La protection des libertés par le droit administratif

La protection de nos Libertés Publiques par l’administration et par le juge administratif

Le système administratif français, avec ses pouvoirs réglementaires et son organisation juridictionnelle spécifique, contribue de façon singulière à la protection de nos libertés publiques. Alors que l’administration détient un pouvoir de police lui permettant d’encadrer l’exercice de certains droits, le juge administratif exerce un contrôle qui s’est renforcé au fil du temps grâce à plusieurs évolutions : reconnaissance de principes généraux du droit, émergence des procédures de référé d’urgence et prise en compte des standards européens.

Les arrêts fondateurs, telle la décision Benjamin, rappellent que la liberté demeure la règle, et que les restrictions imposées par l’administration doivent obéir à une nécessité proportionnée aux enjeux d’ordre public. Malgré des critiques relatives à la lenteur de la procédure administrative, l’indépendance garantie par la loi et la dynamique impulsée par la jurisprudence assurent aujourd’hui une défense plus efficace et réactive des droits fondamentaux.

I. Le rôle central de l’administration dans la préservation des libertés

  • En France, l’administration dispose d’une capacité réglementaire et d’un pouvoir de police administrative qui lui permettent de participer activement à la protection des libertés publiques. Elle doit veiller à l’intérêt général tout en préservant les droits fondamentaux des administrés.
  • L’article 37 de la Constitution, combiné à l’article 34, confère à l’administration un certain pouvoir normatif, notamment en matière de création de certaines infractions administratives, ce qui peut influer directement sur l’exercice des libertés.
  • Le président de la République, garant du respect de la Constitution (article 5), peut saisir le Conseil constitutionnel et s’abstenir de promulguer une loi qu’il estimerait contraire aux libertés fondamentales. En outre, il dispose de prérogatives exceptionnelles (article 16) censées protéger la pérennité des institutions et, par extension, la sauvegarde des libertés publiques.
  • Une collectivité locale ou un représentant de l’État peut également, par des actes réglementaires, restreindre ou encadrer une liberté pour assurer l’ordre public. L’arrêt CE, 18 décembre 1939, Société des Films Lutécia illustre que, pour des raisons locales particulières, les autorités locales peuvent renforcer les limites d’une liberté déjà fixée au niveau national.

II. Le juge administratif : un protecteur à part entière des libertés

A. Une juridiction indépendante, malgré son ancrage historique

  • Le Conseil d’État, héritier d’une longue tradition, exerce à la fois des fonctions consultatives et juridictionnelles. Son indépendance, jadis purement coutumière, a été progressivement renforcée par diverses garanties légales et constitutionnelles.
  • Les juridictions administratives de rang inférieur (tribunaux administratifs et cours administratives d’appel) bénéficient également de garanties d’indépendance :
    • La loi du 6 janvier 1986 assure l’indépendance des membres des tribunaux administratifs.
    • La loi du 2 décembre 1987 garantit l’inamovibilité des membres des cours administratives d’appel.
  • Cette indépendance n’exclut pas une critique récurrente sur la lenteur des procédures. Plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ont pointé un dépassement du délai raisonnable, comme dans les décisions du 24 octobre 1984, du 26 avril 1994 ou du 16 décembre 1992 (aff. Geouffre de la Pradelle), où des contentieux ont duré plus d’une décennie.

B. L’apport progressif des principes généraux du droit

  • L’administration comme le juge administratif ont découvert et consacré des principes généraux du droit (PGD) protégeant diverses libertés, parfois avant même leur reconnaissance explicite par les textes législatifs ou constitutionnels. Parmi les plus importants :
    • Liberté d’opinion (CE, 29 juillet 1950).
    • Liberté de conscience (CE, 8 décembre 1948, Demoiselle Pasteau).
    • Liberté d’association (CE, 11 juillet 1956, Amicale des Annamites de Paris).
    • Liberté de réunion (CE, 19 mai 1933, Benjamin).
    • Liberté du commerce et de l’industrie (CE, 22 juin 1951, Daudignac).
    • Liberté syndicale (CE, 7 juillet 1939, Union coopérative des travailleurs français).
    • Liberté de l’enseignement (CE, 6 février 1946, Fédération des Artisans bretons).
    • Principe d’égalité ou de non-discrimination, décliné sous diverses formes : égalité devant la loi, l’impôt, les charges publiques, le service public ou l’accès au domaine public.
    • Protection des droits de la défense (CE, 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier).
    • Non-rétroactivité des actes administratifs (CE, 25 juin 1948, Société du Journal L’Aurore).

