LE RAISONNEMENT JURIDIQUE ET LA TECHNIQUE D’INTERPRÉTATION DES TEXTES
Le raisonnement juridique a pour objectif de confronter une situation de faits avec les règles de droit afin d’en dégager une solution juridique adaptée. Cette démarche implique une interprétation continue, un aller-retour entre les faits et les règles de droit pour appliquer des concepts juridiques aux faits concrets de l’affaire.
Le droit comme science
Le droit peut être considéré comme une science sociale, car il étudie et régit les comportements humains en société. Cet aspect scientifique du droit apparaît lorsque le juriste adopte des méthodes spécifiques et un raisonnement particulier. Ce raisonnement mobilise des outils analytiques comme le syllogisme, ainsi que des techniques d’interprétation fondées sur des éléments complémentaires tels que :
- Arguments et raisonnements : qui permettent de structurer le raisonnement et d’assurer la cohérence de la solution ;
- Maximes, adages et proverbes juridiques : des principes fondamentaux qui orientent l’interprétation des textes et facilitent la résolution de cas similaires.
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1) Le Raisonnement juridique
Le raisonnement juridique utilise définitions, concepts et catégories juridiques pour établir une correspondance entre les faits et la règle de droit applicable. Deux démarches rationnelles, la déduction et l’induction, permettent au juge de confronter les faits à la règle de droit.
Classiquement, le raisonnement juridique repose sur la structure d’un syllogisme judiciaire :
- Majeure : Représentée par la règle de droit générale applicable.
- Mineure : Représentée par les faits du cas d’espèce, exprimés en termes juridiques. Par exemple, si « Monsieur X a pris la voiture de Madame Y sans autorisation, » la qualification juridique des faits serait « vol. »
- Conclusion : Résultat de l’application de la règle de droit aux faits ; elle formule la solution judiciaire. Par exemple, si « Monsieur X a blessé Madame Y, » et que la blessure est couverte par une disposition spécifique du Code civil, la conclusion sera : « Monsieur X doit réparer le préjudice causé à Madame Y. »
Exemple de syllogisme juridique
- Majeure : « Toute personne qui cause un dommage à autrui est tenue de le réparer » (principe général de la responsabilité civile).
- Mineure : « Monsieur X a causé un dommage physique à Madame Y en la blessant. »
- Conclusion : « Monsieur X doit réparer le préjudice causé à Madame Y. »
Limites et complexité du raisonnement syllogistique
Bien que ce syllogisme judiciaire soit une méthode de base, il est souvent trop simple pour représenter la réalité du raisonnement juridique. En effet, le contexte d’un cas particulier peut soulever des questions d’interprétation ou des nuances qui échappent à un syllogisme strict.
Le syllogisme inversé
Dans certains cas, le juriste utilise un syllogisme inversé. Cette méthode consiste à partir de la solution souhaitée, c’est-à-dire celle qui correspond le mieux aux intérêts des parties ou aux principes de justice, pour ensuite identifier la règle de droit qui permet de justifier cette solution. Cette approche est souvent utilisée dans les affaires complexes, où la règle de droit peut être interprétée de plusieurs manières, et où le juge cherche la solution la plus équilibrée.
Le syllogisme inversé offre au juge une flexibilité dans l’interprétation, lui permettant de s’adapter aux réalités sociales et aux évolutions juridiques, tout en restant fidèle aux principes du droit.
2) La Technique d’interprétation utilisée par les juges :
L’interprétation juridique s’appuie sur une diversité d’outils, y compris des arguments d’analogie, des maximes d’interprétation comme « Les exceptions doivent être interprétées restrictivement » ou « Il ne faut pas distinguer là où la loi ne distingue pas. » Ces principes et méthodes permettent au juriste de passer des faits observés à une application de la règle de droit, en s’appuyant sur des méthodes rationnelles et un raisonnement rigoureux qui respectent l’esprit de la loi tout en répondant aux besoins spécifiques de chaque cas.
A) Quels sont les méthodes d’interprétation possible ?
Les 2 principales méthodes pour interpréter les textes juridiques :
1. La méthode exégétique
La méthode exégétique, qui domine le XIXe siècle, s’appuie sur une lecture littérale et stricte des textes de loi, notamment du Code civil de 1804. Selon cette approche, les dispositions claires du Code doivent être appliquées directement. Si le texte est ambigu ou obscur, il convient de chercher à comprendre l’intention initiale du législateur. L’objectif est de rester fidèle aux mots du texte et à l’esprit du législateur de l’époque.
Limites : La méthode exégétique limite l’interprétation à l’analyse grammaticale et littérale du texte. Cela peut figer le droit et le rendre inadapté aux évolutions sociales ou aux situations nouvelles.
