principes régissant le service public (continuité, égalité, mutabilité), le principe de continuité se distingue par son importance juridique, étant explicitement qualifié de « loi » par Louis Rolland. Ce principe, qui requiert que les services publics fonctionnent sans interruption, est reconnu pour sa portée étendue dans la jurisprudence française. Le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ont tous deux affirmé la valeur fondamentale de ce principe. Ainsi, en 1979, le Conseil constitutionnel lui a conféré une valeur constitutionnelle dans sa décision sur le droit de grève à la radio et à la télévision, tandis que le Conseil d’État, dans l’arrêt Mme Bonjean (1980), l’a qualifié de principe fondamental.
1. Fondement du principe de continuité
Le principe de continuité impose à l’administration de garantir un service public ininterrompu, essentiel pour répondre aux besoins des usagers en toute circonstance. En temps normal, ce principe nécessite que l’État, ainsi que ses agents et concessionnaires, veillent à la stabilité des services essentiels. Cette exigence s’étend aux services les plus cruciaux, comme la sécurité, la santé publique et la défense nationale, pour lesquels aucune interruption ne peut être tolérée.
2. Implications en période de crise : la théorie des circonstances exceptionnelles
Le Conseil d’État a développé la théorie des circonstances exceptionnelles pour autoriser l’administration à recourir à des mesures extraordinaires pour maintenir la continuité en cas de crise.
a. la théorie des circonstances exceptionnelles
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En temps de crise, comme en période de guerre, le Conseil d’État a reconnu que le principe de continuité justifie des mesures extraordinaires, par l’application de la théorie des circonstances exceptionnelles. Cette théorie, illustrée par l’arrêt Heyriès (1918), accorde à l’administration des pouvoirs renforcés pour maintenir les services publics en situation de crise. Dans cet arrêt historique, le Conseil d’État a admis la suspension de certaines garanties légales, estimant que la nécessité de continuité en temps de guerre permettait à l’État de prendre des mesures qui, autrement, auraient été jugées illégales.
Dans le cas de l’arrêt Heyriès, le Conseil d’État a permis à l’administration de suspendre l’application de la loi du 22 avril 1905 – qui exigeait la communication des dossiers aux agents publics avant toute décision disciplinaire – afin de faire face aux exigences de la Première Guerre mondiale. Cette décision souligne la flexibilité conférée à l’État en vertu du principe de continuité, permettant ainsi de répondre aux besoins de la nation dans des situations critiques.
b. Justification des pouvoirs exceptionnels de l’administration
Grâce à cette jurisprudence, le principe de continuité est doté d’une dimension adaptable qui permet à l’administration d’étendre ses compétences en cas de force majeure. Ces pouvoirs exceptionnels permettent de maintenir le service public opérationnel même dans des conditions qui, en période normale, auraient été contraires aux lois en vigueur. Le recours à cette théorie est donc limité à des situations de crise avérées, dans lesquelles la continuité du service public prend le dessus sur les exigences ordinaires de légalité.
3. Implications en période normale : continuité et obligations des services publics
En période normale, le principe de continuité exige que les services publics soient fournis de manière régulière et ininterrompue, quelle que soit leur nature. Cette continuité doit être maintenue à plusieurs niveaux, impliquant tant l’administration que ses cocontractants, et garantissant aux usagers un accès fiable et constant aux services publics essentiels.
1. Obligation stricte de l’administration
- L’administration porte la responsabilité de maintenir la continuité des services publics, particulièrement dans les secteurs essentiels tels que la sécurité, la santé publique et la défense nationale. Pour ces services, une permanence stricte est requise. Par contraste, certains services moins vitaux peuvent tolérer des interruptions limitées, mais ces interruptions ne doivent pas aller à l’encontre des besoins des usagers de manière disproportionnée :
- Sanction en cas de manquement : Si une interruption de service atteint un niveau jugé excessif, l’administration peut être tenue responsable. L’arrêt Touchebœuf (Conseil d’État, 1987) en est un exemple. Dans cette affaire, le Conseil d’État a annulé la fermeture anticipée d’un collège avant la fin de l’année scolaire, estimant que cette décision portait une atteinte injustifiée à la continuité du service public d’éducation, même s’il s’agissait d’un service moins crucial que ceux liés à la sécurité ou à la santé.