C. La lenteur historique de la justice administrative et les nouveaux référés

  • Pendant longtemps, le juge administratif ne disposait pas de mesures d’urgence comparables à celles du juge judiciaire (comme la comparution immédiate ou l’ordonnance de référé). Cette situation expliquait en partie l’extrême lenteur de la résolution des litiges administratifs, parfois préjudiciable à la préservation rapide d’une liberté menacée.
  • La loi du 30 juin 2000 a introduit plusieurs procédures de référé qui ont grandement accru l’efficacité du juge administratif :
    • Le référé suspension (article L.521-1 du code de justice administrative) permet de suspendre une décision administrative lorsqu’un doute sérieux existe sur sa légalité et qu’une urgence est avérée.
    • Le référé liberté (article L.521-2 du code de justice administrative) autorise le juge, saisi d’une atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale, à ordonner toute mesure nécessaire pour mettre fin à cette atteinte dans un très bref délai (48 heures en principe).
  • Grâce à ces référés, le juge administratif peut désormais préserver de manière urgente et efficace les libertés publiques, évitant que de longues procédures ne rendent la protection illusoire.

III. La police administrative : un équilibre entre ordre public et libertés

A. Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil d’État

  • L’arrêt CE, 19 mai 1933, Benjamin est un jalon fondateur : il consacre le principe selon lequel la liberté est la règle et la restriction de police l’exception. Le Conseil d’État y a affirmé que toute décision visant à interdire une réunion publique devait être strictement nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public.
  • Cette jurisprudence sert encore de référence pour évaluer la légalité des mesures de police :
    • L’autorité compétente doit justifier l’interdiction ou la restriction d’une liberté par des motifs précis de trouble à l’ordre public.
    • Si une mesure moins contraignante permet de prévenir les troubles, l’interdiction totale peut être jugée disproportionnée et donc illégale.
  • Ainsi, le juge administratif se pose en gardien de l’équilibre : il contrôle que les autorités de police (maire, préfet, etc.) ne portent pas à une liberté une atteinte plus importante que nécessaire.
  • Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil d’État. En 2021 – Utilisation des drones pour surveiller les manifestations : Dans une décision marquante, le Conseil d’État a annulé l’utilisation de drones pour surveiller les manifestations sans encadrement légal suffisant, invoquant une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée.

B. Le renforcement des pouvoirs de police pour des raisons locales

  • Dans l’arrêt CE, 18 décembre 1939, Société des Films Lutécia, le Conseil d’État a admis que les autorités locales peuvent aggraver les mesures édictées au niveau national lorsqu’une situation locale particulière le justifie (mœurs, contexte social, risques de troubles plus importants, etc.).
  • Ce mécanisme permet à l’administration de préciser ou renforcer ponctuellement certaines interdictions en fonction des réalités du terrain, sans pour autant vider de sa substance la liberté protégée.
  • Néanmoins, en cas d’excès, le juge administratif, saisi d’un recours, vérifie si la mesure est vraiment adaptée aux circonstances et conforme au principe de proportionnalité.
  • En 2022 – Interdiction de baignades lors d’un risque de pollution : Un maire a pris un arrêté interdisant la baignade dans certaines zones touristiques en raison d’un risque de pollution. Contestée, la mesure a été jugée proportionnée en tenant compte du risque sanitaire immédiat.

IV. La conciliation avec le contrôle européen

L’action de l’administration et l’office du juge administratif sont également soumis à l’examen de la Cour européenne des droits de l’homme, qui sanctionne tout manquement à la Convention EDH, notamment sur les questions de délai raisonnable (article 6), liberté d’expression (article 10) ou liberté de réunion (article 11).

  • Les arrêts condamnatoires de la CEDH, comme ceux prononcés en 1984, 1992 (Geouffre de la Pradelle) ou 1994, ont poussé le législateur français à moderniser la procédure administrative afin de mieux protéger les droits des justiciables. Les référés introduits en 2000 sont l’une des réponses les plus marquantes à ces critiques.
  • Autre exemples : 2021 – Affaire Ghedir c. France (CEDH, n° 20579/17) : La France a été condamnée pour une violation de l’article 5 de la Convention, la détention provisoire prolongée ayant excédé un délai raisonnable, renforçant la nécessité de garantir un traitement rapide des affaires judiciaires.

En parallèle, le Conseil d’État a intégré progressivement dans ses contrôles la nécessité de respecter les principes fondamentaux européens. Il a développé une jurisprudence plus souple en matière d’exécution des décisions de justice, d’indemnisation des victimes de fautes administratives et de mise en œuvre concrète des libertés garanties par la Convention. Ainsi, en 2022, Obligation de mise en œuvre des décisions européennes : Le Conseil d’État a sanctionné un manquement à l’exécution d’une décision de la CEDH concernant l’accès aux soins pour un détenu, affirmant l’obligation pour l’administration de respecter immédiatement les standards européens.

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