2. La méthode sociologique (ou méthode de la libre recherche scientifique)
Développée par des auteurs comme François Gény dans son ouvrage Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, la méthode sociologique autorise l’interprète à dépasser les textes lorsque ceux-ci sont insuffisants ou silencieux. Cette approche considère que le juge doit interpréter les textes en tenant compte de l’état des mœurs et des besoins sociaux de son époque, afin d’adapter la loi à la réalité.
Limites : Cette méthode demande que l’interprétation reste guidée par des principes et qu’elle repose sur une analyse scientifique et objective des contextes sociaux et historiques.
Conciliation des méthodes exégétique et sociologique
Aujourd’hui, une approche hybride est privilégiée, combinant respect des textes et prise en compte des besoins sociaux actuels. Le juge doit adapter les lois aux circonstances contemporaines, sans pour autant se substituer au législateur. Toute décision doit être fondée en droit, c’est-à-dire appuyée sur des textes ou principes issus des textes. Raymond Saleilles résume cette conciliation en disant : « Au-delà du code mais par le code. »
Arguments et raisonnements interprétatifs utilisés par les juges
Les interprètes de la loi emploient divers raisonnements pour appliquer les règles de manière adéquate :
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Argument par analogie (argument à pari) Cet argument applique à une situation non prévue par le texte les dispositions d’une situation comparable. Il est couramment utilisé pour étendre une règle à des cas similaires.
Exemple : L’annulation du mariage est analogue au divorce ; par conséquent, une prestation compensatoire (prévue pour le divorce) pourrait aussi être applicable en cas d’annulation.
Limitation : En droit pénal, l’argument par analogie est interdit en raison du principe d’interprétation stricte, qui exige que les textes pénaux soient appliqués sans extension analogique.
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Argument a contrario Selon cet argument, si la loi prévoit une règle pour un cas déterminé, elle exclut les cas non mentionnés. Ce raisonnement fonctionne par opposition.
Exemple : L’article 6 du Code civil stipule qu’aucune convention ne peut déroger aux lois qui touchent à l’ordre public et aux bonnes mœurs. A contrario, les conventions peuvent déroger aux lois ne concernant pas l’ordre public ou les bonnes mœurs.
Limitation : Cet argument doit être utilisé avec prudence, car la logique juridique ne coïncide pas toujours avec la logique formelle.
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Argument a fortiori Cet argument consiste à étendre une règle à un cas non prévu mais où la justification serait encore plus forte.
Exemple : Si un enfant mineur ne peut vendre un bien, il ne peut a fortiori le donner, car la donation le prive définitivement de ce bien sans compensation, ce qui est plus radical qu’une vente.
Ces raisonnements permettent aux juges de s’adapter aux diverses situations tout en respectant la lettre et l’esprit de la loi.
B) Adage d’interprétation
Depuis l’Ancien droit, les juristes ont formulé des maximes pour orienter l’interprétation des lois. Ces adages permettent de choisir entre plusieurs interprétations possibles d’une même règle et sont encore largement appliqués en droit moderne.
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Les exceptions doivent être interprétées de manière restrictive
Les dispositions qui constituent des exceptions à une règle générale ne doivent pas être appliquées au-delà des cas spécifiques qu’elles visent. Ce principe vise à éviter que des exceptions soient étendues par analogie ou interprétation à des situations non expressément prévues par le législateur. -
Les lois générales ne dérogent pas aux lois spéciales
Lorsqu’il existe une règle générale et une règle spécifique, la règle générale ne s’applique pas dans les domaines régis par la règle spéciale. Par exemple, une loi générale sur les contrats ne peut pas déroger aux dispositions spécifiques applicables aux contrats de travail. -
Les dispositions spéciales dérogent aux lois générales
Inversement, une disposition spécifique prévaut sur une disposition générale en cas de conflit entre les deux. Ce principe assure que les règles créées pour des situations précises ne sont pas écartées par des règles plus larges. -
Il ne faut pas distinguer là où la loi ne distingue pas
Lorsque la loi ne fait pas de distinction entre deux situations, l’interprète ne doit pas introduire de distinction. Ce principe garantit une application uniforme de la règle de droit.Exemple : L’article 1242 du Code civil pose un principe général de responsabilité du fait des choses, applicable aussi bien aux choses inanimées qu’aux êtres animés, sans faire de distinction entre les types de choses. « Art. 1242.- On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde. »
C) Autres techniques d’interprétation : la fiction juridique
Les fictions juridiques permettent de supposer une situation différente de la réalité pour tirer des conséquences juridiques. L’adage « Nul n’est censé ignorer la loi » en est un exemple. Il impose à chacun de connaître les lois, assurant ainsi que la législation s’applique de manière uniforme à tous, indépendamment de la connaissance effective des lois par les individus.