2. Obligations des concessionnaires et cocontractants
- Les concessionnaires de services publics sont également tenus d’assurer la continuité. Ceux-ci, bien que privés, participent à la mission de service public et doivent donc fournir un service constant :
- Exceptions en cas de force majeure : Les concessionnaires ne sont dégagés de cette obligation que dans des circonstances exceptionnelles, par exemple en cas de force majeure. Si l’administration elle-même est à l’origine d’une interruption en mettant le concessionnaire dans l’impossibilité de poursuivre le service, le concessionnaire n’est pas tenu responsable du défaut de continuité.
3. Droit des usagers à la continuité du service public
- Le principe de continuité est indissociable du droit des usagers d’accéder à des services publics stables et réguliers. Les usagers peuvent demander à l’administration de répondre aux attentes de continuité, et en cas de manquement, ils ont le droit de se tourner vers le juge administratif pour sanctionner toute interruption injustifiée du service :
- Recours administratif pour violation du droit à la continuité : L’arrêt Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli (1906) illustre cette possibilité. Dans ce cas, le Conseil d’État a validé la recevabilité du recours d’un groupe de propriétaires contre le refus de l’administration d’exiger la reprise du service de tramway dans leur quartier. Cette décision démontre que, même si les services publics sont externalisés, les usagers disposent d’un droit de recours pour exiger la continuité de service auprès des concessionnaires par l’intermédiaire de l’administration.
Le principe de continuité en période normale, donc, établit des obligations de stabilité et de permanence pour l’administration et ses partenaires privés et donne aux usagers des garanties de régularité dans les services publics. Ce droit des usagers est ainsi protégé par le juge administratif.
4. Principe de continuité et droit de grève
Initialement, le droit de grève était strictement proscrit pour les agents de la fonction publique, considéré comme une faute grave (ou même un « crime », selon le juriste Duguit). Les fonctionnaires en grève risquaient des sanctions sévères, y compris la révocation sans garanties disciplinaires. Cette rigueur s’illustrait dans la formule du commissaire du gouvernement Gazier, qui affirmait que l’État ne pouvait être un « État à éclipses », c’est-à-dire un État où les services publics seraient interrompus du fait de grèves.
Avec l’adoption du Préambule de la Constitution de 1946, la situation a évolué : le droit de grève est alors reconnu constitutionnellement pour tous les salariés, y compris ceux du secteur public. L’alinéa 7 de ce Préambule précise toutefois que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent », permettant ainsi au législateur et au pouvoir réglementaire de restreindre ce droit au nom de l’intérêt général, notamment pour garantir la continuité des services publics.
La jurisprudence Dehaene et la conciliation des deux principes
L’arrêt Dehaene (1950) constitue une étape majeure dans l’articulation entre le droit de grève et le principe de continuité. Le Conseil d’État y a autorisé les chefs de service à limiter le droit de grève des fonctionnaires si cela s’avérait nécessaire pour assurer le fonctionnement régulier des services publics. Cet arrêt résulte d’un cas où des agents préfectoraux, dont M. Dehaene, avaient été suspendus pour avoir fait grève. Le Conseil d’État a rejeté leur recours, reconnaissant que, malgré la valeur constitutionnelle du droit de grève, des restrictions peuvent être imposées afin de préserver la continuité des services publics.
L’arrêt Dehaene autorise ainsi l’administration, en l’absence de lois spécifiques, à réglementer le droit de grève. Cette autorité revient notamment aux chefs de service, qui peuvent limiter ce droit pour des agents dont les fonctions sont particulièrement critiques pour le bon fonctionnement des services publics. Cette décision ancre une jurisprudence pragmatique, qui confère une certaine latitude à l’administration pour faire face aux interruptions potentielles du service public.
Le rôle du Conseil constitutionnel dans la conciliation des deux principes
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision Droit de grève à la radio et à la télévision (1979), a clarifié que les deux principes – continuité et droit de grève – ont chacun une valeur constitutionnelle. Cependant, le Conseil a jugé que seul le législateur pouvait définir les conditions d’exercice et les restrictions au droit de grève dans les services publics, visant à en garantir la coexistence harmonieuse.
Les approches divergentes des deux juridictions et la réglementation administrative du droit de grève
Un désaccord de fond subsiste entre les deux hautes juridictions :
- Pour le Conseil d’État, l’autorité réglementaire (notamment les chefs de service) peut encadrer le droit de grève afin de préserver la continuité, notamment en se basant sur l’alinéa 7 du Préambule de 1946. En l’absence de loi-cadre spécifique, cette jurisprudence Dehaene permet à l’administration de réglementer ce droit, que ce soit dans la fonction publique ou dans des organismes privés investis de missions de service public. Cette position a été confirmée dans des arrêts récents, tels que Fédération Force Ouvrière Energie et Mines (2013), où le Conseil d’État a restreint l’exercice du droit de grève dans le secteur énergétique pour assurer les besoins essentiels du pays.
- Pour le Conseil constitutionnel, cependant, toute restriction au droit de grève dans les services publics doit provenir du législateur. Le Conseil constitutionnel affirme ainsi que, même si la continuité du service public est impérative, seule une loi peut déterminer les limitations à ce droit.
Pour le Conseil constitutionnel, les limitations du droit de grève dans les services publics doivent être établies par le législateur. La jurisprudence constitutionnelle considère que seul le Parlement peut définir les modalités et les limites d’exercice de ce droit, afin de préserver le principe de continuité du service public. Cette position renforce l’idée que les équilibres entre le droit de grève et la continuité doivent être encadrés par une loi. Toutefois, le Conseil d’État adopte une approche plus pragmatique et complémentaire : il admet que, en l’absence d’une loi spécifique, les autorités administratives ou les chefs de service peuvent réglementer temporairement le droit de grève. Cela permet aux services publics de fonctionner de manière ininterrompue en cas de grève.
5. Les limitations du droit de grève pour préserver la continuité
La conciliation des positions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État repose sur une répartition des rôles : en principe, il appartient au législateur d’intervenir, mais à titre subsidiaire et en l’absence de cadre législatif, les autorités réglementaires peuvent encadrer l’exercice du droit de grève. Cette approche permet de moduler les restrictions selon la nature et l’importance des services publics concernés. Les autorités publiques peuvent donc limiter le droit de grève dans les services publics pour assurer la continuité. Ces restrictions incluent, entre autres :
- Interdiction totale de grève : Pour certaines catégories de personnel, notamment les policiers, magistrats et militaires, la loi peut aller jusqu’à interdire le droit de grève, considérant l’importance de la continuité dans ces fonctions pour l’ordre public et la sécurité nationale.
- Service minimum : Pour d’autres secteurs, tels que le transport aérien ou les hôpitaux, des lois peuvent imposer un service minimum obligatoire. Cette obligation est instituée pour garantir que les services essentiels ne soient pas complètement interrompus.
- Réquisitions et préavis obligatoires : Les autorités peuvent également réquisitionner des agents pour garantir le maintien de certains services et imposer un préavis de grève, empêchant ainsi des formes de grèves perturbatrices comme les grèves-surprise. Ces mesures doivent cependant être proportionnées et limitées aux besoins essentiels, comme l’a précisé le Conseil d’État dans des arrêts tels que Syndicat CGT des cadres et techniciens parisiens (2016), où il a annulé des mesures jugées disproportionnées prises par la ville de Paris contre des agents municipaux.
- Encadrement par l’autorité administrative : En vertu de la jurisprudence administrative, les chefs de service ont la possibilité de réglementer le droit de grève des fonctionnaires afin de garantir la continuité du service. Cette réglementation doit toutefois respecter la proportionnalité, comme dans l’arrêt de 2016 concernant la ville de Paris, où l’obligation de préavis pour les agents municipaux a été jugée excessive.
6. Encadrement du droit de grève par le législateur, les autorités, les juges :
- Encadrement par le législateur : Dans les cas où la continuité du service est critique, la loi peut poser des interdictions ou des restrictions sévères au droit de grève.
- Régulation par les autorités administratives : En l’absence de cadre législatif spécifique, les chefs de service ou dirigeants de services publics peuvent imposer des mesures de réorganisation pour limiter les perturbations dues aux grèves.
- Contrôle judiciaire : Le Conseil d’État veille à ce que les restrictions administratives n’excèdent pas les besoins de la continuité et respectent le droit de grève.
- Ainsi, dans des affaires comme Mme Aguillon (2003), la juridiction a sanctionné des réquisitions trop larges, estimant que des solutions plus ciblées auraient été suffisantes.
- La légitimité de restrictions au droit droit grève est donc soumise à l’examen du juge administratif. Celui-ci évalue si les mesures imposées sont proportionnées et nécessaires à la protection de l’ordre public et au maintien du service public. Par exemple, dans l’arrêt Syndicat C.G.T. des cadres et techniciens parisiens des services publics territoriaux (2016), le Conseil d’État a jugé qu’une obligation imposant aux agents de se déclarer grévistes 48 heures avant le début d’une grève excédait ce qui était nécessaire, soulignant la nécessité d’un contrôle rigoureux.